• Aucun résultat trouvé

Arechi et la question du langage

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 55-58)

d’Arechi 「荒地」

1.2. Arechi et la question du langage

L’importance du groupe Arechi au sein de la poésie de l’après-guerre est indis-cutable. Chez ces poètes la question de la liberté et de la contrainte, qu’elle concerne les rapports entre l’individu et la société ou la poésie avec la réalité, a été posée à partir d’une interrogation sur la nature et les possibilités du langage. On reconnaît pour cela une primauté à Arechi, qui n’est d’ailleurs pas seulement le fait de l’après-guerre, mais plutôt de l’ensemble de l’histoire de la poésie moderne de ce pays. Aucun poète, aucun groupe de poète du genre shi 詩 (poésie de forme libre) n’avait précédemment réfléchi aussi scrupuleusement à ce qu’est le langage, instrument de la sociabilité et du rapport avec le monde, pour un poète. Le mérite d’Arechi est essentiellement d’avoir affronté la question de l’arbitraire du sens qui n’avait pas intimement touché la poésie moderne japonaise. Ceci constituait un retard tout à fait étonnant dans la mesure où la poésie moderne était née sous les auspices et s’était inspirée de tous les courants poétiques de la modernité occidentale qui avaient fait, de près ou de loin, de la question de l’arbitraire le pivot de leurs réflexions. Toutefois, le mérite réel d’Arechi n’est pas seulement celui d’avoir posé cette question essentielle à toutes les formes de poésie contemporaine, mais d’avoir aussi opéré, conjointement, une forme remarquable de dépassement de la question de l’arbitraire qui prit le nom de « recouvrement du sens » 意味の回復 (imi no kaifuku).

Ce « recouvrement » ne consistait pas en une restauration naïve ou ingénue de la dimension du signifiant en poésie. Comme le terme le suggère littéralement, cette intention doit être perçue comme une volonté de rétablissement, d’un état sain 健康さ (kenkôsa) ou d’un état d’équilibre, comme s’il était agi de guérir d’une maladie. Cette nécessité d’un retour à une proportion et à une harmonie doit être abordée de deux manières. D’un côté, la nécessité d’un recouvrement du sens concerne directement les expériences qu’avait connues par le passé la poésie moderniste, à partir du milieu des années vingt, avec la multiplication des expérimentations linguistiques qui avait séparé de manière hermétique la poésie du monde de la réalité. C’est à ces expériences que ces poètes se réfèrent lorsqu’ils parlent de la gratuité 無償性 (mushôsei) du geste poétique moderniste tel qu’il s’était constitué comme un formalisme pur. Par opposition, les

poètes d’Arechi revendiquent après-guerre une non gratuité 有償性 (yûshôsei) pour leur geste poétique qui se conçoit comme un investissement, autant spirituel que physique, de la personne du poète dans l’acte du faire poétique. Mais l’intérêt de la poésie d’Arechi ne se limite pas à cette critique des excès de formalisme de la poésie moderniste dont ces poètes étaient les héritiers. C’est la méthode avec laquelle s’est opérée cette mise en cause qui fait de la proposition d’Arechi une authentique nouveauté dans l’histoire de la poésie moderne de ce pays et qui inscrit cette proposition dans un projet plus général que connut la poésie contemporaine dans le monde.

La critique du modernisme chez Arechi n’est absolument pas interprétable comme une simple réaction selon les procédés négativistes que connaît d’ordinaire l’avant-garde qui agit par effet de rebond. Les réflexions d’Arechi sur la non gratuité du faire poétique sont beaucoup plus modérées et reposent sur une confrontation avec le paradoxe que fait naître en l’homme l’utilisation du médium langage. Ces poètes ne réagirent pas d’une manière pavlovienne aux excès de « non-sens » qu’avait connu par le passé la poé-sie et ils affrontèrent la question du recouvrement du sens dans une double dimension : la dimension de ce qui peut être dit par le langage et par l’expression, et la dimension de ce qui ne peut pas se dire, de ce qui se dérobe à l’expression et qui demeure celé dans un en deçà ou un au-delà de toute forme d’expressivité. L’impuissance à dire est au cœur de la poétique d’Arechi qui est habité de l’intérieur par le silence au point que Tamura Ryûichi pouvait dire de la poésie qu’elle était « un produit du silence ».

Il y a par conséquent chez Arechi un renversement de perspective dans la ma-nière avec laquelle le poète se rapporte avec l’instrument langage. Ces poètes mirent en cause la capacité du langage à représenter la totalité du monde. Les poètes d’Arechi ne concevaient pas le langage comme un don, gracieusement offert, comme il pouvait l’avoir été chez un poète de l’âge de Paul Valéry. Chez Arechi le langage est avant tout pensé comme un obstacle, faisant écran à la réalité du monde, et nécessitant un exercice de conscience appliquée qui n’appartient pas seulement à une rigueur intellectuelle mais tout autant à une intégrité relevant d’un souci existentiel. C’est à cette utilisation suspicieuse du langage, que traduit l’expression « kotoba e no fushin » 言葉への不信 (défiance à l’égard du langage), qu’on se réfère lorsque l’on parle de la difficulté de lec-ture et de compréhension des poèmes d’Arechi 難解性 (nankaisei).

