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La mission d’audit : une mission impossible

Dans le document Le travail réel des auditeurs légaux (Page 173-178)

Section 1. La peur des auditeurs : son objet, ses racines

2. La mission d’audit : une mission à la fois impossible et essentielle

2.1. La mission d’audit : une mission impossible

La mission d’audit légal est tout d’abord qualifiable de mission impossible. Il est en effet demandé aux auditeurs de délivrer, au sujet de situations profondément incertaines (2.1.1.), une opinion exprimant, elle, non pas du doute mais de la certitude (2.1.2.).

2.1.1.Au cœur du travail des auditeurs, une profonde incertitude

Dans le cadre de leur mission, les commissaires aux comptes se trouvent confrontés à une profonde incertitude, dont divers aspects méritent d’être mis en relief. Un chef de mission

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L’adjectif « tragique » nous est ici inspiré par de Geuser (2005, p.236) selon qui le management est « une

à qui nous demandons si l’on peut à son avis comparer son travail à celui d’un enquêteur de la police criminelle90 nous fournit pour commencer la réponse suivante :

Hum… Question intéressante… vaste sujet… Je commencerais par dire que d’un certain point de vue, nous [les auditeurs] sommes dans une situation beaucoup moins confortable que celle d’un policier qui enquête. Parce qu’il sait, lui, qu’un crime a été commis […]. Ce qu’il ignore et doit découvrir, c’est l’identité du coupable. Nous, on nous demande d’enquêter, mais nous ne savons pas s’il a eu « crime » ou non. Contrairement au policier, nous partons donc sans aucune certitude... Notre seule certitude est que si l’on trouve une erreur dans les comptes, le « coupable », c’est le comptable ! (rires). Mais au départ, encore une fois, on ignore s’il y a quelque chose à trouver.

Premier élément d’incertitude, donc : les comptes contiennent-ils des anomalies significatives ? « Notre travail, c’est de trouver ce qu’il y a à trouver. Je parle des

erreurs dans les comptes, des erreurs matérielles », nous disait le senior cité au bas de la

page 164. Mais ces erreurs existent-elles ? Mystère. Peut-être que oui, peut-être que non. Les auditeurs ne le savent pas en partant ; cette question n’est pas réglée d’avance. Mais ce n’est pas tout. Comme le souligne un assistant confirmé :

Dans les comptes d’une grosse entreprise, ce sont des centaines de milliers d’opérations qui sont enregistrées. Je ne saurais pas vraiment dire, mais... dans une multinationale, des millions peut-être. Quand tu réfléchis à ça ne serait-ce que deux secondes, tu te chopes le vertige ! Parce que ce qu’on te demande, c’est de mettre le doigt, dans ce gigantesque fatras, sur une erreur qu’on appelle significative, mais l’expression est trompeuse. Significative… On a l’impression qu’elle va te sauter au visage, l’erreur… Non ! Elle est noyée dans un océan de comptes. C’est un peu comme chercher une aiguille dans une botte de foin. Où est l’erreur ? That is the question ! Elle peut être partout, l’erreur… partout et nulle part…

Si donc erreur il y a (premier élément d’incertitude), les auditeurs ne savent pas où. Par la référence qu’il fait au Hamlet de Shakespeare et au sentiment de vertige, l’assistant tout juste cité suggère ce qu’une telle situation peut avoir d’anxiogène. La question du « où » ne tiendrait cependant pas du tragique s’il était possible aux auditeurs de draguer in extenso « l’océan des comptes » à contrôler. Cela, malheureusement, ne l’est pas. Non seulement les anomalies peuvent être « partout et nulle part », mais les

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auditeurs savent d’avance que leurs recherches ne pourront être exhaustives, puisqu’ils ne disposent pour accomplir leur mission que de moyens fatalement limités, notamment en termes de temps et d’effectifs. Comme le précise un superviseur, un audit intégral constituerait, en effet, une aberration tant économique qu’organisationnelle :

