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La notion de méthode et de jugement critique

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 173-180)

le modernisme de la lignée de Shi to shiron 「詩と詩論」

2.4. La notion de méthode et de jugement critique

Lorsque Haruyama Yukio parle de l’« absence de poétique » de la poésie mo-derne, il ne fait pas référence à une absence de réflexion sur des positions esthétiques,

mais plutôt à une question de méthode qui ne tient pas compte du concept de re-lativité et d’une pratique organisée de la critique. Si nous revenons sur l’exemple de

« PROFANUS » de Nishiwaki Junzaburô nous voyons alors ce poète discuter de la poésie non pas par abstraction mais au contraire en relation avec les formes de pensées poétiques ayant un statut historique pour nourrir sa réflexion et situer l’originalité de sa propre poétique dans un contexte et dans le temps. Il s’agit donc d’une poétique qui met en question sa légitimité et dont le propos n’est pas exactement de défendre des positions à tout prix mais, préférablement, de mettre à l’épreuve des convictions par l’usage d’une méthode critique. C’est cette notion de méthode 方法 (hôhô) qui est la véritable nouveauté apportée par les poètes modernistes. C’est pour cette raison que Shi to shiron n’a jamais produit de manifeste car ces poètes n’avaient aucun credo esthétique commun à défendre, mais bien plutôt une démarche qui s’opposait farouchement à l’« autocratie » qui avait régi les pratiques des cercles poétiques jusqu’alors.

Haruyama ne fait pas directement mention, dans l’extrait cité plus haut, de ses adversaires, mais ils sont facilement identifiables, puisqu’il s’agit de tous les poètes qui ont précédé le modernisme. Dans d’autres textes Haruyama s’en prendra plus parti-culièrement à Hagiwara Sakutarô45, qui fut d’une certaine manière sa bête noire en

45 Né dans la préfecture de Gunma, poète, critique, Hagiwara Sakutarô est incontestablement le poète le plus important de l’histoire de la poésie du vingtième siècle au Japon. C’est avec Tsuki ni hoeru 『月に吠える』 (Hurler à la lune), 1917, que la poésie de forme libre connaîtra son premier aboutissement en tant que poésie moderne. Sakutarô avait d’ailleurs bien conscience du rôle déterminant qu’il joua car en 1922, à l’occasion de la réédition de son ouvrage, il écrivait: « Tous les styles poétiques nouveaux viennent d’ici. Tous les rythmes de la poésie lyrique actuelle sont nés ici. En d’autres mots, ce recueil a réellement marqué son époque. Il a été, de fait, le premier chant du coq au lever de l’aurore ». La réception du recueil fut en effet phénoménale. Sakutarô consacrait l’avènement sur le plan linguistique d’un nouveau langage poétique qui mélangeait pour la première fois la langue littéraire classique 文語 (bungo) avec des apports tout à fait considérables de la langue de tous les jours. Ce moment de la poésie est défini par la critique comme la naissance d’une « poésie de vers libre en langue parlée » 口語自由詩 (kôgojiyûshi), nouveau genre poétique à la construction duquel contribua aussi Takamura Kôtarô avec la publication du recueil Dôtei 『道程』 (Trajet), Tôkyô, Jojôshi sha, 1914. Sakutarô introduisait, à travers des thématiques inédites, une nouvelle forme de sensibilité tout à fait moderne, dans laquelle l’image de la ville est omniprésente et qui est marquée par une attirance morbide pour le macabre et la putréfaction, ainsi que par une forme de mélancolie solipsiste. Sa poésie est aussi soumise à des mouvements de frayeurs paranoïaques et à des pulsions érotiques ou religieuses. Du point de vue métrique, Sakutarô se démontra beaucoup moins novateur : si ses vers sont souvent irréguliers, on peut tout de même les

