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RÉGULATION DU TRAVAIL ET POLITIQUES (IM)MIGRATOIRES CANADIENNES : CADRE SOCIOJURIDIQUE DE L’ÉTUDE

I. Le droit du travail comme objet d’étude

Le droit du travail « s’entend de l’ensemble des règles juridiques relatives au travail subordonné »1. Le droit du travail est le fruit « des luttes ouvrières, des pratiques patronales et des interventions de l’État »2. Dans la réalité juridique nationale, le droit du travail se traduit par des éléments institutionnels, législatifs ou jurisprudentiels et par la régulation

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Jean Pélissier, Alain Supiot et Antoine Jeammaud, Droit du travail, 20e éd, Paris, Dalloz, 2000, à la p 5.

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émanant de la négociation entre les parties au contrat, collectif ou individuel, de travail; la régulation du travail repose donc généralement sur une pluralité d’ordres juridiques3.

Si les premières interventions du législateur visèrent à redresser les effets les plus dévastateurs de l’industrialisation sur les travailleurs, ce fut un segment précis de la population qui fut éventuellement ciblé par le droit légiféré4. En effet, le « droit ouvrier » visait un ensemble de travailleurs exécutant des travaux essentiellement manuels. C’est à la faveur d’un élargissement des personnes visées par cette branche du droit qu’émergea le vocable « droit du travail ». L’évolution technologique et le développement du secteur tertiaire favorisa l’émergence d’un nouveau « salariat », composé de personnes disposant de compétences variées et davantage susceptibles de mobilité professionnelle5. Bien que ce groupe, au fil du temps, n’ait pas été homogène, une caractéristique commune unit les salariés : celle de s'obliger, pour un temps limité et moyennant rémunération, à effectuer un travail sous la direction ou le contrôle d'une autre personne, l'employeur6.

La notion d’employeur réfère à « quiconque fait effectuer un travail par un salarié »7. L’employeur peut s’identifier à une personne physique ou, plus souvent, à une personne morale, propriétaire de l’entreprise, elle-même de nature et de dimensions variables8. Classiquement, c’est l’employeur, en tant que sujet de droit, qui dispose de l’autorité

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Notre définition d’un ordre juridique fait référence à celle de Guy Rocher, « Pour une sociologie des ordres juridiques » (1988) 29:1 Cahiers de droit 91 à la p 110. Si l’hypothèse du pluralisme juridique prévaut en Amérique du Nord, il semble que cette lecture demeure marginale en France, où la « théorisation de nature kelsénienne » domine encore. Sur cette question, voir Pélissier, supra note 1 aux pp 44 et suivantes. Sur la question du droit du travail comme expression d’un pluralisme juridique, voir notamment Michel Coutu, « Crise du droit du travail, pluralisme juridique et souveraineté » (2007) 12:1 Lex Electronica 1 ; Guylaine Vallée, «Le droit du travail comme lieu de pluralisme juridique », dans Christine St-Pierre et Jean-Philippe Warren, dir,

Sociologie et société québécoise. Présences de Guy Rocher, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal,

2006, 241 [Vallée, « pluralisme juridique »].

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Cette interprétation est empruntée à Fernand Morin et al, Le droit de l’emploi au Québec, 4e éd, Montréal, Wilson & Lafleur, 2010 aux pp 9 et s [Morin, Le droit de l’emploi].

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Cette interprétation est empruntée à Pélissier, supra note 1 à la p 28.

6

Il s’agit de la définition du contrat de travail prévue au Code civil du Québec, RLRQ, 1991, c 64, art 2085 [CCQ].

7

Code du travail, RLRQ, c C-27, art 1k) [C.t.] ; Loi sur les normes du travail, RLRQ, c N.1-1, art 1(7) [LNT].

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Pierre Verge, Gilles Trudeau et Guylaine Vallée, Le droit du travail par ses sources, Montréal, Éditions Thémis, 2006 aux pp 75-76 [Verge, Trudeau et Vallée].

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patronale sur le salarié; celui-ci accepte alors une emprise partielle de l’employeur sur sa personne9. Dans ce contexte, le salarié, « outre qu'il est tenu d'exécuter son travail avec prudence et diligence, doit agir avec loyauté et ne pas faire usage de l'information à caractère confidentiel qu'il obtient dans l'exécution ou à l'occasion de son travail »10.

L’élaboration du « droit du travail » rendit également nécessaire de distinguer le « travail » de « l’emploi » et le « travailleur » du « salarié » : ces concepts ne sont pas des équivalents. Alors que l’emploi est lié à la condition de salarié et au fait de recevoir une rétribution financière pour le travail réalisé, le « travail » n’est pas nécessairement ou systématiquement rémunéré. De façon incidente, un « travailleur » n’est pas nécessairement un salarié; on distingue ces deux groupes en fonction du rattachement des salariés à la sphère légale. Cette distinction s’établit par l’existence du contrat de travail, comme envisagé par le droit. En définitive, le recours à l’expression « travailleur » renvoie à la réalisation d’une activité, productive et reproductive, alors que le terme « salarié » constitue une catégorie juridique11.