Tu vois, dans la société où nous nous trouvons, ce sont environ dix personnes qui s’occupent de la comptabilité à plein temps. On peut donc dire que si l’on voulait vérifier chaque opération comptabilisée en remontant aux pièces justificatives etc., il nous faudrait être environ dix et travailler durant un an complet. Notre intervention coûterait ainsi à l’entreprise ce que lui coûte son service comptable, et bien plus en fait compte tenu de nos taux de facturation. Économiquement, déjà, ça ne tiendrait pas : le bénéfice de l’opération serait inférieur à son coût ! […] OK, faisons maintenant comme si cette dimension pouvait être négligée. Imaginons un monde où, peu importe ce que ça coûte, on veut des comptes certifiés – le rêve de tous les cabinets, non ? (rires). Mais on arrive ici encore à une impasse. Parce qu’on n’a pas un an pour auditer les comptes. Pour que les actionnaires puissent les consulter rapidement, il faut qu’on les audite vite. Ici, on a deux semaines. Si l’on voulait tout vérifier en deux semaines on devrait être, laisse-moi calculer, dix fois vingt-quatre égale deux cent quarante. Dans l’entreprise débarquerait ainsi un bataillon, que dis-je, toute une armée d’auditeurs, face à dix malheureux comptables totalement submergés de questions (rires). En termes d’organisation du travail, ce serait évidemment intenable, pour eux comme pour nous. Impossible de travailler dans ces conditions-là ! Conclusion : sur le terrain, on n’est pas dix mais le tiers, on n’a pas un an mais deux semaines, et on ne peut donc pas aller voir partout. Économiquement et d’un point de vue pratique, c’est irréalisable. Il faut te faire une raison et tâcher de ne pas louper ton coup.

Pour l’ensemble des motifs que nous venons de recenser, toute mission d’audit légal est intrinsèquement incertaine, et cette incertitude, dont la plupart des auditeurs que nous avons suivis ont pleinement conscience, est anxiogène. Un parallèle pourrait être ici fait – toute proportion gardée car les commissaires aux comptes ne risquent ni leur vie ni celle des autres – avec les situations affrontées par les ouvriers des industries à hauts risques. Ainsi Dejours (1993, p.147, note n°2) écrit-il au sujet de la peur ressentie par ces individus : « Les enquêtes que nous avons menées […] montrent que c’est la perception

de l’écart entre conscience de l’existence d’un risque et ignorance sur la nature exacte du risque qui suscite la peur. Souvent cet écart est à l’origine d’une crainte de ne pas être techniquement et psychologiquement à la hauteur […] ». Si les auditeurs sont inquiets,

trouvent mais sans savoir si de telles erreurs existent, sans savoir où elles peuvent se cacher et sans pouvoir tout vérifier. L’un des managers interviewés nous livre ainsi la réflexion suivante :

Nous pouvons toujours manquer une erreur sans nous en rendre compte. C’est le risque du métier. Ce n’est pas parce qu’on n’a rien trouvé qu’il n’y avait rien à trouver. Ce n’est pas parce qu’on a détecté une erreur importante qu’il n’y en avait pas une autre, plus grosse encore, à déceler. N’avons-nous rien laissé passer ? Fondamentalement, il n’existe aucun critère objectif qui nous permette d’en être sûrs à 100%.

Nous retrouvons ici l’une des idées clés avancées par certains chercheurs tels Fischer (1996), Power (1999) et Pentland (1993), qui montrent que si la qualité de l’audit est inobservable par les tiers, elle l’est également par les auditeurs eux-mêmes. Ainsi les trois auteurs susmentionnés écrivent-il respectivement :

Obviously, audit practitioners are in a much better position than those placing reliance on their reports to know what they have done, in the way of audit procedures, to support their opinions. However, it appears that the question of the nature and extent of audit procedures necessary to provide sufficient competent evidential matter […] is difficult, if not impossible, to answer conclusively. […] The overall evaluation of what constitutes a “quality” audit may arguably be the most difficult, and important, judgment in auditing. Yet truly objective measures of audit quality do not exist. (Fischer, 1996, pp.223- 224)

What is the nature of the assurance given by audits? Can it be observed? Can it be measured other than in broad qualitative terms or in terms of a consensus between auditors themselves? […] In short, they do not know how to demonstrate publicly what they produce; they appeal instead to their expert judgement. It is in this sense that auditing has a “weak” knowledge base; there is no way of specifying the assurance production function independently of a practitioner’s own qualitative opinion process. […] Auditing remains at the level of a folk craft or art. (Power, 1999, pp.28-30)

There is good reason to expect that no amount of rationalistic analysis will ever produce a sufficient explanation of auditor judgment. […] The thrust of the argument can be stated quite simply. For any given rule, one must decide when to apply it, which requires more rules, each of which requires more rules. In principle, any attempt to construct a purely rational explanation of auditor behaviour […] must ultimately fail in the face of an infinite regress. In practice, of course, rules fail us almost immediately. […] To reach a conclusion (even a qualified one) in the face of an essentially unknowable situation, auditors must rely on the emotional resources generated by the audit ritual […] [which] produce comfort […]. (Pentland, 1993, p.619)

L’opinion produite par les auditeurs légaux ne saurait ainsi tenir de la certitude mathématique. Sa justesse est indémontrable. Face à l’inconnaissable, les commissaires aux comptes ne peuvent au mieux que gagner un sentiment de confort sur lequel Pentland centre son analyse. De notre étude, il ressort toutefois qu’une telle situation est avant tout à leurs yeux source de peur, d’autant qu’ils doivent se montrer dans leurs conclusions tout à fait catégoriques.

