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Les corps de la chanson : étude et expérimentation des stratégies de théâtralisation dans le concert de chansons

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Academic year: 2021

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Les corps de la chanson. Étude et expérimentation des

stratégies de théâtralisation dans le concert de

chansons

Mémoire

Isabelle Lapointe

Maîtrise en littérature et arts de la scène et de l'écran - avec mémoire

Maître ès arts (M.A.)

(2)

Les corps de la chanson

Étude et expérimentation des stratégies de théâtralisation

dans le concert de chansons

Mémoire

Isabelle Lapointe

Sous la direction de :

Liviu Dospinescu, professeur

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Résumé

Ce mémoire s’intéresse à la rencontre de l’objet-chanson et du théâtre dans le cadre d’un concert de chansons. Il le fait à travers trois corps : le chant-acteur, le musicien-acteur et le « corps » musical. Lsa visée principale de cette recherche est de dévoiler et de tester des stratégies de théâtralisation brouillant la frontière entre les genres, avec le désir de donner au concert de chansons toute l’amplitude qu’il peut prendre, voire de lui ouvrir les portes d’un nouveau langage. Pour ce faire, après avoir analysé un corpus d’œuvres au profil hybridant, nous avons cherché des pistes de réponse à nos questions de recherche dans des ouvrages dédiés à la musique contemporaine. Les hypothèses issues de cette phase de travail ont été mises à l’épreuve lors de la création du spectacle expérimental Le spectacle raté de la chanteuse écrapoutie. Le présent essai retrace donc ce processus en mettant en évidence les stratégies qui nous ont semblé les plus efficaces, tant parmi celles que nous avions formulées au départ que parmi celles qui sont nées du travail de création lui-même.

En annexe, le lecteur pourra consulter nos différents outils de travail, suivre notre processus de création en images et lire la partition finale du spectacle en version simple ou commentée. Un enregistrement du spectacle est aussi disponible.

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Table des matières

Résumé ... ii

Remerciements ... vii

Introduction ... 1

CHAPITRE 1 Théâtralité et chanson : analyse des concepts et des points de convergence ... 4

1.1La notion de théâtralité ... 4

1.2La chanson : considérations théoriques ... 6

1.2.1 Contexte général ... 6

1.2.2 La chanson et son contexte conventionnel de présentation : le concert et la figure de l’artiste chansonnier ... 9

1.3Les connivences chanson/ théâtre ... 12

1.4Conclusion ... 13

CHAPITRE 2 Présentation des trois axes de recherche : le chant-acteur, le musicien-acteur et le « corps » musical. ... 14

2.1 Le chant-acteur ... 16

2.1.1 De chanteur à chant-acteur ... 16

2.1.2 Chanter et participer à la fiction : une tâche complexe ... 17

2.1.3 Première condition : la maîtrise vocale du chant-acteur ... 20

2.1.4 Deuxième condition : l’expression corporelle du chant-acteur ... 25

2.2 Le musicien-acteur ... 27

2.2.1 De musiciens à musiciens-acteurs ... 28

2.2.2 La métamorphose du musicien-acteur ... 30

2.2.3 Première condition : la virtuosité se déplace ... 33

2.2.4 Deuxième condition : l’émancipation du corps par l’expression corporelle et vocale du musicien-acteur ... 36

2.3 Le « corps » musical ... 41

2.3.1 La métaphore musicale d’un corps et sa réception par le spectateur ... 43

2.3.2 Étude des œuvres retenues ... 47

2.4 Conclusion ... 53

CHAPITRE 3 La création ... 54

3.1 Première étape du processus de création : explorations dramaturgiques et formelles autour de l’idée centrale ... 57

3.1.2 Les musiciens-acteurs ... 67

3.1.3 Le corps musical ... 68

3.2 Phase de répétition ... 71

3.2.1 Les chant-actrices : la métamorphose commence ... 71

(5)

3.2.3 Le corps musical ... 77

3.3 Le spectacle final ... 82

3.3.1 La possible rencontre de la chanson et du théâtre en trois exemples ... 83

3.3.2 Les ruptures qui théâtralisent le concert de chansons ... 91

Conclusion générale ... 97 Bibliographie ... 109 ANNEXE I ... 114 ANNEXE II ... 116 ANNEXE III ... 117 ANNEXE IV ... 119 ANNEXE V ... 124 ANNEXE VI ... 126 ANNEXE VII ... 133 ANNEXE VIII ... 135 ANNEXE IX ... 136 ANNEXE X ... 139 ANNEXE XI ... 140 ANNEXE XII ... 144 ANNEXE XIII ... 145 ANNEXE XIV ... 147 ANNEXE XV ... 149 ANNEXE XVI ... 151 ANNEXE XVII ... 152 ANNEXE XVIII ... 171 ANNEXE XIX ··· 196 ANNEXE XX ··· 197

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À Murielle, Lucille et Aurèle À Richard, Thérèse et Fernando

(7)

Et la fille Qui joue de son instrument Quel instrument? Quel est ce son strident Qui me donne chaud Qui me donne froid? Elle joue depuis

Longtemps Je Je crois ________________________ Cabaret neiges noires

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Remerciements

C’est avec une grande joie que j’écris ces remerciements à toutes les personnes qui m’ont appuyée dans ce projet. L’étape de la création – la plus agréable mais aussi la plus exigeante – n’aurait jamais eu lieu sans l’appui de mes collègues artistes. J’ai eu une chance immense d’avoir à mes côtés des chanteuses, des comédiennes et des musiciens de talent. Laurie Vanhoutte, Mélissa Simard, Monika Pilon (et la petite Aline), Annie Veillette, Christiane Jean, Odré Simard, Emmelyne Déziel, Éric Savard, Simon Guérin et Mathieu Rancourt, je vous dis merci pour le temps et l’énergie que vous avez consacrés à ce projet.

Merci aussi aux précieux collaborateurs qui m’ont conseillée ou qui m’ont aidée à la dramaturgie et à la technique. Mathieu Turcotte, tu as été la « deuxième tête » de ce projet. Tes conseils dramaturgiques et ton aide lors de la mise en place de plusieurs des tableaux m’ont été indispensables. Geneviève Nadeau, tu as eu le courage de faire une longue route pour nous aider. Tu as su nous « éclairer » de mille manières ! Merci aussi à Jules Radin qui a pris le relai de l’éclairage et à François Bélanger, un assistant arrivé à point à la fin de cette course de plusieurs mois. Mickaël Veilleux, merci d’avoir relevé le défi technique de sonoriser ce spectacle aux multiples particularités. Enfin, Karine Chiasson, tes conseils en technique de danse ont enrichi nos moyens d’expression.

Évidemment, merci à mon directeur de recherche, Liviu Dospinescu. À toutes les étapes de la recherche-création et de la rédaction de cet essai, tu as été présent. Tes conseils judicieux et tes encouragements m’ont permis de continuer, voire de me dépasser.

Merci à Robert Faguy, à Élizabeth Plourde et à Jean-François Lessard pour les échanges constructifs autour du projet. Merci au LANTISS pour l’accès au studio et au matériel technique. Merci à l’AELIÉS pour le soutien lors de la présentation du spectacle final. Merci au FTUL de nous avoir reçus avec dynamisme lors de l’édition 2017. Merci aux membres du public qui m’ont fait part de leurs commentaires lors des laboratoires devant public. Merci aussi aux membres du jury (Robert Faguy et Denyse Noreau) qui ont accepté d’évaluer le présent mémoire de maîtrise.

Finalement, merci à Nicolas Comtois, mon précieux amour, ma « soupape » et mon réviseur linguistique. Combien de soupirs as-tu entendus ? Je te promets tout simplement une reconnaissance éternelle…

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Introduction

Le concert de chansons tel qu’on le connaît aujourd’hui trouve en partie sa source au XIXe siècle avec l’apparition des cafés-concerts parisiens où « consommation et spectacle font la paire1 ». Divertissement populaire très prisé, ces cafés où l’on chante rassemblent bourgeois et prolétaires autour d’un tour de chant léger et agréable. Ce commerce devient au fil du temps un marché très lucratif, supporté par le nouveau phénomène du vedettariat. Le concert de chansons devient alors un « bien culturel2 » à consommer et l’on mesure son crédit au nombre d’entrées ou de verres vendus. Dans la foulée naîtront des spectacles à grand déploiement, les music-halls, dont le rendement financier sera très important et qui seront fort populaires : « [c]es spectacles luxueux, à grand retentissement, ont séduit les foules3 ». On vise, avec ce genre artistique, le déploiement d’un « spectacle total » ; théâtre, chant (en moindre part) et danse se côtoient. Pendant quelques décennies, parallèlement à l’avènement de l’industrie du disque, rendu possible par le développement du phonographe, tout gravite autour du spectaculaire music-hall. Depuis, la « masse » consomme de la culture et se déplace pour assister à des spectacles qui sont souvent à grand déploiement et où les moyens techniques et les technologies épatent, où les artistes sont flamboyants de talent.