ce que ce poète pouvait représenter pour lui l’archétype du poète « malade » de sa subjectivité avec lequel les poètes de Shi to shiron voulaient prendre leurs distances. La même année durant laquelle Haruyama expose dans le premier numéro de Shi to shiron les intentions des poètes modernistes, Hagiwara Sakutarô, le poète moderne qui avait réussi la prouesse d’actualiser le langage de la poésie moderne à travers l’usage d’une langue de tous les jours, plus familière, publie au mois de décembre son célèbre ouvrage intitulé Shi no genri 『詩の原理』 (Les principes de la poésie). Dans ce texte, Hagiwara discute de manière théorique de l’essence de la poésie, une chose qu’un poète comme Nishiwaki Junzaburô se gardera bien de faire. Mais toute l’argumentation de Hagiwara est destinée non pas à mettre en relation sa propre conception de la poésie avec ses contemporains mais bien à argumenter, au risque de déformations, en faveur de sa conception subjectiviste de la poésie. La méthode adoptée par Sakutarô traduit une volonté maximaliste qui tranche avec la méthode relativiste que les poètes modernistes voulaient introduire. Le texte de Sakutarô est essentiel lorsque l’on cherche à identifier les convictions qui soutiennent la poétique du poète, mais dans son discours Hagiwara est victime d’une forme d’idiosyncrasie le conduisant le plus souvent à prendre des positions caricaturales qui invalident complètement la valeur du texte46. Le poète n’est pas un philosophe, il n’a pas la rigueur théorique que demande l’argumentation sur les essences. Il n’est pour cela pas surprenant de voir que Sakutarô se voit contraint d’opposer de manière antithétique les deux pôles de la subjectivité et de l’objectivité et finisse par embrasser tous les principes esthétiques selon cette dichotomie. Le manque

rapprocher de la métrique classique de la poésie japonaise qui repose sur une alternance de pieds de 5/7 ou 7/5. Ono Tôzaburô parlera à ce propos de « rythme intérieur » 内在律 (naizairitsu) pour relativiser, dès le début des années trente, la contribution de Sakutarô à la construction d’un vers authentiquement libre. Le second recueil du poète, Aoneko 『青猫』 (Chat bleu), Tôkyô, Shinchôsha, 1923, connut lui aussi un immense succès et Sakutarô domina la scène poétique jusqu’à l’avènement du modernisme qui prononça une condamnation contre son subjectivisme, jugé souffreteux et pervers. A partir de 1934, le poète connut une forme de revirement vers une langue classique dans le recueil Hyôtô 『氷島』 (L’île glacée), Tôkyô, Daiichi Shobô. Il est aussi l’auteur d’une œuvre en prose très abondante.

46 Selon les considérations exposées par les traducteurs Chester C.I. Wang et Isamu P. Fukuchi dans la préface de la traduction américaine de l’ouvrage: Principles of Poetry (Les principes de la poésie), New-York, Cornell University, East Asia Series, 1998, p. xiii.

de souplesse de cette approche, mais aussi le manque de préparation théorique, porte ce poète à des affirmations qui sont parfois embarrassantes. On y voit par exemple la musique représenter l’art subjectif par excellence alors que les arts plastiques seraient des arts purement objectifs : une classification bipolaire qui ne repose sur aucun réel fondement.

C’est ce subjectivisme dans la pensée que les poètes de Shi to shiron veulent abattre pour se soustraire aux formes de la pensée autocratique. Dans l’histoire de la poésie moderne c’est la première fois qu’est affirmée la nécessité d’une objectivité 客観性 (kyakkansei), qui s’oppose naturellement aux lyrismes subjectivistes caractéris-tiques de la quasi-totalité de la poésie qui a précédé le modernisme. Cette révolution de méthode permet à Haruyama Yukio d’affirmer qu’il ne voit aucune différence entre les écoles de la poésie moderne, qu’il s’agisse du décadentisme de Kitahara Hakushû, du sentimentalisme de Murô Saisei 室生犀星 (1889-1962)47 et de Hagiwara, ou de la poésie de l’école du peuple de Momota Sôji 百田宗治 (1893-1955)48. Apparaissent

47 Né dans la préfecture de Ishikawa, poète et romancier, Murô Saisei commence par écrire des haïku et participe avec Hagiwara Sakutarô à la fondation des revues Takujô funsui 「卓上噴水」

(La fontaine sur la table) en 1915 et Kanjô 「感情」 (Sentiment) en 1916. En 1919, il fait paraître son premier recueil de poésie intitulé Jojô shôkyoku shû 『抒情小曲集』 (Recueil de petites pièces de musique lyrique), Tôkyô, Kanjôshi sha. Sa poésie est caractérisée par une forme de sincérité aux accents humanistes, aux tonalités limpides. Il eut une influence profonde sur la poésie de son temps et publia de nombreux recueils. En 1934 il fit ses adieux publics à la poésie pour se consacrer au roman.

