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L’ÉTUDE DE L’USAGE DES RESSOURCES PROPOSÉES PAR LE DROIT : PRÉSENTATION DU CADRE CONCEPTUEL

B. La nature et la portée des études d’effectivité

L’étude des effets du droit suppose que la norme juridique ait été mobilisée par ses destinataires. C’est d’ailleurs à dessein que nous avons recours au vocable « destinataire » et non à l’expression « sujet de droit », à laquelle plusieurs ont recours. L’expression « destinataire » désigne l’individu, les groupes, les collectivités, dont l’État, ou les collectifs à qui se destine la norme juridique. Cette notion prend en compte la marge de liberté que ceux-ci peuvent déployer vis-à-vis des schémas d’action proposés par le dispositif en ébranlant le caractère passif parfois conféré aux « sujets de droit ». La norme juridique ne modélisera pas systématiquement les comportements et les représentations de ses destinataires car, comme le rappellent les auteurs Ost et Van de Kerchove, régler le comportement par des normes, « c’est faire le pari de la liberté »38. Il importe donc de saisir le cadre dans lequel se déploie l’étude de l’usage du droit par ses destinataires (1) et les effets de cet usage (2).

1. Saisir l’effectivité du droit par l’étude de son usage

L’étude de l’usage du droit consiste parfois à saisir sa mobilisation dans une perspective chiffrée39. Il est plausible que ce soit le constat d’inefficacité d’une norme juridique qui conduise le chercheur à s’intéresser à l’effectivité de la norme juridique. Lorsque la réalisation des finalités d’une norme juridique présuppose que les destinataires de celles-ci y aient recours, il pourrait s’avérer opportun de documenter les motifs de désaffection envers le modèle proposé. Il n’est toutefois pas péremptoire que l’analyse de l’effectivité du droit débute par un constat d’inefficacité.

L’étude de l’effectivité du droit par l’étude de son usage suggère toutefois d’étayer les raisons pour lesquelles il existe un écart entre le recours effectif aux modèles proposés

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Ost et Kerchove, supra note 6 à la p 367.

39

Yann Leroy, L’effectivité du droit au travail d’un questionnement en droit du travail, Paris, LGDJ, 2011 à la p 382 [Leroy, L’effectivité].

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par le droit et le recours idéaltypique à ceux-ci. Cette approche, dite compréhensive, n’a pas pour objet de procéder à une compilation statistique des situations où le droit est invoqué ou utilisé mais plutôt de documenter la façon dont les normes juridiques sont vécues et comprises par ses destinataires lorsque ceux-ci « s’engagent, évitent ou résistent »40. Pour ce faire, il faut documenter le contexte spécifique dans lequel la marge de liberté des destinataires est susceptible de se déployer. En effet, il importe de ne pas succomber au mythe du destinataire parfaitement rationnel, lequel aurait recours au droit après un calcul rigoureux de ses avantages et de ses inconvénients. Une même norme juridique est susceptible de produire des effets dans une variété de contextes et la « liberté d’agir »41 des destinataires n’est pas absolue.

De plus, il est nécessaire de signaler que certaines normes ne sont pas des modèles concrets d’action, mais plutôt des « énoncés de principes » qui ont pour objet d’agir sur les représentations, et qui visent, par exemple, à « orienter » les actions futures de certains groupes de destinataires42. Or, comme il n’existe pas nécessairement de manifestations tangibles permettant de démontrer la corrélation entre ce type de norme et le comportement, il sera donc plus ardu de confirmer que ces normes sont effectivement mobilisées. Comme le soulignent Ost et Van de Kerchove, au-delà de sa capacité à diriger les conduites, le droit cherche à « offrir des modèles de sens, diffuser les valeurs collectives [et à] crédibiliser des fictions fondatrices »43 . Ainsi, si certains comportements sont directement imputables à la règle juridique, certains dispositifs auront, sur les destinataires, des répercussions symboliques, lesquelles agiront dans

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Patricia Ewick et Susan Silbey, « La construction sociale de la légalité » (2004) 5 Terrains et travaux 1 à la p 4 [Ewick et Silbey, « La construction »].