Cette tentative de recouvrement du sens est un mérite certain qui a été immédia-tement reconnu à la poésie d’Arechi et ce mérite ne fut jamais remis en question par la suite. Mais il arriva pourtant assez souvent que soit reproché aux poètes d’Arechi leur rapport cérébral avec le langage. Pour Tanikawa Shuntarô10, les textes d’Arechi ne sont,

« à l’exception de deux ou trois exemples », pas autre chose que du « charabia »11. Le poète n’a pas tout à fait tort, car en un sens le « charabia » d’Arechi existe, mais plutôt que de parler de « charabia » il faudra parler d’idiome dont l’utilisation était disciplinée par la vision commune que ces poètes avaient du monde moderne comme une « Terre vaine ». Tanikawa Shuntarô et les poètes de la revue Kai 「櫂」 (Aviron) pouvaient en-treprendre, en 1953, une reconquête de la dimension sensorielle, vitale pour le langage poétique, qui avait été exclue de la poésie d’Arechi12. Ceci était possible parce qu’à

par-10 Né à Tôkyô, poète, traducteur, auteur de pièces de théâtre, scénariste et parolier, fils du philosophe Tanikawa Tetsuzô 谷川徹三 (1895-1989), Tanikawa Shuntarô fait ses débuts dès 1950 en publiant dans la revue Bungakukai 「文学界」 (Le monde littéraire) une série de poésies sur la recommandation de Miyoshi Tatsuji qui était un ami de son père. En 1951, il publie dans la revue Shigaku, qui fut une des revues poétiques les plus importantes de l’après-guerre, dans l’espace dédié aux jeunes poètes. En 1952, il fait paraître son premier recueil intitulé Nijûoku kônen no kodoku 『二十億光年の孤独』 (Une solitude de deux milliards d’années-lumière), Tôkyô, Sôgensha. En 1953, il participera, à partir du deuxième numéro, à la revue Kai. Tanikawa a publié tout au long de sa carrière de nombreux recueils de poésie et son œuvre témoigne aujourd’hui encore d’une intense activité. Sa poésie est marquée par un sentiment de joie lumineuse qui saisit dans l’instantanéité des perceptions une forme de totalité cosmique, une éternité qui entre en fusion avec la nature. Ses œuvres ont fait l’objet de nombreuses traductions en France et dans le monde.

11 Kokai Eiji, Nihon sengoshi no tenbô 『日本戦後詩の展望』 (Panorama de la poésie de l’après-guerre au Japon), Tôkyô, Kenkyûsha shuppan, 1973, p. 11.

12 La revue Aviron fut fondée en mai 1953 par Ibaragi Noriko et Kawasaki Hiroshi 川崎洋 (1930-2004) aux éditions Kai no kai, Tôkyô. Cette revue ne se présentait pas comme l’organe d’une école défendant un credo esthétique, mais plutôt comme un lieu de publications ouvert à la multiplicité des individualités. La revue connut tout d’abord une première version (onze numéros de mai 1953 à avril 1955) à laquelle participèrent, entre autres, les poètes Tanikawa Shuntarô, Ôoka Makoto, Yoshino Hiroshi 吉野弘 (1926), Nakae Toshio. Le numéro dix vit la participation de Tanigawa Gan 谷川雁 (1923-1995), Iijima Kôichi 飯島耕一 (1930), Mure Keiko, Yamamoto Tarô. Au mois de décembre 1965, se constitua la deuxième version de la revue dont le comité de membres était composé d’Ibaragi Noriko, Ôoka Makoto, Kawasaki Hiroshi, Tanigawa Gan, Tomotake Tatsu 友竹辰 (1931-1993), Nakae Toshio, Mizuo Hiroshi 水尾比呂志 (1930), Yoshino Hiroshi, Iwata Hiroshi 岩田宏 (1932) et connut

tir du début des années cinquante la réalité du monde et de la société japonaise avait trouvé une nouvelle forme d’équilibre et il apparaissait tout à fait légitime de tenter de redonner au langage une naturalité et une sensualité qui pouvaient aussi accueillir ce qu’il y avait de spontané, de bon et de lumineux dans l’existence. Mais il faut dire que la reconquête brillante des sensations et du plaisir des mots que l’on trouve dans la poé-sie du groupe Kai n’a été rendue possible que grâce au travail de recouvrement du sens que menèrent les poètes d’Arechi. La poésie du groupe Kai doit pour cela être regar-dée comme une forme d’accomplissement, de recouvrement complet, qui est toujours l’étape successive à toute forme de rétablissement dans le processus d’une maladie. La luminosité 明るさ (akarusa) de Kai appartient à son époque, la noirceur d’Arechi aussi.

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 55-58)