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2.2 Le musicien-acteur

2.2.2 La métamorphose du musicien-acteur

Le musicien-acteur, tout comme le chant-acteur, dans l’objectif de la théâtralisation d’un concert, doit aussi participer à l’enchantement, réussir à faire accepter au public qu’il participe à faire naître une certaine fiction. Comment réussir ce pari lorsque, sur scène, un des personnages représentés possède un instrument de musique ? Il n’est pas possible, à moins d’user de stratégies d’éclairage ou de demander au musicien-acteur de laisser de côté son instrument quelques instants, de faire en sorte que la métamorphose, au sens nietzschéen, se fasse. Voilà pourquoi – peut-être – la majeure partie des compositeurs ayant recours à des stratégies de théâtralisation dans le cadre de concerts utilisent le musicien directement comme matière, sans lui demander de métamorphose, et assument cette présence particulière. Et si une métamorphose complète s’opère, c’est par un processus de métaphorisation qui fait disparaître l’instrument ; l’instrument, cet accessoire encombrant, peut changer de nature par le biais de l’imaginaire.

Chez Kagel, la création du spectacle met parfois à profit le musicien dans sa globalité, sans changer sa nature. L’idée n’est pas de le transformer en un personnage fictif, mais bien de l’utiliser comme matière modelable et signifiante. Dans certaines de ses propositions artistiques, le créateur utilise l’aspect technique du jeu instrumental et le donne à voir. Les

109 Mauricio Kagel, Tam-Tam, p. 105-106, cité dans Jean-François Trubert, « Qu’est-ce que le théâtre

instrumental ? », dans Nicolas Donin et Laurent Fereynou [dir.], Théories de la composition musicale au XXe

siècle : volume 2, Lyon, Symétrie (coll. Symétrie Recherche), 2013, p. 1289.

mouvements sont exacerbés à tel point que « la source sonore est dans un état de modification111 ». Par exemple, dans sa pièce Sonant, les musiciens (guitare, harpe, contrebasse, percussions) articulent un discours grâce à la technique de jeu, délaissant l’aspect mélodique de la pièce au profit des indications112. Devant les yeux des spectateurs, il n’y a plus de musicien au sens conventionnel du terme, ni même de musique. Il y a une création nouvelle de sens, ce qui peut induire une forme de personnage-musicien cherchant à exprimer quelque chose par le mouvement et le corps113. Dans cette pièce, les musiciens vont même jusqu’à jouer virtuellement de leur instrument, sans produire aucun son. La musique est imaginaire, symbolisée par les actions physiques réalisées. Le spectateur peut à la fois inventer ce qu’il entend et ce qu’il voit, reconstruire le sens de ce qu’il perçoit. Est-ce un musicien à la recherche du sens de la vie ? Est-ce un personnage nouveau-né faisant ses premiers pas dans le monde114 ?

On peut voir aussi d’autres exemples d’œuvres qui utilisent le musicien directement comme matériau de création, et ce, sans que le créateur surajoute des éléments scéniques extérieurs (éclairage, costume, scénographie). C’est le cas, par exemple, des musiciens dans la représentation Mysteries of the grand macabre par Hannigan, présenté plus haut. En effet, les musiciens demeurent des instrumentistes de concert, mais ce sont certaines de leurs actions physiques, mises sur partition, qui nous invitent en tant que spectateur à imaginer qu’il se cache un personnage derrière le musicien. À un moment du spectacle, dès les premières mesures, l’on voit un musicien se lever et déchirer l’affiche du spectacle mis en scène par Hannigan, comme si ce dernier exprimait un fort désaccord avec ce qui se passe en

111 Jean-François Trubert, « Qu’est-ce que le théâtre instrumental ? », op. cit., p. 1289.

112 Voici un exemple d’indication donnée au percussionniste : « Votre collègue le guitariste vous invite à jouer.

On se demandera d’abord si le plaisir de battre le tambour est né non seulement du besoin de marquer le rythme, mais aussi pour participer de quelque manière à la gesticulation générale. Alors, gesticulez un peu sur vos tambours, et frappez de la paume de la main gauche sur la membrane et frappez de la main droite sur la main gauche, et battez des mains en touchant un peu la peau de la timbale, et augmentez votre activité en ajoutant des attaques de la glotte […] ». Mauricio Kagel, « Qu’est-ce que le théâtre instrumental ? », dans Tam-Tam.

Monologues et dialogues sur la musique, Paris, Christian Bourgeois (coll. Musique/Passé/Présent), 1983,

p. 117.

