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2.2 Le musicien-acteur

2.2.1 De musiciens à musiciens-acteurs

Tout comme le chant-acteur, le musicien-acteur possède un dispositif émetteur à plusieurs canaux. Selon nous, il en possèderait trois : la musique – par le biais de son instrument –, le corps et la voix. Le message qu’il produit peut donc être triple, ce qui lui offre de grandes possibilités créatrices : des juxtapositions, des superpositions, des contaminations, des contradictions, des redondances, du chaos, etc. Rappelons-le cependant, cette pratique reste souvent peu explorée par le musicien lui-même. Comme le mentionne Antoine Gindt dans l’analyse qu’il fait du travail d’un des artistes phares de la création de spectacle hybride103, Georges Aperghis, cette pratique est, en fait, marginale :

Pratiquement aucun compositeur (ou plus largement aucun musicien) n’a assumé l’acte théâtral comme Aperghis. En de rares occasions, la musique laissait une place plus ou moins ouverte au metteur en scène, mais Aperghis fut un des rares, et il le reste aujourd’hui (avec Kagel, Schnebel ou Goebbels), à prendre lui-même en charge la question scénique […]104.

102 Georges Aperghis, « Quelques réflexions sur le théâtre musical », dans Musique et dramaturgie, Esthétique

de la représentation au XXe siècle, Paris, Publications de la Sorbonne, 2003, p. 456.

103 En français, le terme théâtre musical semble être celui que les théoriciens compositeurs empruntent le plus

souvent pour parler de leur pratique hybride. Il s’oppose à l’idée de comédie musicale, ainsi qu’à celui de l’opéra, qui est un genre en soi. On pourrait aussi inclure l’idée du théâtre instrumental (de Mauricio Kagel) en tant que sous-catégorie.

104 Antoine Gindt, « Aperçu sur le langage scénique de Georges Aperghis : une écriture du désir », dans Musique

Chez Aperghis – comme chez Kagel et les autres spécialistes de l’hybridation musique- théâtre – le musicien ne peut plus être un instrumentiste tout court105. Il ne peut plus être l’accompagnateur secret/ discret, caché dans sa fosse d’orchestre. On pourrait dire qu’il fait davantage que « jouer de la musique » ; il « joue de la musique, du corps, de la voix ». Le musicien-acteur – celui qui s’inscrit dans l’idée d’un théâtre musical contemporain –, explore les codes, les transgresse :

Le théâtre musical, c’est le détournement et la transgression – des codes, des normes, des rituels liés aux instruments et techniques instrumentales, à l’orchestration du spectacle, au concert, transgression du savoir des compositeurs et du rôle des interprètes, de l’évolution de l’histoire de la musique. Le théâtre musical, c’est le vertige.106

Le musicien-acteur libère donc son corps et sa voix de son carcan d’aulète. Il n’est plus le « corbeau privé de logos107 ». Il n’est plus une part de l’ombre, ne se retrouvant plus dans l’ombre de la masse de musiciens (dans le cas des grands ensembles musicaux), dans l’ombre de son talent, dans l’ombre d’un chanteur-vedette… dans l’ombre de la musique. Il ne peut plus disparaître derrière la masse sonore. Si le rôle des musiciens est le plus souvent de s’assimiler au groupe (la musique existant grâce à l’ensemble d’individus performant sur des instruments et à la rencontre des notes qui en sont expulsées108), celui du musicien-acteur est donc tout autre. Lui et sa présence font partie des codes mis en place dans la représentation. Ils participent à créer le sens de l’œuvre non seulement par l’aspect sonore, mais aussi par l’aspect visuel conféré par leur présence en scène.

C’est dans cette perspective que Mauricio Kagel expose ce qui constitue, selon lui, le noyau du théâtre instrumental, concept qui nous guide, autant que celui de théâtre musical, dans notre vision de ce qu’est le musicien-acteur. Pour ce dernier, le théâtre instrumental

105 On peut penser à ce qui se produit normalement dans une grande salle de concert. Les spectateurs s’assoient

et lisent le programme ; le musicien entre sur scène et salue ; le musicien s’assoit à son instrument ; le musicien arrange ses partitions ; il se place adéquatement ; il commence son exécution ; les spectateurs applaudissent après les différents morceaux, en prenant soin de ne pas applaudir à chaque mouvement ; après avoir exécuté les différents morceaux prévus au programme, le musicien se lève, salue et quitte ; si les gens applaudissent encore, il revient pour saluer à nouveau. Il s’agit d’un canevas prévisible, sans surprise, comme une formule mathématique.

106 Catherine Heyden, « Théâtre musical. Un objet poétique rêvé », Mouvement, Paris, no 42, janvier-mars 2007,

p. 57, cité parRosaline Deslauriers, op cit. p. 117.

107 Malika Bastin-Hammou, « Le silence des aulètes dans la comédie ancienne », dans Les relations musique-

théâtre : du désir au modèle, op. cit., p.35.

108 Appia rappelle que « la musique ne se transporte sur rien ; elle devient elle-même l’espace, elle l’est d’une

façon latente […]. L’empire absolu de la musique ne commence qu’au-delà du cadre de la scène ; sa création dans l’espace n’a donc qu’une seule limite : le spectateur » ; Adolphe Appia, La musique et la mise en scène

comprend « la "théâtralisation du jeu instrumental", qui s’entend comme la « participation théâtrale de l’instrumentiste », où « l’interprétation s’élargit au domaine psychologique […], à une exécution très marquée de son individualité109 ». De surcroît, pour Kagel, le musicien- acteur fait lui-même partie de la composition. Il est un matériau de création. En fait, il considère que l’aspect visuel du geste du musicien-acteur doit être exploré : « Le mouvement – "kinésis" – est l’élément fondamental du genre, par opposition au statisme de l’exécution instrumentale conventionnelle, car « l’idée fondamentale c’est de mettre la source sonore dans un état de modification110 ». L’instrument idéal est le musicien lui-même, qui exécute ces mouvements. Tout du musicien-acteur contribue au sens de l’œuvre.