Ce que l’on remarque dans l’avènement du spectacle de chansons contemporain, c’est que ce qui a été ajouté au genre « chanson » à travers le temps (éclairage, effets sonores, projections, etc.) constitue un ensemble de signes agréables à la réception, jouissifs pour les yeux et les oreilles, voire explosifs, mais d’ordre essentiellement décoratif. Ces signes, qui sont souvent abondants, tendent à devenir une fin en soi et la chanson court ainsi le risque de devenir secondaire et de perdre la force émanant de son potentiel sémantique, symbolique et social.

Il arrive cependant que certains artistes, sans dépouiller leur spectacle de tout artifice, offrent à leurs chansons un tout autre type de déploiement. De fait, un bon nombre d’artistes

1 Martin Pénet, Mémoire de la chanson. 1100 chansons du Moyen-Âge à 1919, Paris, Omnibus, 1998, p. 243. 2 Pierre Bourdieu, Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil (Points/Essais), 1998,

p. 236.

3 Guy Erismann, « Chanson », dans Encyclopedia Universalis, [en ligne],

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puisent dans les codes du théâtre pour apporter un support sémantique à leurs pièces chantées, voire ouvrent résolument le champ des significations pour permettre une participation plus active du spectateur. C’est ainsi que, dans différents registres, des artistes tels que Diane Dufresne, David Bowie, Camille, Björk ou Peter Gabriel – pour ne nommer que ceux-ci –, offrent à leurs spectateurs des expériences scéniques riches et stimulantes, où les chansons sont mises en scène à l’aide de différents procédés théâtralisants. On pourrait affirmer que leurs spectacles sont des concerts théâtralisés de chansons. La chanson y est encore prédominante, centrale, fondamentale et le théâtre vient lui offrir des ressources pour se déployer plus largement.

Dans le cadre de nos recherches, nous avons tenté une réflexion pour mener plus loin l’idée de la théâtralisation du concert de chansons. Nous nous sommes mis en quête d’une hybridation, avec le désir de mettre le doigt sur le point de bascule où il n’y aurait plus de frontière entre chanson et théâtre. Nous avions en tête cette question de recherche : comment théâtraliser la performance musicale chanté ? Et nous avons tenté d’aller au-delà de ce questionnement en visant l’émergence d’un nouveau langage. Pourrait-il exister un nouveau genre spectaculaire, fusionnant chanson et théâtre, et ce, en dehors des pratiques de l’opéra, de la comédie musicale, de l’opérette ou du drame musical ? Serait-il possible, par expérimentation, de trouver les ressorts de ce nouveau genre ?

Pour répondre à ces questions, nous avons établi un corpus d’œuvres actualisant les principes décrits plus haut et nous avons répertorié une série d’ouvrages pouvant nous aider à tracer notre voie d’expérimentation et à relever les modalités de la théâtralisation de la performance musicale chantée. C’est ainsi que notre hypothèse de recherche a pris forme : la réponse à notre désir d’hybridation se trouvait dans le travail du corps. Si nous voulions arriver à un concert de chanson-théâtre, nous devions théâtraliser les corps en scène : le corps des chanteurs, le corps des musiciens et même le corps de la musique (qui possède une matérialité invisible, mais, néanmoins, une matérialité malléable). Il fallait donc transformer nos performeurs en chant-acteurs et en musiciens-acteurs et il fallait transformer la musique en corps musical agissant en scène. Nous avons donc convenu que notre recherche théorique, dont nous rendrons compte dans les deux premiers chapitres de cet essai, s’articulerait autour de ces trois grands axes que sont le chant-acteur, le musicien-acteur et le corps musical.

(11)

La création expérimentale, quant à elle, a commencé après l’analyse de ces axes de recherche. Dans de nombreux laboratoires, dont deux devant public, nous avons exploré le rapport entre la performance musicale chantée et les systèmes théâtraux afin de tester des stratégies de théâtralisation existantes et d’en découvrir de plus personnelles. Nous nous sommes inspirée de la méthode de création de Georges Aperghis (nous en traiterons dans la première section du chapitre 3), qui nous semblait un bon modèle pour l’hybridation de la musique et du théâtre.

La réflexion développée dans le présent essai témoignera de la progression même de notre recherche. Nous établirons, dans un premier temps, une définition opératoire des concepts qui sont au cœur de notre tentative d’hybridation : ceux de théâtralité et de chanson. Dans un deuxième temps, nous présenterons nos trois axes de recherche, tel que nos lectures nous ont permis de les interroger et leur donner forme : les notions de chant-acteur, de musicien-acteur et de corps musical. Nous mettrons en avant, dans un troisième et dernier temps, notre processus de création et tenterons de faire ressortir les procédés qui nous ont semblé les plus efficaces pour la théâtralisation du concert de chansons.

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CHAPITRE 1

Théâtralité et chanson : analyse des concepts et des points

de convergence

La première étape de notre travail consiste à définir les concepts en jeu dans notre recherche. D’abord, selon une perspective sémiotique (Barthes, Vigeant), nous définirons le terme « théâtralité » en précisant quel est le rapport entretenu entre le discours théâtral et le spectateur. Ensuite, nous ferons un détour par le terme « chanson » afin d’en dégager l’essence, mais aussi afin de comprendre quelles propriétés spécifiques pourront être modifiées dans le cadre de notre création, dont le but est de théâtraliser le spectacle de chansons. Ceci nous amènera donc à nous intéresser aux conventions du spectacle chansonnier et à la figure de l’artiste chanteur contemporain, telle qu’elle pourrait être attendue par les spectateurs. Nous terminerons ce chapitre par une mise en évidence des traits communs que partagent le théâtre et la chanson.

1.1!La notion de théâtralité

Comme nous l’avons mentionné dans notre Introduction, c’est l’idée de théâtralisation du corps-chanteur, du corps-musicien et du corps musical4 qui est au cœur de notre démarche. Il s’agit donc de puiser dans les codes et les signes du théâtre afin d’enrichir ce qui, d’emblée, n’est que musique ou chanson dans le cadre d’un concert. Si nous voulons théâtraliser le concert de chansons, encore faut-il, cependant, comprendre ce qu’est la théâtralité.

L’article de Pavis dans Le Dictionnaire du théâtre (2002) nous a guidée pour amorcer notre réflexion. Au sens premier, « la théâtralité serait ce qui, dans la représentation ou dans le texte dramatique, est spécifiquement théâtral (ou scénique) au sens où l’entend A. Artaud5 ».

4 Ces concepts seront abordés au deuxième chapître de cet essai.

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Le théâtral se retrouverait en dehors de la parole, en dehors du dialogue. Dans cette optique, nous pouvons aussi retrouver l’idée du sémioticien Roland Barthes sur la théâtralité : « [c]’est le théâtre moins le texte, c’est une épaisseur de signes et de sensations qui s’édifie sur la scène à partir de l’argument écrit, c’est cette sorte de gestes, tons, distances, substances, lumières, qui submerge le texte sous la plénitude de son langage extérieur6 ». Que l’argument écrit soit un texte volontairement écrit pour le théâtre, un poème, voire une chanson, ce qui compte ici, ce sont les éléments signifiants qui se côtoient et l’entourent sur la scène. C’est le visible et/ou l’audible incarné – entre autres par le geste, le son, l’éclairage – qui construit une expérience scénique signifiante pour le spectateur. Rappelons d’ailleurs une citation de Barthes, qui établit bien la situation d’énonciation présente dans l’œuvre théâtrale :

Qu’est-ce que le théâtre ? Une espèce de machine cybernétique [une machine à émettre des messages à communiquer]. Au repos, cette machine est cachée derrière un rideau. Mais dès qu’on la découvre, elle se met à envoyer à votre adresse un certain nombre de messages. Ces messages ont ceci de particulier, qu’ils sont simultanés et cependant de rythme différent ; en tel point du spectacle, vous recevez en même temps 6 ou 7 informations (venues du décor, du costume, de l’éclairage, de la place des acteurs, de leurs gestes, de leur mimique, de leur parole), mais certaines de ces informations tiennent (c’est le cas du décor) pendant que d’autres tournent (la parole, les gestes) ; on a donc affaire à une véritable polyphonie informationnelle, et c’est cela la théâtralité : une épaisseur de signes7.