113 Les titres des parties de l’œuvre de Mauricio Kagel mettent d’ailleurs l’accent sur le mouvement et le

corps : « The emphasis on instrumental playing as a physical action is also expressed in the titles of the

individual movements of the piece which stress the tactile quality of the playing, such as “pièce touchée, pièce jouée” ». Björn Heile, The Music of Mauricio Kagel, Aldershot/Burlington, Asghate, 2006, p. 35.

114 Voici une interprétation du tableau Fin II : invitation au jeu de l’œuvre Sonant, présentée en Belgique par

scène115. Il est possible de considérer que cette action n’est pas que celle d’un musicien, mais bien celle d’un musicien et d’un personnage-musicien qui vit un conflit de valeurs avec ce que la chef d’orchestre lui indique de faire sur scène. Cette séquence est à la fois musicale (par le bruit) et théâtrale.

Notons aussi le travail de Jacques Rebotier dans Zoo Muzique116 (1999) où il expose des musiciens comme s’ils étaient des animaux en cage. Ces derniers, avec leur instrument en place, sont disposés dans l’espace scénique de manière à être isolés des autres. Chaque espace met en scène un musicien agissant et parlant, un musicien-acteur : le musicien devient alors un personnage inusité, personnage-musicien possédant une intériorité complexe et des conflits intérieurs.

Pour terminer, nous avons observé que certains créateurs de spectacles hybrides faisaient intervenir la métaphore pour transformer l’accessoire « instrument de musique » pour qu’il s’efface, permettant au musicien-acteur de passer de la performance musicale à la performance musico-théâtrale, à fois, et peut-être à la métamorphose tant espérée. Nous avons répertorié ce procédé dans l’œuvre Sept crimes de l’amour117 de Georges Aperghis. Les instruments mis en scène (clarinette et percussions) sont détournés de leur usage premier pour créer d’autres significations. Ainsi, en dehors de son usage sonore, la clarinette se métamorphose – de manière subjective – en objet phallique, en couteau, voire en objet d’agression. Ce qui est intéressant ici, c’est que la métaphore construite à partir de l’instrument de musique permet au musicien-acteur de prendre part au récit à titre de personnage. Il n’est plus un personnage-musicien avec l’identité d’un musicien. Il est un personnage ayant recours à différents modes d’expression pour symboliser ce qu’il ressent ou comment il agit. Concrètement, dans l’œuvre Sept crimes de l’amour, le clarinettiste devient l’archétype du dominateur sexuel lorsqu’il entreprend de faire entrer sa clarinette

115 Hannigan et GSO, LIGETI Mysteries of the Macabre, [en ligne].

https://www.youtube.com/watch?v=sFFpzip-SZk, [Vidéo consultée le 7 janvier 2016]. Prendre attention au percussionniste, de 00.01.03 à 00.01.13.

116 « Dans Zoo Muzique, toutes sortes d’animaux musicaux sont convoqués en scène ou plutôt en cage. Mais

qui sont-ils ? Rebotier s’amuse, en fait, avec l’image traditionnelle du musicien classique ». (David Marron, « Zoo Muzique », Les relations musique-théâtre : du désir au modèle, op.cit., p. 162.)

117 Georges Aperghis, Sept crimes de l’amour (1979), interprété par Sarah Maria Sun et Das Neue Ensemble,

dans la bouche de la chanteuse-actrice plutôt surprise et déjà entreprise par le percussionniste qui fait de ses pieds des percussions de choix.

Mauricio Kagel va encore plus loin dans ce procédé de la métaphore en créant des personnages complètement décalés dans son œuvre Staatstheater (1971). C’est dans la première partie de l’œuvre, Répertoire, que nous avons observé cela. Il est possible d’y voir une panoplie d’instruments de musique s’agglomérant directement au corps du musicien- acteur pour faire partie de son expression. L’instrument n’est plus le prolongement du musicien ; il fait partie de lui :

-! Un homme se frappe violemment le visage maquillé (bien étampé dans un plexiglas) avec une mailloche118 ;

-! Un cheval joué par un percussionniste vouté se déplace sur scène avec, en guise de sabots, des percussions devant et derrière119 ;

-! Un personnage boiteux, camouflé sous de la tulle, avance en jouant un air de guitare comme si le son émanait de lui dans sa globalité120 ;

-! Un déménageur de piano se promène avec un petit piano sur les épaules tandis que continue de jouer, derrière lui, un pianiste classique envouté121.

Dans ces exemples de Kagel, musique et corps font un tout signifiant. Nous irons plus loin dans l’étude de l’œuvre dans la partie consacrée à l’expressivité du corps chez le musicien- acteur.