48 Né à Ôsaka, poète et écrivain de contes pour enfant, Momota Sôji commence par écrire des tanka et à partir de 1911 se met à publier des poésie de forme libre. En 1915, il fonde la revue personnelle Hyôgen 「表現」 (Expression). En 1916, paraît son premier recueil de poésie intitulé Hitori to zentai 『一人と全体』 (L’être singulier et la totalité), Yoshimoto mura, Hyôgen hakkôsho, qui témoigne d’un esprit humaniste et populaire en accord avec les courants démocratiques de l’ère Taishô. En 1918 est fondée la revue Minshû 「民衆」 (Peuple) et Momota Sôji devient membre de l’Ecole de la poésie du peuple 民衆詩派 (minshûshi-ha), un courant de la poésie moderne qui connut une dizaine d’années d’activité et mettait au cœur de la poésie des thématiques issues de la vie quotidienne des gens simples dans un langage simple et horizontal. Participèrent aussi à ce mouvement des poètes comme Fukuda Masao 福田正夫 (1893-1952), Shirotori Seigo 白鳥省吾 1973), Tomita Saika 富田砕花 (1890-1984) ou Inoue Yasubumi 井上康文 (1897-1973). Le recueil de Momota intitulé Nukarumi no kaidô

『ぬかるみの街道』, (La route de gadoue), Ôsaka, Daitôkaku, 1918, fut un ouvrage représentatif de ce nouveau courant. Par la suite, Momota Sôji s’éloignera de ce mouvement pour se dédier à l’écrire de haïku influencés par le modernisme naissant qui toucha aussi les genres traditionnels du tanka et du haïku. A

alors dans le langage des poètes modernistes des termes qui connaitront une immense fortune dans la poésie contemporaine qui suivra et qui sont ceux de « hihyô » 批評 (critique) ou « hihan » 批判 (jugement critique). Quand nous ouvrons un volume de Shi to shiron nous découvrons l’immensité des territoires de cette pratique inédite de la réflexion qui inaugure un nouvel âge pour la poésie moderne japonaise. L’intention est manifeste dans le nom qui fut donné à la revue qu’il est possible de traduire par « poé-sie et ars poetica », et la mise en pratique de cette intention se révèle dans le contenu de la revue dont l’épaisseur provient essentiellement de la quantité de textes critiques aux formes très variées qui pouvaient aller de la simple présentation ou esquisse, à des véritables essais, ou des commentaires de traductions.

L’« esprit nouveau » de Shi to shiron est un esprit révolutionnaire au sens où il met en question les fondements de la poésie moderne. A partir de Shi to shiron la poésie ne sera plus jamais la même et sera désormais envisagée non plus comme le produit d’une sensibilité ou l’expression d’une subjectivité, mais plutôt comme le fruit d’une activité intellectuelle qui prend le nom d’« intellectualisme ». Il s’agit d’une attitude nouvelle du poète qui célèbre un mariage entre la poésie, l’intelligence et la théorie. Dans le texte écrit à l’occasion du cinquantième anniversaire de la fondation du modernisme au Japon, Haruyama écrivait encore49 :

『詩と詩論』があらわれるまで、「詩」と「詩論」とは別物とみられ ていて、「理論で詩は書けない」という先入観念は絶対的な真実だ とおもわれていた。事実、他人の詩についてつべこべ口をだしたり 難癖をつけたりするやからに、「お前さんは、お前さんの理論どおり の詩を書いてみたまえ」というと、彼等はグウの音も出せなかった。

ところが、まったく新しい詩の理論をかかげ、その理論どおりの詩を 書く詩人たちがあらわれたのだから、同時代の詩人たちはびっくり 仰点した。これが『詩と詩論』が日本の詩の認識に与えた根本的な

partir de 1932, il commence à écrire de la poésie pour enfant. En 1986, il sera lauréat, avec Nire no machi

『にれの町』 (La ville des ormes), Tôkyô, Kin no hoshi sha, 1985 (illustrations du peintre Ono Shûichi 小野州一 (1927-2000)), du Prix culturel Sankei pour la littérature pour enfant 産経児童出版文化賞.

49 Op. cit., p. 5-6.

革命で、それから日本の詩のモダーニズムの歴史がはじまったとみ てよい。

詩を書くには詩の理論を知らねばならない。それは当然の原則 で、それの第一歩は詩を書くことは、ポエーム(いわゆる詩)とポエ ジー(詩的思考)という二つの次元から成りたっていることを認識す ることにある。『詩と詩論』が日本ではじめて明確にしたのはポエジ ー論への主知で、この時代の詩人ほど自分の書く詩を主知しようと して、各人ががそれぞれのポエジーを追求した時代はかつてなか った。

Jusqu’à ce qu’apparaisse la revue Shi to shiron, la poésie et la critique poétique étaient regardées comme deux choses différentes et l’on acceptait comme une vérité absolue le préjugé qui dit que l’« on ne peut pas écrire de la poésie avec des théories ». Dans les faits, lorsqu’il arrivait que l’on s’adresse à ces ergoteurs, qui faisaient des procès d’intention à tout va et trouvaient toujours à redire dans la poésie des autres, et qu’on les sommait : « eh bien, essaie d’écrire de la poésie selon une théorie qui te serait personnelle ! », ils en restaient pantois. Mais lorsque sont apparus des poètes qui se réclamaient des théories nouvelles de la poésie et écrivaient selon leurs propres théories, les poètes de notre époque en furent sidérés. C’est la révolution fondamentale que Shi to shiron a apportée à la compréhension de la poésie et l’on peut considérer que c’est à partir de là qu’est née l’histoire du modernisme dans notre pays.