Puisque nous avons mentionné la situation d’énonciation, notons qu’au théâtre, il y a un élément important de ce système : la réception par le spectateur. C’est le spectateur, actif, qui construit le sens de ce qu’il perçoit. Au contact avec les codes qui lui sont présentés, il (re) crée un espace fictif, « un espace autre dont les lois et les règles ne sont plus celles du quotidien et où il inscrit ce qu’il regarde, le percevant alors d’un œil différent, avec distance, comme relevant d’une altérité où il n’a de place que comme regard extérieur8 ». En résumé, pour qu’il y ait théâtralité, non seulement le créateur (ou nous devrions dire les créateurs9) doit susciter un message (ou nous devrions dire des messages10) supporté par différents signes

6 Roland Barthes, « Le théâtre de Baudelaire », dans Essais Critiques, Paris, Seuil, 1964, p. 41-42. 7 Roland Barthes, « Littérature et signification », dans Essais critiques, Seuil/Points, 1981 (1963), p. 258. 8 Josette Féral, citée dans Janelle Reinet, « The Politics of Discourse : Performativity meets Theatricality »,

SubStance, vol. 31, numéros 2-3, 2002, p. 207, dans Jonathan Roberge, « Roland Barthes au théâtre de la Cité »,

Théâtralité et société : positions de la sociologie no 51, automne 2011, p. 143.

9 Nous adoptons la perspective de Louise Vigeant qui mentionne que les émetteurs sont multiples. Elle y

dénombre : l’auteur dramatique, le metteur en scène et les comédiens ; voir en ce sens Louise Vigeant, Lecture

du spectacle théâtral, Laval, Mondia, 1989, p. 7.

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et codes scéniques, mais il doit prendre en compte qu’il existe bel et bien un autre créateur actif de son message : le spectateur. Différents signes contribuent à la création du message théâtral par le spectateur, comme l’explique Louise Vigeant dans Lecture du spectacle théâtral11. Ces signes sont déjà perceptibles, en filigrane, dans les citations précédentes de Roland Barthes : la spatialisation, l’objet (décor, éclairage, son, accessoire, costume), la figure scénique, le personnage dramatique, la gestuelle, la mimique. Ces composantes de la représentation « se mettent réciproquement en valeur et font éclater la linéarité du texte et de la parole12 ».

On pourrait résumer l’ensemble du fonctionnement théâtral, illustré précédemment, par cette citation :

Le dénominateur commun à tout ce qu’on a coutume d’appeler « théâtre » dans notre civilisation est le suivant : d’un point de vue statique, un espace de jeu (scène) et un espace d’où l’on peut regarder (salle), un acteur (gestuelle, voix) sur la scène et des spectateurs dans la salle. D’un point de vue dynamique, la constitution d’un monde « fictif » sur la scène en opposition au monde « réel » dans la salle, et, dans le même temps, l’établissement d’un courant de « communication » entre l’acteur et le spectateur13.

Nous retenons cette dernière définition puisqu’elle intègre aussi la notion de fiction. L’espace fictif qui se crée sur scène lors de la représentation théâtrale pourrait compléter le côté performatif du concert de chansons. Nous aborderons ce point dans la section suivante.

1.2!La chanson : considérations théoriques

1.2.1 Contexte général

Dans le cadre de notre spectacle expérimental, nous utiliserons des fragments textuels et musicaux : des chansons. Il est donc important de faire le point sur ce que nous nommons chanson.

Le terme même de chanson est complexe, mouvant et fortement marqué par l’histoire. Musicologues et commentateurs littéraires se partagent les études à son sujet et se relancent :

11 Louise Vigeant, La lecture du spectacle théâtral, Laval, Mondia, 1989, 228 p. 12 Patrice Pavis, op. cit., p. 360.

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texte ou musique, poésie ou non, art mineur ou art majeur ? Nous ne ferons toutefois pas une rétrospective de la manière dont est envisagée la chanson selon les sciences humaines dans leur ensemble, mais bien une analyse conceptuelle restreinte dans l’optique de Jean-Nicolas De Surmont et de Paul Zumthor. Nous ferons aussi un détour du côté de la spécialiste en chanson réaliste Catherine Dutheil ; cela nous sera utile pour ensuite comprendre en quoi le théâtre et la chanson sont des disciplines ayant de fortes connivences.

D’abord, nous pouvons considérer l’étymon des mots chant et chanson, comme le propose Jean-Nicolas De Surmont dans sa théorie de l’objet-chanson : « de l’étymon canere qui signifie “moduler des sons”, “jouer de la musique”, “chanter”, “prophétiser”, “répéter le même discours”14 ». Ici, nous pouvons retenir : l’idée de la présence de la voix et de la musique ; l’idée de répétition de la parole ; l’idée d’une mélodie qui émerge de la modulation des sons. On peut donc dénoter trois paramètres fondamentaux de l’existence d’une chanson : la chanson est performance (d’un corps15) ; la chanson est discours ; la chanson est musique. Pour qu’il y ait chanson, il faut un corps qui émette un discours et une mélodie (le message). Ce message pluriel (texte et musique) s’active en la présence des auditeurs (récepteurs).

Le message provenant de la chanson peut jouer de multiples fonctions, mais celle qui nous intéresse davantage dans le cadre de la présente recherche est celle dont la fonction est poétique, lyrique ou narrative, comme les chansons que l’on pouvait entendre dans les cabarets de Montmartre pendant la deuxième moitié du XIXe siècle16. D’emblée, la chanson didactique ou fortement incitative, par exemple la chanson politique ou critique, ne correspond pas à ce que nous produisons nous-même en tant qu’auteure-compositrice. C’est d’ailleurs pour cette raison que notre approche s’éloigne de la théorie brechtienne sur la

14 Jean-Nicolas De Surmont, La poésie vocale et la chanson québécoise, Les éditions de L’instant même,

Montréal, 2010, p. 10.

15 Paul Zumthor explique que l’oralité (ici issue de la chanson) implique un corps : « Quoiqu’évoque, par des

moyens linguistiques, le texte dit ou chanté, la performance lui impose un référent global qui est de l’ordre du corps. C’est par le corps que nous sommes en temps et lieu : la voix le proclame, émanation de nous ». Donc, la performance ici est symbolique. C’est « l’intégration de notre relativité corporelle dans l’harmonie cosmique signifiée par la voix; d’intégration de la multiplicité des changes sémantiques dans l’unicité d’une présence ». p. 149.

16 Yvette Guilbert et Aristide Bruant sont des exemples d’artistes qui se produisaient dans les cabarets comme

Le Chat noir, lieu fréquenté par le « circuit lettré », en opposition avec le « circuit bourgeois » qui préfère le music-hall. Artistes, intellectuels et critiques d’art, tels que Baudelaire, Charles Cros et Verlaine, fréquentent les cabarets. Martin Péret, Mémoire de la chanson. 1100 chansons du Moyen-Âge à 1919, Paris, Omnibus, 1998, p. 445.

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musique17. Nous ne nous intéresserons pas non plus à la chanson qu’on pourrait nommer commerciale. Comme l’objectif de ce genre de productions est surtout financier – et ce, depuis l’apparition des médias de masse et des droits d’auteur au XIXe siècle –, celles-ci prennent un caractère « standardisé » et « le rythme l’emporte sur la mélodie et le sens18 ». En ce qui a trait à notre création, qui fait l’objet de notre travail de maîtrise et de cet essai, nous ne suivons pas cette logique.

Enfin, ce que nous retenons du concept de chanson dans notre pratique artistique est en accord avec l’ouvrage sur la chanson réaliste de Catherine Dutheil Pessin. Voici les éléments clés dont nous avons tenté de faire usage dans notre création :

-! La chanson « accompagne et scande les heures ordinaires et extraordinaires19 » ; -! La chanson « circule dans toute l’épaisseur de la psyché, individuelle et

collective20 » ;

-! La chanson est répétition, « [t] outes les figures de la mise en écho sont présentes et possibles21 » ;

-! La chanson est mémoire, « [l] a nostalgie est sœur de la chanson22 » ;

-! La chanson est « théâtralisation d’Éros23 », « elle réveille et module en nous d’archaïques émois dont elle dessine toutes les figures et les variations24 ».

