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La mort, le deuil, comme turnings points essentiels.

E: et vous n’avez pas regretté de plus avoir ce rôle ou ce ?

1.3. La mort, le deuil, comme turnings points essentiels.

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Nous avons souligné dans le premier point consacré aux trajectoires d’enfance, l’importance quantitative dans notre échantillon des orphelins ou des personnes ayant perdu un membre de leur fratrie dans l’enfance. Ce point est caractéristique de l’échantillon. Cependant deux autres types de deuils sont fréquemment mentionnés. D’une part le veuvage qui apparaît comme une « épreuve » liée à l’avancée en âge et à l’inégale espérance de vie entre hommes et femmes. L’échantillon se compose de 11 femmes veuves, alors que tous les hommes -14- sont en couple. 13 autres femmes sont encore en couple. Le veuvage ne concerne donc finalement que 28 % de l’échantillon, exclusivement des femmes, ce qui est relativement peu, au regard des statistiques nationales. Chez les plus de 60 ans, 10 % des hommes sont veufs et 41 % des femmes (Delbes, Gaymu, 2003).

1.3.1. Un veuvage silencieux

La perte du conjoint n’apparaît pas dans les évocations comme traumatique en tant que telle, contrairement à d’autres deuils survenus antérieurement, tels la perte d’un parent dans l’enfance ou la perte d’un enfant. Ce qui est souligné, ce sont tantôt les conditions du décès, les difficultés pratiques liées à la disparition du mari.

« J’ai eu pas mal de tracas quoi. La mort de mon mari aussi… Oh la la il est mort d’une leucémie. Ouh la la, j’oublierai jamais. Et surtout que lui il était (il travaillait, ndlr) dans les hôpitaux, il allait faire son tour tous les jours, dans tous les services. Et puis il a commencé à être malade, d’ailleurs il a dû quitter son travail. On est revenu sur Grenoble, on était sur Forcalquier, c’est joli. Et sur Grenoble on a loué une villa au Versoud et c’est là où il a commencé à déprimer et qu’il est entré à l’hôpital. Et c’est là qu’on a appris qu’il avait une leucémie. Alors un jour j’arrive à l’hôpital, et puis je lui dis « comment ça va ? ». Il me dit « ils sont fous, ils disent que j’ai une leucémie ». Je le savais moi. Et puis ils ont fait une bêtise, parce qu’ils l’ont descendu pour je ne sais pas quoi, pour lui passer un tuyau, et il est remonté avec une poche. Ils ont été obligés de le couper, là ça a été une erreur de l’hôpital. Et puis il est sorti de l’hôpital, il faisait des allers retours et puis il y est resté, à soixante ans. (…) Et bon, ben, je me suis occupée toute seule du déménagement et de tout, et je suis rentrée, et il est mort à La Tronche, ça fait vingt-sept ans. Voilà ma vie. » (CMRR-MME-C-82-Fontaine)

« D'ailleurs c'était déjà dur, mon mari est décédé il y a peu après 20 ans, s'il était encore là, je ne serais certainement pas descendue à Grenoble, il aimait beaucoup la pêche, la marche, on marchait beaucoup. » (CPA-MME-B-87-Grenoble)

« J'ai perdu mon mari, c'est lui qui l'a soigné, j'ai perdu ma fille après une [« rupture d'anévrisme » ?], trois ans après son Papa…(…)Quand même, Papa, pendant dix ans avec cette histoire de cancer, pendant dix ans ! Et puis jamais se plaindre, du tout. Alors c'est terrible, vous savez, quelqu'un comme ça, qui veut toujours nous épargner. C'est vrai que ça fait de la peine. Jamais pleurer, jamais rien. Et moi, fallait pas que je pleure, parce qu'il me disputait. Et puis trois ans après, ma fille. »(CPA-MME-G-80-Vif)

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Ce sont les transformations de l’existence induites par le décès du conjoint qui sont mises en avant ici le plus généralement. Parfois, mais plus rarement, l’expression d’un sentiment ou de l’affectivement se fait jour.

« Ben c'est-à-dire que moi la retraite je l’ai eu quand même jeune, parce que... j’ai travaillé avec mon mari, et puis quand mon mari est mort, j’avais presque l’âge de la retraite mais pas encore, quand mon mari est décédée... [les larmes lui montent aux yeux et sa voix se fait plus faible] Parce que maintenant j’ai 78 ans, alors ça commence à faire. (…)Mais il y a aussi des douleurs qu’on n’efface pas... Enfin... »(CMRR-MMR-D-78-Mont St Martin) »

En revanche, la mort d’un ou de plusieurs enfants apparaît comme un turning point à partir duquel rien ne peut être comme avant, et qui bouleverse toute l’existence mais affecte aussi l’identité des personnes. L’échantillon présente une surreprésentation de ces situations.

1.3.2. Le décès d’un enfant comme évènement tranchant.

12 personnes sont concernées par la perte d’un ou de plusieurs enfants soit 28 % échantillon. Il s’agit le plus souvent de morts d’enfants en bas âge, ou à l’adolescence et moins fréquemment d’enfants adultes.