Pour écrire de la poésie il faut connaître les théories poétiques. C’est un principe évident et le premier pas sur ce chemin est de comprendre que l’écriture poétique se construit sur les deux dimensions du « poemu » (ce qu’on appelle la poésie) et de la « poejii » (la pensée du poétique). Ce qu’a rendu explicite pour la première fois au Japon Shi to shiron est la nature intellectuelle du discours sur la « poejii » ; il n’y a pas eu d’autre époque où les poètes, prenant conscience, par l’intelligence, de la poésie qu’ils écrivaient, ont chacun aussi résolument cherché selon cette voie leur propre « poejii ».

Haruyama évoque la révolution copernicienne qu’engagea le travail des poètes

de Shi to shiron dans l’histoire de la poésie japonaise de forme libre. Jusqu’au milieu des années vingt, la poésie japonaise avait été essentiellement une poésie liée à la notion d’inspiration. Le modernisme va renverser cet équilibre et situer la poésie du côté de l’activité intellectuelle. La poésie ne sera plus dès lors conçue comme un fruit spontané d’une sensibilité, mais plutôt comme le produit d’une activité intellectuelle program-matique, voire artificielle. Les notions de conscience, de lucidité, d’intentionnalité et de méthode, prendront le pas sur tout ce qui pourrait relever du domaine de l’émotion et de l’accidentel. Pour rendre compte de cette inversion de rapport Haruyama forge les deux néologismes de « poemu » ポエム (sa manière d’entendre la poésie comme le produit d’une activité intellectuelle) et « poejii » ポエジイ (l’activité intellectuelle portée vers le poétique en tant que telle). Cette terminologie est propre à ce poète et elle ne sera pas reprise par tous les poètes de Shi to shiron, mais la quête d’un rapport de déter-mination qui fait de la poésie, en tant que texte, le produit d’un effort intellectuel pur, sera caractéristique de toutes les poétiques que l’on place sous le nom de modernisme50.

50 La présentation qui a été faite de l’intellectualisme de Shi to shiron aura sans aucun doute évoqué chez le lecteur la poétique de l’esprit et la poésie pure de Paul Valéry. D’une manière générale, l’influence de la poésie française fut dominante dans l’histoire de la formation de la poésie moderne de forme libre avant-guerre depuis l’époque Meiji. Cette influence se fit sentir aussi sur le courant moderniste du milieu des années vingt, comme le souligne le critique et traducteur américain Eric Selland (1957) dans son article intitulé « The Modernist Tradition in Japan: Some Introductory Comments » (La tradition moderniste au Japon : quelques commentaires introductifs), Chicago Review, Vol. 39, 1993, disponible sur le web à l’adresse : http://ericselland.wordpress.com/2010/01/14/the-modernist-tradition-in-japan-some-introductory-comments/). Cette influence commencera à être remise en cause dans le début des années trente lorsque le travail de modernistes de tradition anglo-saxonne comme Thomas Stearns Eliot ou James Joyce (1882-1941) commencera à être mieux apprécié et elle déclinera manifestement après-guerre, dans les premières années de la défaite et presque définitivement dans le courant des années soixante lorsque fut introduit les textes de la Beat generation.

L’oeuvre de Valéry fut au centre des intérêts de la revue Shi to shiron et fut particulièrement étudiée et commentée dans les années 1920-1935. C’est à travers la traduction des textes critiques de Valéry que fut aussi appréhendée l’œuvre de Stéphane Mallarmé (1842-1898). Les premières traductions de Valéry furent l’œuvre du spécialiste de la littérature française Suzuki Shintarô 鈴木信太郎 (1895-1970) qui publia, en 1924, la poésie extraite d’Album de vers ancien, « Narcisse parle », 「ナルシス語る Narcisse parle」 (Narushisu kataru - Narcisse parle) (lieu de publication inconnu). Mais les traductions de Valéry qui connurent un plus grand écho furent celles que le poète de vers libre et de tanka, spécialiste de la littérature française, Horiguchi Daigaku 堀口大学 (1892-1981) inclut, l’année suivante, en 1925, dans son ouvrage de traduction de poésies modernes françaises intitulé Gekka no ichigun 『月下の一群』

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