Si nous avons retiré autant d’éléments théoriques de l’ouvrage de Dutheil, c’est qu’ils font partie des grandes inspirations qui nous ont aidée à construire notre spectacle expérimental. Cette conception de la chanson, en fait, est très proche de celle du théâtre, voilà

17 Antiwagnérien, fervent socialiste, Berthold Brecht croit que la musique ne doit pas participer à l’hypnose

collective : « Célèbre est son aversion pour les symphonies de Beethoven, évocatrices des sanglants tableaux de batailles napoléoniennes, mais aussi pour les musiques introspectives, hypnotiques, d’ambition culinaire, dans lesquelles l’auditeur se perd, desquelles il s’enivre ou s’abrutit, et qui provoquent des états d’âme dont la nature importe moins que la force ». Laurent Feneyrou, « Songs et musiques gestuelles. Berthold Brecht – Hanns Eisler & Paul Dessau », dans Nicolas Donin et Laurent Feneyrou [dir.], Théories de la composition

musicale au XXe siècle, vol. 1, Lyon, Symétrie, 2013, p. 403.

18 Guy Erismann, « Chanson », dans Encyclopedia Universalis, [en ligne].

http://www.universalis-edu.com.acces.bibl.ulaval.ca/encyclopedie/chanson, [Texte consulté le 27 novembre 2016].

19 Catherine Dutheil Pessin, La chanson réaliste, sociologie d’un genre, Paris, L’Harmattan (Coll. Logiques

sociales), 2004, p. 11. 20 Ibid., p. 17. 21 Ibid., p. 19. 22 Ibid., p. 25. 23 Ibid., p. 29. 24 Ibid., p. 35.

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pourquoi il nous semble opportun de la privilégier. Nous y reviendrons dans la présentation des stratégies de théâtralisation du concert de chanson au chapitre 2, dans la section concernant ce que nous nommerons l’axe du « corps chanteur ».

1.2.2 La chanson et son contexte conventionnel de présentation : le concert et la figure de l’artiste chansonnier

Le contexte de la chanson qui nous intéresse est celui du concert. De nos jours, le concert de chansons (l’on considère ici principalement le spectacle d’auteur-compositeur-interprète) se présente généralement comme suit25. Les spectateurs – en petit ou grand nombre – s’installent dans un lieu à rapport scénique frontal. Que les spectateurs soient dans un café, dans une salle de spectacle ou dans un festival de petite ou de grande envergure, ils se trouvent face à une scène où se trouve un artiste accompagné ou non par des musiciens. Les spectateurs, autant que possible, sont silencieux. Ils écoutent les chansons que l’artiste a choisi d’enchainer.

Comme il n’y a pas de quatrième mur, l’artiste chansonnier s’adresse directement au public, fait parfois des commentaires, sans porter de masque, et annonce ses chansons. Certains parlent de leur quotidien, d’autres racontent des anecdotes. L’artiste se présente en tant que lui-même. Ce n’est pas un personnage qui se trouve devant les yeux des spectateurs, mais un homme ou une femme qui se livre tout entier. C’est d’ailleurs ce que révèle l’essai de Marjolaine Guilbert dédié à la mise en scène de la chanson. Cette dernière partage les propos d’artistes œuvrant dans le domaine de la chanson (Bernard Alain, François Léveillé et Denis Bouchard) et interviewés dans le cadre de ses recherches universitaires :

Si, au théâtre, les acteurs sont dissimulés derrière des personnages, les chanteurs, quant à eux, « travaillent à partir d’eux, […] de leur égo » (BA) ; ils sont « au service d’eux-mêmes » (BA), « font la promotion de leur propre personne » (BA). Comme Denis Bouchard le mentionnait : « lorsque tu vas voir un 'show' de Wajdi Mouawad, ou encore un 'show' de Robert Lepage, tu te fous un peu de qui joue dedans, alors que si tu vas voir Garou, tu vas voir Garou […]26.

D’ailleurs, la figure de l’artiste au sein du concert de chansons, l’auteur-compositeur-interprète, est celle de quelqu’un d’authentique, de vrai, de sincère, qui se dévoile à travers

25 Le rituel du concert, comme Muriel Plana l’affirme dans Les relations musique-théâtre, est « une situation

à la dramaturgie figée et donc archi-prévisible » (2010, p.26).

26 Marjolaine Guilbert, « Mettre en scène l’autre par le biais de la chanson », mémoire de maîtrise en Littérature,

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les chansons qu’il a créées lui-même. Les ficelles du spectacle ne doivent pas paraître. Même lorsqu’un metteur en scène participe à la mise en place du spectacle, ceci doit demeurer subtil pour ne pas briser l’illusion du vrai et ainsi compromettre la persona du chanteur en scène. Comme Guilbert le partage dans son essai en rapportant les paroles de l’artiste François Léveillé, le metteur en scène doit faire en sorte que « l’artiste soit lui-même et que le public pense que tout vient de l’artiste »27. Il faut faire en sorte « qu’on ne voit pas le travail du metteur en scène en arrière »28.

Il importe de mentionner l’apport du XIXe siècle au phénomène de valorisation de la figure de l’artiste de la chanson. D’un côté, la naissance du vedettariat avec, en premier lieu, l’artiste Thérésa (figure des premières affiches, artiste dont on vend les chansons et des produits à son effigie) met en avant l’idée qu’un artiste possède une valeur marchande. On peut donc faire la promotion d’un individu. C’est ce que soulève le musicologue Guy Erismann dans un article dédié à la chanson29.

Puis, à partir de l’époque romantique, la valorisation du génie et de la figure de l’artiste participe à la création de l’idole bohème, dont Baudelaire est le plus fort représentant. L’artiste, le vrai, se doit d’être au-dessus de la mêlée, désintéressé, libre et dénué de toute emprise, même financière. C’est ce que Pierre Bourdieu met en avant en parlant de Baudelaire : « Le dénuement et la misère, bien qu’ils menacent à tout moment son intégrité mentale, lui apparaissent comme le seul lieu possible de la liberté et le seul principe légitime d’une inspiration inséparable d’une insurrection30 ». L’artiste, pour être légitime, se doit de n’être sous l’emprise d’aucune instance de pouvoir :

Peut-être tient-on là, […], un critère assez indiscutable de la valeur de toute production artistique et plus largement intellectuelle, à savoir l’investissement dans l’œuvre qui peut se mesurer aux coûts en efforts, en sacrifices de tous ordres et, en définitive, en temps, et qui va de pair, de ce fait, avec l’indépendance par rapport aux forces et aux contraintes qui s’exercent de l’extérieur du champ ou, pire, de l’intérieur, comme les séductions de la mode ou les pressions du conformisme éthique […]31.

C’est ici la naissance de l’artiste en marge des conventions, du pouvoir et des modes. Il s’agit

27 Marjolaine Guilbert, « Mettre en scène l’autre par le biais de la chanson », op.cit., p. 50. 28 Id.

29 Guy Erismann, « Chanson », dans Encyclopedia Universalis, op.cit.

30 Pierre Bourdieu, Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil (Points/Essais),

1998, p. 115.

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d’un anti-bourgeois, d’un libre-penseur.

Dans l’imagerie populaire contemporaine, ceci est encore présent. La figure du bohémien est souvent associée aux artistes dont on donne la plus grande valeur symbolique. Entre autres, nous pensons à Kurt Cobain, mais surtout à Bob Dylan dont le jeu collectif de consécration, l’illusio dirait Bourdieu, sous-entend justement son indépendance intellectuelle et artistique, pour le meilleur et pour le pire32. Dylan est perçu comme un génie de la musique :

On peut voir en lui aussi bien le seul chanteur-auteur-compositeur génial de la musique populaire de la seconde moitié du XXe siècle, abscons et transparent, lumineux, mais

tragique, viscéralement attaché aux racines des musiques américaines, tout en les transcendant par une inspiration singulière33.