« … et deux autres, un garçon et une fille que nous avons perdus. L’aîné il y a 50 ans à peu près, à l’hôpital militaire, d’une méningite foudroyante. Et ma fille à un an et demi a eu une leucémie » (CMRR-MR-S-87-Aix Les Bains)

« on a eu une fille qui a fait une méningite, qui est décédée, handicapée… »« oui, trois enfants. On a eu beauc…on en a perdu deux, hein. On a été très secoués. On a perdu deux de nos enfants et d’une façon dramatique » CMRR-MME-T-83-Montbonnot

Les disparitions survenues dans l’enfance ou la jeunesse apparaissent encore très traumatiques alors qu’elles sont les plus éloignées dans le temps. Cependant, le plus souvent, il semble que les personnes ont pu trouver dans la poursuite de leur vie, des ressources permettant de dépasser ou de vivre avec ce traumatisme.

En revanche, la situation de personnes qui ont perdu un ou deux enfants, au début de leur âge adulte, et qui n’ont pas d’autres enfants, paraît plus difficile.

« et puis mon fils est mort….Ils sont partis à trois ans d’intervalle. Mon fils a eu un truc au cerveau, et ma fille un cancer. Et quand je me retourne, je n’ai personne. » CPA-MME-B-82-Meylan

33 « ben faut dire aussi qu’on a perdu notre fils, ça va faire 22 ans, cette année. Enfin moi je ressens ça comme…mais… plus on vieillit…mais vous allez me dire, ça fait 22 ans cette année, mais plus on vieillir, plus il nous manque, on a besoin de lui…on a besoin de lui. » CPA-MR-R-80-Tigneux

Au-delà du chagrin, l’absence renvoie à un sentiment de solitude et à une absence de recours et de soutien dans la vieillesse, même si un réaménagement de leur leur existence malgré la douleur, a pu avoir lieu.

Ainsi, le moment du cycle de vie auquel intervient ce décès paraît avoir une forte incidence sur la manière de réaménager l’existence par la suite. Les décès d’enfants intervenant dans les les premières étapes du parcours de vieillesse, apparaissent comme une source de fragilisation importante, et l’évènement est alors très difficile à surmonter.

La souffrance du couple G-81-CMRR-Grenoble demeure intacte : la mort de leur fille handicapée, est survenue en 2011. De même, CPA-MME-G-80-Vif ne semble pas remise du décès de sa fille à l’âge adulte, c’est-à-dire alors qu’elle-même entrait dans la vieillesse. La mort de l’enfant entre alors en résonnance avec sa propre fragilité qu’elle commence à appréhender.

« Et puis trois ans après, ma fille. Je la vois le matin… À une heure et demie, je suis montée pour renvoyer un colis, alors on faisait le nécessaire toutes les deux. Et puis elle est allée récupérer, donc, Giovanni, l'enfant de [« Pierre » ?] qu'elle avait élevé, le récupérer, c'était l'année où il avait passé son bac technique, il avait réussi, elle est revenue avec lui, elle est partie à une fête au aux Saillants, à l'inauguration d'une école où elle avait été invitée. Elle habitait plus là mais on l'avait quand même invitée, comme elle faisait partie du conseil municipal. Et elle est morte en discutant avec un monsieur » (CPA-MME-G-80-Vif)

La mort qui intervient tardivement dans le parcours de vie, dans une société « singulariste » apparaît comme une « épreuve » improbable, du fait de l’avancée des sciences, de la médecine, et de l’espérance de vie (Martucelli, 2004) face à laquelle il n’existe pas de ressources collectives pour la surmonter. Les personnes ont à trouver en elles les forces de surmonter ces deuils inacceptables et l’empreinte laissée par la mort des enfants sur leur vie est alors redoutable, tant elle absorbe leurs ressources de réaction.

Cependant, d’une manière générale, malgré les stratégies et compétences développées pour poursuivre une existence malgré la perte d’un ou plusieurs enfants, il semble que cette épreuve paraît constituer une forme de distinction pour les personnes qui se sentent un peu à l’écart du monde ordinaire ou en tout cas marqués par un stigmate particulier.

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« La mort de notre fils en montagne a modifié nos relations avec les personnes…» (CPA-MME-D-81- Grenoble).

Enfin, il importe de souligner que si les interviewés font une large place à la mort de leurs proches (ascendants, descendants notamment) ils sont beaucoup moins nombreux à partager leurs propres réflexions sur leur fin. L’évocation de sa propre mort ne concerne que 8 personnes. Il s’agit alors le plus souvent d’en envisager la forme, soit en faisant part à l’enquêteur de ses choix, telle cette personne qui mentionne son souhait d’être euthanasiée ou encore d’autres personnes qui se représentent leur propre mort à partir de la mort de leur ascendants ou de leurs proches.

« je veux que mes enfants m'emmènent en Suisse pour me faire euthanasier. C'est tout. Mais ça je le veux vraiment. Mais mes enfants ne disent « mais maman tu te rends compte de ce que tu nous demandes ». Et je leur dis « si vous ne le faites pas, je sais ce que j'ai à faire. » Je ne veux pas leur faire subir tout ça, parce que pour la famille c’est inhumain. Pour finir dans une maison et ne reconnaître plus personne… Être un déchet, non merci. Vous savez s'il faut voter maintenant pour l'euthanasie, je suis la première. » (CMRR-MME-P-58- Grenoble)