Le terme « travail » est donc polysémique; il ne peut se réduire à la synthèse des concepts juridiques de salarié et de contrat12. Pourtant, le « droit du travail » ne vise que les situations d’emploi salarié, dans une perspective de travail dit productif. Ce choix sémantique a pour effet de banaliser, de facto, le travail dit reproductif s’exécutant dans le cadre domestique,

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Pierre Verge et Guylaine Vallée, Un droit du travail ? : Essai sur la spécificité du droit du travail, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1997 à la p 16 [Verge et Vallée, Un droit du travail?]. Les auteurs Morin, Brière et Roux illustraient ainsi les pouvoirs de l’employeur : « [...] on peut percevoir l’employeur à titre de titulaire d’un pouvoir législatif, exécutif et judiciaire, de telle manière que s’il est d’avis que ses directives ne sont pas parfaitement respectées, [il peut] imposer une sanction [...] » : Fernand Morin, Jean-Yves Brière et Dominic Roux,

Le droit de l’emploi au Québec, 3e éd, Montréal, Wilson & Lafleur, 2006 à la p 309.

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CCQ, supra note 6, art 2088.

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Certains ont recours à l’expression «employé » comme synonyme du terme salarié. Ce terme nous semble toutefois constituer un anglicisme du terme « employee ». Le Code canadien du travail, par exemple, utilise, dans sa version française, l’expression « employé » : Code canadien du travail, LRC 1985, c L-2.

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Alain Supiot, Critique du droit du travail, Paris, PUF, 1994 à la p 13 [Supiot, Critique]. L’auteur débute d’ailleurs son ouvrage en rappelant que dans la langue française, le premier sens attesté du mot travail désigne « ce qu’endure la femme dans l’enfantement ». Voir également Dominique Méda, « Une mise en perspective de la valeur travail » dans Alain Supiot, dir, Le travail en perspective, Paris, LGDJ, 1998, 33 [Supiot, Le travail].

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lequel est non rémunéré et historiquement exécuté par des femmes13. Il serait donc certainement plus juste d’envisager l’emploi en tant que sous-catégorie de l’ensemble « travail » et d’ajuster le recours au vocable « droit du travail » en conséquence14. Dans cette perspective, le droit de l’emploi regrouperait toutes les formes d’emploi, de sous-emploi et même le non-emploi15. Cet ensemble comporterait donc également l’encadrement des conditions de recherche d’emploi et la fin de la carrière professionnelle; il embrasserait également les divers incidents susceptibles de survenir au cours de l’exécution du travail. En effet, les différents mécanismes de remplacement du revenu structurés par l’État, en cas de perte d’emploi ou d’accident du travail, sont également compris dans la trajectoire professionnelle des salariés et seraient également concernés par le droit de l’emploi.

Notre étude s’articule toutefois autour de l’usage des normes et recours disponibles aux salariés liés à leur employeur dans le cadre d’un rapport salarial. Nous estimons que l’ensemble « droit de l’emploi » renvoie à une pluralité d’instruments normatifs dont les fonctions et les finalités diffèrent largement de celles généralement associées au droit du travail. Malgré les inconvénients conceptuels que ce choix présente, nous retiendrons le vocable « droit du travail » et ce, pour éviter toute confusion.

Si le droit du travail, lorsqu’appréhendé dans sa réalité nationale, résulte de ces différents facteurs, cette catégorie juridique dispose d’un « narratif constitutif »16 relativement homogène d’une juridiction à l’autre17. En effet, le droit du travail a pour principale fonction de pallier, quoiqu’imparfaitement, les désavantages causés par un pouvoir de négociation

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Sur cette question, voir notamment Antonella Picchio, dir, Unpaid Work and the Economy : A Gender Analysis

of the Standards of Living, Londres, Routledge, 2003 ; Joanne Conaghan et Kerry Rittich, dir, Labour Law, Work and Family : Critical and Comparative Pespective, Oxford, Oxford University Press, 2005.

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C’est la position défendue par les auteurs Judy Fudge et Eric Tucker, « Pluralism or Fragmentation? The Twentieth-Century Employment Law Regime in Canada » (2000) 46 Labour/Le travail 251 [Fudge et Tucker].

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Morin, Le droit de l’emploi, supra note 4 à la p 9.

16

Nous empruntons cette expression à Brian Langille, « Labour Law’s Theory of Justice » dans Guy Davidov et Brian Langille, dir, The Idea of Labour Law, Oxford, Oxford University Press, 2011, 101 à la p 105.

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Sur la question des grandes traditions juridiques et le droit du travail, voir notamment Adrian Goldin, « Global Conceptualizations and Local Constructions of the Idea of Labour Law » dans Davidov et Langille, supra note 16 à la p 69.

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inégalement réparti entre les parties au rapport salarial. Les fonctions générales du droit du travail ne peuvent toutefois se résumer aussi simplement; il importe d’en tracer les contours de façon plus complète et de manière à situer cet ensemble normatif dans l’environnement régulatoire des travailleurs étrangers temporaires. Après avoir évoqué certains traits que partagent les différents droits du travail (A), nous présenterons les grands jalons qui marquèrent la construction du droit du travail au Québec; ce portrait nous permettra de mieux saisir la façon dont cohabitent les différentes sources composant ce corpus régulatoire (B). Bien que le présent chapitre ne présentera pas de façon exhaustive le contenu de chacun des instruments normatifs composant le droit du travail18, nous évoquerons, d’un point de vue critique, la nature et la portée des règles composant cet ensemble normatif (C).