S’il importe de mentionner l’aura autour de l’artiste Bob Dylan, c’est que celle-ci forge plus ou moins consciemment les attentes des spectateurs fréquentant les concerts de chanson d’auteur-compositeur-interprète. En effet, Bob Dylan est un archétype très fort dans le domaine de la chanson : « C’est une légende vivante, il appartient à notre mythologie34 ». Or, l’artiste qui veut faire de la chanson est continuellement confronté à ce modèle d’authenticité, lui-même fortement marqué par le plus important des chanteurs folks américains, Woody Guthrie35. Mentionnons que le folk qui se popularise dans les années 60 aux États-Unis provient de la lointaine Naturpoesie36 des Frères Grimm et du courant romantique de valorisation de la chanson populaire (du peuple), le Volkskied37.

Dans le contexte de notre spectacle expérimental, nous tenterons de briser les conventions du spectacle de chansons telles que présentées ci-dessus, ainsi que l’aura

32 Au début des années 80, Dylan s’écarte et son public le comprend difficilement : « Des accès de religiosité donnent le change tout à coup, et on suit mal le chanteur dans sa soudaine imitation de Jésus-Christ ». Michel P. Schmitt, « Dylan Bob (1941 - ), dans Encyclopedia Universalis, [en ligne]. http://www.universalis-edu.com.acces.bibl.ulaval.ca/encyclopedie/bob-dylan, [Texte consulté le 9 décembre 2016].

33 Id.

34 Pierre Assouline, « Le doigt d’honneur des Nobel à la littérature américaine », La république des livres, [en

ligne]. http://larepubliquedeslivres.com/le-bras-dhonneur-des-nobel-la-litterature-americaine/, [Texte consulté le 19 novembre 2016].

35 Michel P. Schmitt, « Dylan Bob (1941 - ), dans Encyclopedia Universalis, op. cit.

36 Poésie de nature, anonyme, traditionnelle, simple, authentique, ainsi opposée aux produits d’une culture

lettrée. « Il s’agit d’un retour à l’enfance de l’humanité, où l’imagination n’était pas encore bridée par la raison, la poésie était encore l’expression directe des sentiments ». Brigitte Buffart-Moret, « De l’influence de la chanson sur le vers au XIXe siècle », dans Romantisme, vol. II, no140 (année 2008), pp. 21-35.

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entourant la figure de l’artiste. Nous ne tenterons pas d’incarner l’archétype de la supposée vérité ; nous souhaitons briser les attentes du spectateur de chanson. Nous explorerons librement le rituel du concert en puisant dans les ressources du théâtre. Nous tenterons de « compromettre » la stabilité du concert de chansons. Il faut dire que plusieurs artistes travaillent dans le même sens, à différents degrés38 et que ces derniers représenteront notre source d’inspiration.

1.3!Les connivences chanson/ théâtre

Si nous tentons de décloisonner la pratique chansonnière actuelle, c’est entre autres parce que la chanson, comme performance vocale et corporelle devant le public, partage des caractéristiques avec le théâtre, et ce, depuis longtemps dans l’histoire de cette pratique.

D’abord, selon Paul Zumthor39, la chanson – ou la poésie orale chantée – est elle aussi, en partie, performance : elle est unique à chaque fois qu’elle est performée. Elle se déploie dans le présent, et ce, même si elle parle du passé ou de fiction.

Comme le théâtre, la chanson se déroule sur scène, dans divers contextes culturellement marqués. Elle existe en un temps et en un lieu. Ainsi, la chanson, comme c’est aussi le cas du théâtre, est marquée par l’espace et le temps (le contexte) dans lesquels elle est produite. Cela transparaît par exemple dans l’analyse que fait Paul Zumthor de la chanson placée dans un contexte de café-théâtre :

La nature du lieu, propre à réunir un public mêlé, pendant une durée déterminée, à des heures de loisir professionnel ; sa commercialisation, même partielle (on paie sa consommation) ; les nécessités techniques de sa programmation : autant de facteurs qui dramatisent la parole poétique et poussent la déclamation, la chanson, vers quelque forme du théâtre40.

Le lieu, les odeurs, les couleurs, les bruits, bref tous les autres signes présents lors de la diffusion de l’événement oral viennent brouiller « la perspective sémantique41 ».

38 Nous verrons ceci au chapître 2.

39 Paul Zumthor, Introduction à la poésie orale, op. cit., p. 147.! 40 Ibid., p. 155.

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D’autre part, la voix du chanteur est symbole de quelque chose de plus grand, comme celle de l’acteur au théâtre. La chanson – tout comme le théâtre – a cette possibilité d’œuvrer au sein même des spectateurs. « Elle est ce mouvement, et par la voix cette présence qui travaillent au corps et à l’âme, ouvrant un espace métaphorique évanescent et touchant. Elle réveille et module […] d’archaïques émois […]42 ». La voix est de nature vibratoire, elle dépasse le langage. Comme Zumthor le mentionne :

L’image de la voix plonge ses racines dans une zone du vécu échappant aux formules conceptuelles, et que l’on peut seulement pressentir : existence secrète, sexuée, aux implications d’une telle complexité qu’elle déborde toutes ses manifestations particulières, et que son évocation, selon le mot de Jung, « fait vibrer en nous quelque chose qui nous dit que réellement nous ne sommes pas seuls43.

N’est-ce pas là un des propres du théâtre : le collectif, le fait d’être en écho avec les autres ou avec un autre ?

1.4!Conclusion

En résumé, la chanson comporte donc un rapport scène-salle. Le chanteur « joue » ses chansons comme le comédien « joue » sa fiction. La chanson est aussi cette polyphonie informationnelle ; elle possède aussi une épaisseur de signes. Les signes envoyés au public peuvent converger vers la création d’un monde fictif ou non. À un niveau moindre qu’au théâtre, pourrait-on croire.

Des artistes de la chanson choisissent cependant d’amplifier la théâtralité de leur concert. Ils nous serviront d’inspiration plus tard dans notre cheminement. C’est le cas par exemple chez des artistes de la Belle époque française, telle Yvette Guilbert, qui avait « l’art de mettre le théâtre dans la voix44 ».

42 Catherine Dutheil Pessin, La chanson réaliste, sociologie d’un genre, op.cit., p. 35. 43 Paul Zumthor, Introduction à la poésie orale, op.cit., p.12.

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CHAPITRE 2

Présentation des trois axes de recherche : le chant-acteur,

le musicien-acteur et le « corps » musical.

Afin de mettre en œuvre notre création, nous avons réalisé des recherches sur les notions de chant-acteur, de musicien-acteur et de corps musical. Nous avons pris cette tangente après avoir étudié diverses œuvres existantes issues de trois répertoires : celui de la chanson réaliste (telle que chantée dans les cabarets à la fin du XIXe siècle), celui de la musique populaire contemporaine et celui de la musique spécialisée45.

Dans un premier temps, rappelons que nous avons sélectionné des œuvres dont le créateur – ou la créatrice – était issu de la musique et non du théâtre. C’est le compositeur ou l’interprète de musique et de chanson utilisant des stratégies théâtrales qui nous a intéressée, et non l’inverse. Nous avons aussi considéré principalement les œuvres – ou l’œuvre en général – de praticiens qui ont fait l’objet d’études et de commentaires érudits ; c’est le cas par exemple d’Yvette Guilbert, de Georges Aperghis et de Mauricio Kagel46, lui-même théoricien, d’ailleurs, de sa pratique et du renouvellement du théâtre musical. Pour élargir notre réflexion, nous avons ensuite consulté d’autres œuvres du répertoire musical contemporain que nous jugions pertinentes et riches du point de vue de la théâtralité (et ce, même si les moyens théâtraux utilisés ne faisaient pas nécessairement émerger une dramaturgie nette). Nous nous sommes intéressée, par exemple, à des productions du groupe croate 2Cellos47, de la chanteuse québécoise Diane Dufresne – en particulier son spectacle Top Secret48 présenté au Théâtre du Nouveau Monde en 1986 – et de la chanteuse française Camille49 (ilo lympia, 2008). Le travail scénique de ces artistes révèle des stratégies de

45 L’hétérogénéité apparente de ces différents répertoires donne à notre démarche un dehors éclectique. Notre

visée est toutefois pragmatique : il s’agit de chercher les moyens de la théâtralisation de la chanson là où ils se trouvent, sans préjuger de leur pertinence ou de la possibilité de les coordonner entre eux.