2.1.2.Le devoir de certification

Comme nous l’avons vu, la mission d’audit légal est en France définie dans des termes très précis. Ainsi l’article L.823-9 du Code de commerce fait-il de cette mission une mission de certification. Le verbe certifier que doivent utiliser les auditeurs français pour formuler leur opinion est particulièrement fort. En sa norme n°2-101-08, la CNCC s’emploie certes à en réduire la portée. Ainsi souligne-t-elle que l’assurance fournie par la profession n’est point absolue mais seulement raisonnable. Il n’empêche. Même raisonnable une assurance demeure une assurance.

Confrontés à l’incertain et pouvant ne prétendre qu’au confort, les auditeurs n’ont donc pas pour autant le loisir d’afficher, à l’endroit des comptes vérifiés, la moindre indécision. L’opinion qu’ils émettent doit exprimer de la certitude, et ce quel que soit leur niveau d’expérience. Un superviseur nous dit par exemple : « Rester sur des incertitudes,

ce n’est jamais bon. Il faut pouvoir l’expliquer et c’est quelque chose qui ne passe pas. Tu ne peux pas rendre une note de synthèse en disant : il y a des incertitudes. Si c’est le cas, les gens partent du principe que tu n’as pas fait ton travail. » De même, sur l’une des

missions que nous avons observées, le manager revoyant les travaux de son équipe s’écrie tout à coup en direction de l’assistant et du stagiaire :

Ça ne va pas ! Vos feuilles de travail ne sont pas conclues ! C’est tout à fait inacceptable ! Nous exerçons un métier de certification. Une feuille de travail, ça se conclut ! Je veux voir apparaître le mot de conclusion souligné en rouge au bas de la première page de chacune de vos sections et sous-sections. Ce qu’on vous demande, c’est de prendre position, de trancher, de vous engager. C’est d’écrire noir sur blanc : « il n’existe dans tel ou tel compte aucune erreur significative » ou « l’erreur est celle-ci et son montant est de tant ».

Selon la belle formule de Pentland (1993, p.611), il revient ainsi à tout auditeur de produire une « certification de l’inconnaissable ».91 C’est en ce sens que nous qualifions la mission d’audit de mission impossible, caractère que la nouvelle obligation faite aux commissaires aux comptes de justifier leur opinion ne fait que renforcer.92 A ce sujet, l’un des associés interviewés par nos soins s’étonne, grave et désappointé :

Comme si nous pouvions justifier par a+b ce qui relève de manière essentielle de notre jugement professionnel, c’est-à-dire de notre intuition. Parvenir à se sentir suffisamment à l’aise pour procéder à une certification constitue déjà, souvent, une véritable gageure. Mais démontrer par écrit la validité de notre opinion, de nos appréciations, alors là… cela tient à mon avis de la quadrature du cercle ! Le jugement, n’est-ce pas précisément ce qui ne s’explique pas ? Si ça pouvait se décortiquer, on en aurait fait une application informatique, je présume. Nous demander de justifier notre opinion, c’est penser que notre métier se réduit à la mise en œuvre de procédures, en avoir une vision bureaucratique, pauvre, ne rien y comprendre ! Mais c’est également, et cela me chagrine beaucoup, penser que nous pourrions sans cela émettre une opinion injustifiée, nous prononcer avec légèreté, perdre de vue la responsabilité qui est la nôtre. D’un certain côté, je comprends… avec tous ces scandales... Mais d’un autre côté, je puis vous l’assurer : je ne connais pas un auditeur qui ne soit pleinement conscient des effets dévastateurs qu’une erreur de sa part peut engendrer. Aux rares amnésiques, les « affaires » auront rafraîchi la mémoire. Il n’était nul besoin d’en rajouter. Notre mission est essentielle : nous le savons tous.

Dans le document Le travail réel des auditeurs légaux (Page 173-178)