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Nous empruntons cette expression à Yann Leroy, « La notion d’effectivité du droit » (2011) 79 Droit et société 715.

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Un excellent exemple de cette forme d’action normative est la Loi visant à lutter contre la pauvreté et

l’exclusion sociale, adoptée par l’Assemble nationale en 2002. Bien que cette loi engage le gouvernement

du Québec à mettre en place «une stratégie nationale » de lutte contre la pauvreté, les préjugés, les inégalités et les exclusions sociales, pour l’essentiel, cette loi constitue un ensemble d’énoncés de principes sensés empreindre les futures actions gouvernementales. Loi visant à lutter contre la pauvreté

et l’exclusion sociale, RLRQ, c L-7. Pour une synthèse des points de vue critique quant au contenu de cette

loi, voir notamment, Myriam Jézéquiel, « La loi contre la pauvreté : une avancée ou un recul? » (2005) 37:13 Journal du Barreau.

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l’univers des représentations. L’étude « compréhensive » de cet usage devrait permettre de saisir le droit non seulement en tant que ressource pour l’action mais également comme modèle de référence agissant sur les représentations individuelles ou collectives.

L’effectivité du droit reposera d’abord sur une mobilisation de ses ressources par ses destinataires. C’est donc sur la base d’une étude portant sur l’usage du droit que pourra s’échafauder l’analyse de ses effets, que ceux-ci soient pervers, non désirés ou symboliques.

2. Saisir l’effectivité du droit par l’étude de ses effets

Si l’analyse des effets du droit peut viser à saisir de quelle façon le droit se réalise dans les pratiques sociales, les effets du droit sont aussi multiples qu’imprévisibles et sont « souvent indépendants des effets escomptés »44. La doctrine a abondamment et exhaustivement documenté la multiplicité des effets possibles du droit. L’effectivité renvoie aux effets « voulus et involontaires, recherchés ou accidentels, directs ou indirects, prévus et inattendus, sociaux, politiques et culturels »45 du droit. En ce qui a trait aux effets imprévus ou non désirés, certains estiment que l’étude de l’effectivité ne devrait comprendre que les effets en adéquation avec les finalités de la règle de droit ou qui, à tout le moins, « ne s’opposent pas à la valeur que la règle véhicule »46.

Compte tenu de la multiplicité des forces agissantes intervenant autant lors de l’élaboration d’une règle juridique qu’à l’occasion de sa mobilisation, nous estimons, pour notre part, que l’étude des effets du droit ne peut écarter les effets qui ne sont pas

44

François Rangeon, « Réflexions sur l’effectivité du droit » dans Danièle Lochak, dir, Les usages sociaux

du droit, Paris, PUF, 1989, 126 à la p 131.

45

Rocher, « L’effectivité », supra note 36 à la p 136. Également pour l’auteur Rangeon, l’étude de l’effectivité ne peut se borner à l’analyse des effets visibles du droit mais doit inclure les effets symboliques, tant juridiques que non juridiques : Rangeon, supra note 44 à la p 139.

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directement en adéquation avec ses finalités. En effet, les buts visés par les rédacteurs de la norme « sont parfois complexes, nébuleux et implicites »47 et les modes d’expression et les contextes dans lesquels celle-ci intervient sont parfois imprévisibles. Les dynamiques singulières et plurielles qui président au recours au droit ainsi que les microcosmes sociaux dans lesquels les normes interviennent rendent tout à fait plausible le constat à l’effet que celles-ci produisent des effets qui n’étaient pas prévus par leur « auteur », voire même par le destinataire y recourant.