46 Chez Kagel, le théâtre musical se révèle à son plein potentiel dans le théâtre instrumental.

47 Nous retenons cette interprétation de la pièce Thunderstruck : 2Cellos, Thunderstruck, [en ligne].

https://www.youtube.com/watch?v=uT3SBzmDxGk [Vidéo consultée le 3 octobre 2015].

48 Diane Dufresne, Top Secret, [en ligne]. https://www.youtube.com/watch?v=KuVa6tEd-j4, [Vidéo consultée

le 24 novembre 2014].

49 Camille, ilo lympia, [en ligne]. https://www.youtube.com/watch?v=qrbKGJom4P8, [Vidéo consultée le 23

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théâtralisation qui nous ont aidée à clarifier notre propre vision. Celles-ci ont participé à nous fournir des points de repère et des inspirations qui seront soulignés au chapitre 3 lorsque nous aborderons la question de notre processus de création. Mentionnons finalement que, pour le concept de corps musical, nous avons dû agrandir notre champ de recherches au théâtre musical contemporain, à la musique descriptive et à l’étude de la signification en musique afin d’appuyer nos intuitions50. Entre autres, nous avons consulté l’ouvrage marquant51 du musicologue Francesco Spampinato (2011) sur le processus de métaphorisation et le livre, de Mathias Rousselot Le sens de la musique, un essai qui porte sur la poétique sonore et ses effets.

C’est donc après l’analyse de ces divers documents (monographies, articles, vidéos de spectacle et prestations) que nous avons sélectionné nos axes de recherche : chant-acteur, musicien-acteur, corps musical. Dans les œuvres analysées, au-delà de l’utilisation d’un décor, d’effets d’éclairage ou de costume, il y avait surtout la présence d’un chanteur qui devient acteur (et vice versa), la présence d’un musicien qui devient acteur et – quoique plus rarement – la présence de la musique qui devient figure scénique. Ces trois émetteurs vivants construisent, à l’aide de leur corps, réel ou imaginé, leur lot de significations, de symboles, de messages contribuant à la situation de communication globale qu’est le spectacle. Les signes que sont la spatialisation et l’objet52 n’ont pas été laissés de côté lors de la création du spectacle – du moins ils ont été ébauchés –, mais c’est finalement la question de la figure scénique (le personnage dramatique, sa voix, sa gestuelle et sa mimique) qui nous a intéressée davantage. Le corps nous importe puisque, « à travers l’acte essentiel de l’interprétation, il est ce qui serait commun au théâtre et à la musique53 ».

50 L’idée de « corps » musical est née d’une intuition que nous avons décidé de questionner. Dans les œuvres

que nous jugions les plus intéressantes pour la mise en place des axes de chant-acteur et de musicien-acteur, il n’y avait pas nécessairement implication d’un nouveau personnage né de la musique.

51 Présenté comme une grande contribution au domaine du sens en musique dans Mathias Rousselot, Le sens

de la musique, Paris, L’Harmattan, 2016, p. 141.

52 Louise Vigeant, La lecture du spectacle théâtral, op. cit.

53 Muriel Plana et Frédéric Sounac, « Introduction : "Du désir au modèle" », Les relations musique-théâtre : du

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2.1 Le chant-acteur

Afin de construire notre premier axe de recherche, nous nous sommes intéressée à certains artistes du domaine de la chanson, dans un cadre historique plus ou moins rapproché. Comme exemples d’artistes de la chanson utilisant les codes et les signes du théâtre dans leurs prestations, nous avons retenu Diane Dufresne, Camille, mais surtout la plus importante des « diseuses54 » et l’ « initiatrice de l’interprétation de la chanson sur scène au sens le plus moderne du terme55 », Yvette Guilbert, qui a elle-même produit un ouvrage théorique au sujet de sa pratique en 1928. L’objectif d’Yvette Guilbert n’était pas de faire un concert où l’on puisse discerner une trame narrative comme dans le cas des comédies musicales, mais bien de « colorer », d’« exprimer » et de « dire » chacune de ses chansons, et ce, par des moyens vocaux inusités, une gestuelle précise, une sculpture du corps élaborée. Le même principe est employé par des artistes comme Diane Dufresne et Camille. C’est donc à partir de ce paradigme que nous avons élaboré le concept du chant-acteur, tout en considérant le grand apport des chanteurs réalistes, tel que souligné dans l’ouvrage de Catherine Dutheil Pessin56.

2.1.1 De chanteur à chant-acteur

Sur scène, le chant-acteur a un statut particulier. Il est doté de deux canaux permettant de communiquer : la voix (dans toutes ses possibilités, autant parlées que chantées) et le corps. Ces deux supports émetteurs peuvent envoyer des messages qui s’entrecroisent, se superposent et se mélangent. Ces productions de discours peuvent même aller dans des sens opposés. Cela donne lieu à des messages de second degré, comme c’était le cas chez la chant-actrice Yvette Guilbert : « sa silhouette, son allure, sa gestuelle sont en accord avec la voix, créent des effets de second degré, de sous-entendus, d’ironie57 ». Ainsi, le chant-acteur doit être conscient des différents messages qu’il choisit de transmettre. Sa performance demande

54 Nous retenons que le terme diseuse pourrait être synonyme de chant-acteur, mais ce dernier nous semble trop

circonscrit dans une époque donnée et s’inscrit dans une pratique où le texte prédominait sur les autres dimensions de la chanson.

55Catherine Dutheil Pessin, La chanson réaliste, sociologie d’un genre, Paris, L’Harmattan (Coll. Logiques

sociales), 2004, p.178.

56 Ibid., 342p. 57 Ibid., p. 73.

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un savoir-faire à plusieurs niveaux, tant techniques qu’expressifs et signifiants : la maîtrise des potentialités vocales, la maîtrise des potentialités corporelles ainsi que la compréhension du « texte ». Il ne s’agit plus de chanter pour plaire ou pour impressionner par l’étendue et la hauteur d’un registre. Il s’agit en fait de mettre sa voix et son corps au profit d’un discours, d’un système de signes plus grand, d’une mise en scène, au sens théâtral, du corps et de la voix.

D’une certaine manière, devenir ou être un chant-acteur signifie ne plus être un héros de la voix58. Le mythe de la diva se brise. Chanter pour impressionner, pour produire une expérience spectaculaire musicale, ne tient plus. Il faut être au service d’une chanson qui devient une œuvre scénique (c’est-à-dire qui déborde le champ seul de la musicalité) une fois l’interprète en scène. Yvette Guilbert est formelle, chanter ne suffit pas : « Je déconseille dès l’abord, ces sauts de registre, ces déplacements de la voix, cette gymnastique, à tous ceux qui n’ont point les autres dons pour faire un ou une diseuse de chansons, car un organe seul, eût-il la flexibeût-ilité requise pour ce genre d’art, n’en ferait pas l’artiste complet qu’eût-il faut être59 ». Un peu plus loin, elle illustre ce point par un exemple tiré de sa collaboration avec un compositeur, Maurice Rollinat : « Rollinat avait la peur affreuse des "grandes" chanteuses, la peur des voix qui chantaient "lyriquement", il voulait l’utilisation de l’organe "en plume d’écrivain", me disait-il, et personne ne savait le satisfaire, car chacun chantait trop60 ! » D’un point de vue sémiotique61, il est question ici de mettre la fonction esthétique de la voix (le plaisir esthétique et les effets, en d’autres mots) de côté, au profit d’autres fonctions qui contribueraient davantage à soutenir le drame de la chanson chantée.

2.1.2 Chanter et participer à la fiction : une tâche complexe

Le chanteur qui devient acteur doit, comme le comédien, se métamorphoser. Il doit créer ou participer à créer la fiction. Que signifie se métamorphoser ? C’est, au sens nietzschéen du

58 Dans son analyse de la chanson réaliste, Dutheil-Pessin oppose le chant lyrique au chant populaire. C’est à

travers l’« héroïsation extrême de la voix » que se concrétise cette opposition. La voix d’opéra se pose comme exemple exacerbé de virtuosité avec le déploiement des tessitures. La voix lyrique est au sommet de sa puissance. À l’inverse, le chanteur populaire est souvent un autodidacte à la voix brute et insoumise. Catherine Dutheil Pessin, La chanson réaliste, sociologie d’un genre, op. cit., p. 55-56.

