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B- Les résurgences de hontes, d'anciennes blessures, d'échecs

1- La honte : la tentative de meurtre du père sur la mère

Au moment de l'écriture de Se perdre, Annie Ernaux ne s'est jamais exprimée clairement sur ce traumatisme de son enfance, laissant plutôt des traces, des indices pour nous lecteurs, et uniquement dans ses journaux intimes, donc pour elle-même comme seule destinataire.

On trouve la première allusion dans « Je ne suis pas sortie de ma nuit. » : « Elle [sa mère] a eu sa ménopause l'année où sa mère, ma grand-mère, est morte, un mois ou quinze jours avant le "dimanche" terrible, le dimanche de la scène ; le 15 juin 52. » Annie Ernaux explique ensuite l'attitude de son père et la justifie : « Je me souviens du sourire et de l'air heureux de mon père en supposant que ma mère pouvait être enceinte. La déception sans

doute. »253 Seule la « scène » est évoquée sous l'appellation du « dimanche terrible », rien n'est explicité.

Dans Se perdre, le souvenir revient avec une grande précision, au cours d'un rêve qui mêle une fois encore le sexe et la mort – Eros et Thanatos – :

Rêve ce matin, qui m'éveille. Se passe dans la cave d'Yvetot : une fille essaie d'avoir des rapports sexuels avec moi, que je refuse. [...] Plus tard, seule, dans ce même endroit, je me masturbe. C'est dans cette cave que, en juin 52, et à cet endroit précis, en face de la porte de séparation avec la pièce suivante, mon père a entraîné ma mère pour la tuer. 254

Aucun commentaire ne sera donné, mais ce qui frappe, ce sont les détails et les précisions avec lesquels la diariste décrit pour elle-même la scène qu'elle n'a jamais oubliée, et qu'elle n'a jamais racontée, hormis à ceux qu'elle a le plus aimés : « Maintenant, trois hommes, aucune femme, savent cela. Je les ai aimés tous les trois. Cet aveu était le signe de mon amour. »255 On le sait, S. fait partie de ces hommes : « dire ce que j'ai déjà dit à Ph. et à P. sur ce dimanche de 52, puis 58, et l'avortement. De quoi l'effrayer.»256

La date suffit dans le journal pour évoquer l'événement, qui alors apparaît comme date charnière entre le temps du bonheur et celui où la vie ne sera plus jamais comme avant :

Jeudi 19 (octobre).

A neuf heures moins dix, « Annie ». Dans trois quart d'heure, il sera là. Après le coup de fil, j'ai sauté de joie, dansé, comme je ne l'ai jamais fait depuis mon enfance. […] Il faut donc que cette joie soit prodigieuse pour qu'elle redonne celle de l'enfance, peut-être même celle d' avant 1952. 257

Dans ce cas, l'événement sert de référence pour traduire la joie. Mais la date peut servir, seule, à traduire un sentiment de grand désarroi chez la diariste : « J'écris d'un lieu horrifié – juin 52 »258, écrit-elle, comparant sa situation actuelle à l'horreur vécue en « juin 1952 » qui devient la référence pour évaluer ses sentiments.

Enfin, la dernière note du journal, après un blanc typographique, fait de nouveau

253 Ernaux, Annie, « Je ne suis pas sortie de ma nuit », op. cit., p. 59-60. 254 Ernaux, Annie, Se perdre, op. cit., p. 207-208.

255 Ibid.

256 Ernaux, Annie, Ibid., p. 182. 257 Ernaux, Annie, Ibid., p. 282. 258 Ernaux, Annie, Ibid., p. 347.

allusion à ce fait passé, mais seul le lieu est mentionné, et la porte de cave, celle de juin 52, devient métaphore de l'écriture pour la diariste : « Ce besoin que j'ai d'écrire quelque chose de dangereux pour moi, comme une porte de cave qui s'ouvre, où il faut entrer coûte que coûte. »259

Dans L'Écriture comme un couteau, Annie Ernaux explique avec la même expression ce qu'est l'écriture pour elle : « Je conçois l'écriture comme une recherche, comme quelque chose de dangereux aussi, une exigence qui ne peut pas laisser en repos […] ».260 L'écriture doit donc être dangereuse, c'est-à-dire courageuse ; elle doit provoquer le malaise, déranger et demande de fait une grande volonté : celle d'oser regarder en face les hontes du passé qui hantent la mémoire pour enfin les surmonter.

On a déjà pu constater combien l'intertextualité entre les propres textes d'Annie Ernaux était nécessaire pour comprendre toute son œuvre et ses démarches d'écriture, puisqu'on a l'impression de voir le fil ou plutôt la chaîne de sa vie se dérouler, dont les maillons les plus importants sont racontés dans chacune de ses œuvres autobiographiques.

Dans l'avant-dernière entrée du journal, un rêve, dont l'explication se poursuit dans la réalité, permet de transformer le journal intime en « journal-atelier » qui « recueille les projets littéraires », selon l'expression de Françoise Simonet-Tenant, 261 car nous assistons à la création d'une œuvre future d'Annie Ernaux :

Rêve : mon ex-mari est dans mon bureau et me dit : « Tu laisses à la vue de tout le monde tous tes papiers, tu ne ranges plus rien, des choses aussi... (quel mot ? "terribles" ?, "traumatisantes"?) que ça. » Le papier en question est le récit de juin 52, que j'ai fait hier pour la première fois : « Mon père a voulu tuer ma mère. » Sorte de récit initial, préalable à tout. J'ai eu des larmes venues de 52. Trente-huit ans bientôt – et puis rien. Surprise de ne pas tout me rappeler, juste quelques paroles de ma mère : « Le père Lecœur est aux écoutes ! » De mon père à moi : « Je ne t'ai rien fait à toi ! » De moi : « Vous allez me faire rater mon examen ! Je vais gagner malheur ! » (l'expression normande pour dire que plus jamais les choses ne seront comme avant, qu'on est tombé dans l'horreur). (03/04/90).262

Le journal devient donc, comme le nomme Gérard Genette, « journal-épitexte » ou

259 Ernaux, Annie, Ibid., p. 377.

260 Ernaux, Annie, L'Écriture comme un couteau, op. cit., p. 155.

261 Simonet-Tenant, Françoise, Le Journal intime, genre littéraire et écriture ordinaire, op.cit., p. 93. 262 Ernaux, Annie, Se perdre, op. cit., p. 374-375.

« épitexte intime » puisqu'il contient une note concernant une œuvre à venir. L' « épitexte » fait partie du « paratexte », réunissant les éléments qui entourent le texte et qui fournissent des informations. Gérard Genette définit ainsi le journal épitexte : « Tout message, direct ou indirect, concernant son œuvre passée, présente ou à venir, que l'auteur s'adresse à lui-même, avec ou sans intention de publication ultérieure – l'intention ne garantissant pas toujours l'effet ».263 Celle qui s'élabore là ne paraîtra qu'en 1997, sous le titre La Honte, car il faudra encore du temps à Annie Ernaux pour mener à son terme ce projet qui l'oblige à faire un travail courageux sur elle-même et sur son passé, pour se débarrasser de cette honte familiale (« la fissure de mon monde », dit-elle dans son journal264) qui a fait basculer sa vie.

Sans l'état de déréliction dans lequel se trouve à ce moment-là la diariste, sans doute n'aurait-elle jamais pu entamer une telle démarche d'écriture.