Or, les effets engendrés par certaines normes peuvent varier dans le temps. Par exemple, certaines normes nouvellement édictées n’affecteront pas nécessairement de façon automatique les comportements ou les représentations des acteurs sociaux ; elles agiront ultérieurement. En effet, « l’analyse de ces effets différés n’est rien d’autre que l’application « en série » des concepts d’imputation et de causalité prépondérante »48. Il importe également de ne pas confondre les effets imprévus et ceux non désirés par leur auteur : un effet jugé « néfaste et désagréable peut avoir été prévu et considéré comme insuffisamment important » pour empêcher son édiction49. Certains effets imprévisibles ou simplement sous-évalués au moment de l’élaboration de la norme peuvent, dans certains cas, se révéler être des effets pervers50 alors que dans d’autres situations ces effets non-intentionnels peuvent être jugés comme étant tout à fait désirables51. La norme juridique peut avoir un effet d’ « anticipation et de rétroaction », les destinataires faisant le choix de se conformer au modèle proposé par la norme avant même que son édiction formelle ne soit promulguée, faisant disparaitre, dans les faits,

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Ost et Kerchove, supra note 6 à la p 331.

48

Guibentif, Les effets du droit, supra note 1 à la p 45.

49

Mincke, supra note 24 à la p 125.

50

Véronique Abad, « L’effectivité des recours en matière de publicité des recours sur Internet » (2005) 10:2 Lex Electronica 1 à la p 9.

51

Sur cette question, voir notamment les résultats tout à fait éloquents de l’étude réalisée par Valérie Demers dans laquelle l’auteure documente la pluralité des effets d’une réglementation prohibant l’usage du tabac à l’Université de Montréal : Valérie Demers, Le contrôle des fumeurs : Une étude d’effectivité du

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la nécessité d’une intervention législative52. L’appréciation de la somme des effets de la norme peut également conduire à son abrogation ou à sa modification.

En définitive, l’effectivité vise à rendre compte du rapport entre le droit et ses destinataires et s’intéresse à la façon et au contexte dans le cadre duquel le droit a des répercussions sur les comportements sociaux53. L’étude complète de l’effectivité du droit comporte donc deux facettes, lesquelles peuvent être envisagées distinctement. L’étude de l’effectivité comprend, d’une part, l’analyse de l’usage du droit, c’est-à-dire l’appréciation du contexte et des rationalités permettant de mieux saisir les raisons pour lesquelles ses destinataires ont plus ou moins recours aux modèles d’action ou de référence proposés par le droit. D’autre part, l’étude de l’effectivité permet d’appréhender la pluralité des effets générés par certains énoncés normatifs : une norme pourra générer une multitude d’effets qui se démarqueront des effets prescrits ou attendus. Ainsi, l’analyse de l’effectivité permet d’opérer une médiation narrative des écarts entre le « droit vivant » et le « droit écrit ».

L’analyse de l’effectivité suppose que l’on dépasse l’idée d’application pour se concentrer sur l’utilisation : il faut alors envisager la norme juridique comme une ressource. Il serait toutefois hasardeux de postuler qu’il est possible d’isoler l’impact d’une norme parmi tant d’autres facteurs agissant également sur les représentations et les pratiques. L’étude de l’effectivité impose donc que l’on s’arrête aux « activités d’interprétation et d’adaptation des règles effectuées par les acteurs sociaux »54.

Tel qu’annoncé, notre étude se concentrera sur l’une des facettes de l’étude de l’effectivité, soit celle de l’usage du droit. Avant de se pencher sur l’approche choisie, il est indispensable d’apporter certaines nuances portant sur le type de normes faisant l’objet de l’analyse, selon que celles-ci régulent la vie sociale ou plutôt le cadre

52

Mader, supra note 20 à la p 96.

53

Max Weber synthétisa ainsi le point de vue qui intéresse le sociologue du droit : Weber, Sociologie du

droit, supra note 4 à la p 208.

54

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procédural en vertu duquel les agents chargés de la mise en œuvre formelle du droit agissent.