59 Yvette Guilbert, L’Art de chanter des chansons, Paris, Bernard Grasset, p. 24. 60 Ibid., p. 28.

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terme, vivre dans un autre corps62. C’est un jeu qui vise à enchanter le spectateur. Le comédien vit et respire dans un certain lieu, dans une certaine époque : il y a un changement d’univers et le spectateur, enchanté, adhère à cette nouvelle posture. Ainsi, comme le comédien, le chant-acteur doit apprendre à se métamorphoser. Il ne lui sert à rien d’utiliser du maquillage, un costume ou d’autres signes théâtraux si lui-même, par son corps et sa voix, il ne sait pas « vivre dans un autre corps ». Comme Vigeant le mentionne, « c’est en les regardant agir que le spectateur apprend à connaître les personnages et les forces qui les habitent63 ». Le comédien-acteur doit donc être conscient de tout ce que cela implique : voix, apparence, intonation, mimique, geste, regard, posture et déplacement sont des signes auxquels il devra s’attarder s’il veut donner les « bonnes » informations sur le message en déploiement.

Si nous revenons aux artistes sélectionnés dans notre analyse, nous voyons clairement dans leur discours ou leur pratique qu’il est possible de réaliser cette métamorphose. Prenons d’abord l’exemple de Diane Dufresne. Dans les différents tableaux qui construisent son spectacle Top Secret, elle réussit à incarner avec justesse différents personnages : la femme aux prises avec la maladie mentale (dans les pièces Parc Belmont et Survoltée), la rockeuse sensuelle et la diva (elle réussit à merveille une interprétation en allemand de L’Ange Bleu64, initialement joué par Marlène Dietrich). Son interprétation de la chanson Parc Belmont démontre une grande attention d’interprète. Dans Parc Belmont, d’abord elle apparaît sur scène avec un costume décalé65. Elle porte une perruque rappelant le XVIIIe siècle ainsi qu’une robe gigantesque (à panier et corset) qu’aurait pu porter Marie-Antoinette. Le clavecin commence, et, après quelques mesures, elle se met à chanter. Au départ, il s’agit d’une envolée lyrique aux notes bien exécutées. Sa main se pose sur sa tête et sur son cœur au moment de chanter certaines paroles. Elle a l’air abattue en chantant, elle est penchée vers l’avant comme pour faire une confession au public. Jusqu’à ce moment, l’interprétation est celle d’une chanteuse « à voix » costumée. Mais tout bascule au moment où Dufresne chante :

62 Henri Gouhier, « Théâtre occidental – La théâtralité », danas Encyclopedia Universalis, [en ligne].

http://www.universalis.fr/encyclopedie/theatre-occidental-la-theatralite/, [Texte consulté le 12 août 2016]. 63 Louise Vigeant, La lecture du spectacle théâtral, op. cit., p. 118.

64 Josef von Sternberg, 1930.

65 Consulter Diane Dufresne, Top Secret, [en ligne]. https://www.youtube.com/watch?v=KuVa6tEd-j4, [Vidéo

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« J’ai choisi d’habiter le monde de mon imagination66 ». C’est à ce moment que les gestes conventionnels laissent place à des gestes décalés qui transportent les spectateurs dans le monde virtuel de ce personnage « interné » : rires, bouche qui se déforme, cris, et babillages. Dans ce monde imaginaire, le personnage manipule un genre de sceptre à double visage. Ce visage, Diane Dufresne le met en évidence et interagit avec lui à certains moments. Elle le brandit dans les airs ; plus la musique s’intensifie, plus il s’active. Cet accessoire, elle le transforme finalement en un fusil. Et elle se métamorphose elle-même en assassin, en une personne hors de contrôle, en une tireuse folle qui vise son public. Dans une seule chanson, Diane Dufresne a utilisé une panoplie de moyens pour enchanter le spectateur. Elle sait vivre dans le corps – et aussi dans l’imagination – d’une femme qui se fait interner.

Dans un autre registre, du côté de l’opéra contemporain67, Barbara Hannigan réussit le même exploit lorsqu’elle chante, dans le concert Mysteries of the Macabre68, un arrangement d’Elgar Howarth de trois airs de l’opéra Le Grand Macabre de Ligeti (1974-1977). Cette dernière est à la fois l’interprète soliste et la chef d’orchestre69. Elle incarne alors, avec un jeu stylisé, trois arias composés pour le personnage Gepopo. Ce dernier est « dans un état d’hystérie et de paranoïa intenses qui le paralysent, à un point tel que son discours est inintelligible70 ». Tout le potentiel vocal et corporel d’Hannigan est impliqué. Dans le concert présenté en Suède avec le Göteborgs Symfoniker en 2013, dès son entrée sur scène, elle est métamorphosée. Elle descend un escalier en arrière-scène et trébuche dans ses talons. Elle rentre sur scène comme si c’était un lieu qui lui était inconnu. Elle semble désorientée, elle tourne sur elle-même. Elle est surprise lorsqu’elle voit l’ensemble orchestral qui se trouve sur la scène. Elle les pointe du doigt avec un bras bien sculpté et avec précision et intention. Elle se met alors, comme le chef d’orchestre, à battre la mesure. Son corps est figé, la posture est bien dessinée. Hannigan et sa corporalité nous indiquent un statut de domination. L’orchestre la suit dans son délire, dans cette chorégraphie de mouvements

66 Paroles de la chanson Parc Belmont (Luc Plamondon, 1979).

67 Nous percevons dans l’opéra des stratégies non négligeables de théâtralisation, même si nous n’abordons pas

la question de l’opéra dans notre étude.

68 Société de musique contemporaine du Québec, Mysteries of the Macabre, [en ligne].

http://www.smcq.qc.ca/smcq/fr/oeuvres/245/41.php, [Texte consulté le 4 octobre 2016].

69 Barbara Hannigan, Conducting videos, [en ligne]. https://www.barbarahannigan.com/watch/conducting/,

[Site consulté le 7 janvier 2016].

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revisités d’une chef d’orchestre : bras mous, bras papillon, bras rigides. Cela renforce l’image de son personnage qui se veut incapable de communiquer réellement. Elle n’a plus l’air de Barbara Hannigan, colorature. Elle est Gepopo, un chef policier décalé71.

Dufresne et Hannigan, par les moyens corporels et vocaux employés, permettent à une certaine fiction de se créer. Le spectateur entre ainsi, aisément, dans un niveau de réalité différent. La réception va au-delà de la rencontre physique et auditive avec un chanteur ; l’imaginaire est en marche.

2.1.3 Première condition : la maîtrise vocale du chant-acteur

Le premier canal de communication employé par le chant-acteur est celui de la voix. La voix est, selon les théoriciens, paradoxale et difficile à saisir. La voix peut « selon les religions, les civilisations, les cultures exprimer le beau et le laid, le pur et l’impur, le saint et le démoniaque72 ». Il est donc difficile d’appréhender la nature même de la voix, d’en comprendre les racines et les effets sur le spectateur. On peut toutefois la décrire en termes symboliques. Pour Zumthor, par exemple, chaque qualité de la voix possède, selon les coutumes de chaque peuple, une valeur symbolique73. En effet, la voix est évocatrice pour l’être humain puisqu’elle s’ancre dans son vécu dès les premiers instants de sa vie. La voix « fait vibrer en nous quelque chose qui nous dit que réellement nous ne sommes pas seuls74 ». C’est qu’elle représente l’existence : « chaque syllabe est un souffle, rythmée par le battement du sang75 ». La voix, c’est aussi le mythe d’Orphée, Orphée étant « la figure incarnée du mystère même de la vocalité76 ». Orphée, grâce à sa voix, fait remonter Eurydice des enfers. Ainsi, « pour parvenir jusqu’à Eurydice, elle doit être autre chose, un supplément d’âme qui la place au croisement des lieux […] ; au croisement des hommes […] ; au croisement des événements77 ».

71 Consulter Hannigan et GSO, LIGETI Mysteries of the Macabre, [en ligne].

https://www.youtube.com/watch?v=sFFpzip-SZk, [Vidéo consultée le 7 janvier 2016].

72 Danielle Cohen-Levinas, La voix au-delà du chant, une fenêtre aux ombres, Paris, Vrin (Coll. Essais d’art et

de philosophie), 2006, p. 19.

73 Paul Zumthor, Introduction à la poésie orale, op.cit., p. 11.

74 Jung, cité dans Zumthor, Introduction à la poésie orale, op. cit., p. 12. 75 Paul Zumthor, Introduction à la poésie orale, op. cit., p.13.

76 Danielle Cohen-Levinas, La voix au-delà du chant, une fenêtre aux ombres, op. cit., p. 279. 77 Danielle Cohen-Levinas, La voix au-delà du chant, une fenêtre aux ombres, op. cit., p.281.

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Le chant, ensuite, est « une pratique ‘extasiée’ de la voix78 ». Celle-ci entre « dans un espace de sublimation79 ». Elle fait le lien entre la musique et le langage. Il s’agit d’un « geste anthropologique fondamental, [qui] circule dans toute l’épaisseur de la psyché individuelle et collective80 ». La voix chantée possède une grande puissance de séduction : elle est la « théâtralisation d’Éros, cet éternel enchanteur81 ».

Quelles sont les implications de ce potentiel symbolique ? C’est que le chant-acteur doit comprendre qu’il possède des possibilités infinies de suggestion et d’évocation grâce à sa voix. Le chant-acteur ne peut se contenter de « bien chanter », de montrer « son agilité vocale ». Il doit être conscient de tout ce que porte la voix, tant parlée que chantée. La voix, dans toutes ses potentialités, peut dire beaucoup plus que ce que l’on peut estimer, et ce, avec ou sans texte.

Les créateurs sélectionnés dans notre étude sont généralement conscients de cela. Diane Dufresne, Camille, Yvette Guilbert et Barbara Hannigan prouvent dans leur pratique que tout est possible sur le plan de la voix. Nous avons fait l’exercice de consigner comment, concrètement, ces artistes – et d’autres artistes majeurs de la scène contemporaine qui nous ont inspirée – ont utilisé leur voix ; plus précisément comment elles ont pratiqué « l’art de mettre le théâtre dans la voix82 ». C’est à partir de l’Art de chanter des chansons et de la visualisation des spectacles (via des vidéos) que nous avons construit notre tableau. Nous avons par la suite confronté les stratégies existantes aux fonctions de l’acte théâtral chez Vigeant. Cela nous a ensuite servi d’outil pour mieux intervenir sur notre propre création. Le tableau n’est pas exhaustif, mais rassemble les principales stratégies que nous désirons employer.

78 Catherine Dutheil Pessin, La chanson réaliste, sociologie d’un genre, op.cit., p.17. 79 Id.

80 Id. 81 Ibid., p.29. 82 Ibid., p.186.

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Tableau 1 : Les stratégies vocales du chant-acteur et les fonctions qu’elles peuvent occuper dans le spectacle musico-théâtral.

Fonctions théâtrales de la voix Stratégies Fonction

esthétique Fonction ludique Fonction métalinguistique Fonction représentative83 Fonction spatiale Fonction syntaxique Objectifs perçus

Utilisation de la voix

parlée-chantée84 X X X X

Souligner des passages importants du texte chanté (Yvette Guilbert) Mettre en évidence le personnage narrateur de la chanson

(Diane Dufresne, Yvette Guilbert)

S’adresser directement au public (Diane Dufresne)

Changement de registre vocal (Ex. : soprano à alto ; voix d’homme, voix de femme) X X X X X

Faire parler des personnages différents (Yvette Guilbert, Georges Aperghis) Symboliser la folie (Diane Dufresne et Camille) Utilisation du souffle (respiration, sifflement, faire taire la voix, altérer la voix) X X X X X Symboliser la domination d’un personnage sur les autres (Ligeti)

Symboliser l’acte sexuel (Georges Aperghis) Symboliser la panique (Ligeti)

Symboliser la violence (Yvette Guilbert)

Symboliser la vie (Camille)

Utilisation du cri X X X X

Signifier la terreur (Yvette Guilbert)

Aller au bout de soi (Georges Aperghis)

83 La fonction représentative ne correspond pas qu’à la mimésis. Il s’agit de la puissance suggestive de l’objet

analysé. La voix, par sa symbolique, peut avoir un large spectre de significations. Au contraire, si la voix sert à construire un personnage précis et très défini, dans un contexte réaliste, le spectre sera plus restreint.

84 Il s’agit, pour Yvette Guilbert, du « rythme fondu ». « Il s’agissait de quitter le rythme musical et de le

remplacer par la parole rythmée, selon les accents, les besoins du texte » (Guilbert, p. 35). Nous sommes aussi consciente que ce terme peut référer à celui de sprechgesang (1912). Cependant, nous avons choisi le terme

(31)

Signifier le trop-plein (Camille) Jeu d’intonations et nuances vocales X X X X

Symboliser la dualité d’une émotion (Yvette Guilbert) Souligner l’étrangeté, la cruauté (David Bowie85)

Narration (voix

neutre) X X Souligner les différences discursives de la chanson

Jeu avec le rythme (scander, appuyer) X X X X Symboliser le déplacement du personnage (Yvette Guilbert)

Symboliser la folie (Diane Dufresne)

Utilisation d’onomatopées ou d’effets de bruitage

X X X X Illustrer des coups de fusil (Diane Dufresne) Devenir animal

(Diane Dufresne)

Jeu de volume (murmure, pleine

voix, etc.) X X X X

Créer une bulle d’intimité (Camille)

Faire une confidence (Camille)

Provoquer le spectateur (Gyorgy Ligeti)

Jeu d’émotions

X

Insérer des rires sur la musique pour symboliser la folie (Diane Dufresne) Insérer des pleurs en fond musical (Serge Gainsbourg) Insérer des grognements qui soulignent le trop-plein (Camille)

85 Consulter David Bowie (1978), Alabama Song, [en ligne].

(32)

Voici quelques exemples d’indications scéniques qui nous ont permis de créer ce tableau. On y constate des approches de théâtralisation de la voix tout à fait définies. Sur la pièce Aventures de Gyorgy Ligeti (1962) :

-! « respiration très intensive, excitée, en haletant, la bouche ouverte et avec autant d’air que possible86 » ;

-! « avec une longue inspiration, tourné vers le public87 » ;

-! « rire, puis bruit d’une soudaine inspiration, comme pour effrayer quelqu’un88 » ; -! « s’éclaircir la gorge, rire, pleurer, grommeler, se racler la gorge89 ».

Dans l’Art de chanter des chansons d’Yvette Guilbert : -! « voix tremblante avec un grand crescendo90 » -! « voix rouge, noble et posée91 »

-! « voix parlée posée en poitrine92 »

-! « Ici, l’interprète a une magnifique occasion, par la musique, de donner de la couleur en faisant sonner la voyelle a dans le mot s’enfuya, ainsi il produira un long son : aaaaaaaaaa ! Qui deviendra un long cri de terreur […]93 »

L’on remarque que le chant-acteur propose des stratégies davantage axées sur les fonctions ludiques, représentatives et métalinguistiques. Cela n’est pas un hasard : un chant-acteur doit avant tout porter le sens de l’œuvre ou du moins participer à la création de ce sens, aussi abstrait le message puisse-t-il être. Quant à la fonction esthétique, omniprésente, elle inscrit le type de chant dans un courant culturellement marqué servant alors de repère aux spectateurs. Les stratégies de théâtralisation de la voix se modifient selon le genre artistique dans lequel s’inscrit l’artiste chantant. Chez Hannigan, interprétant trois arias de l’opéra de Ligeti, Le Grand Macabre94, les stratégies s’inscrivent dans une esthétique de l’absurde. La

86 Jean-Michel Court, « Éléments théâtraux dans la musique de la seconde moitié du XXe siècle », dans Les

relations musique-théâtre : du désir au modèle, op.cit., p. 138.

87 Ibid., p. 139. 88 Id.

89 Ibid., p. 140.

90 Yvette Guilbert, L’Art de chanter des chansons, op.cit., p. 19. 91 Id.

92 Ibid., p. 20. 93 Ibid., p.21.

94 « Ligeti fera donc un "anti-anti-opéra". Cherchant son inspiration du côté du romancier et dramaturge

Figure

Tableau  1  :  Les  stratégies  vocales  du  chant-acteur  et  les  fonctions  qu’elles  peuvent  occuper dans le spectacle musico-théâtral
Tableau 2 : Implication du corps chez le musicien-acteur dans l’œuvre Staatstheater 140 de Mauricio Kagel (film) et stratégies de théâtralisation observées
Tableau 3 : description des expressions dans deux chansons d’Yvette Guilbert
Tableau des observations à partir des explorations du 30 septembre 2016  Description des explorations  Sentiment, image, potentiel dramatique  Leçon vocale

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