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B- Le statut temporel du journal intime

2- Capturer et redoubler l'instant par l'écriture

Tenir un journal intime donne la chance au diariste de doubler, par l'écriture, la vie vécue, mais surtout de préserver les moments passés les plus heureux pour pouvoir se les remémorer et les revivre. Voici la suite de la note citée plus haut, datée du mardi 18 octobre 1988 :

[…] A chaque minute, je suis ce présent qui fuit […]

Après, dans la journée, je ne me dégage pas de cette présence. Par éclairs, je revois les moments de l'amour (il me demande de me tourner – […] il me dit « tu fais l'amour incroyable » - il me guide doucement vers son ventre, prenant enfin des initiatives). Puis le souvenir, l'engourdissement disparaissent, j'ai besoin à nouveau de lui, mais je suis seule. Je recommence d'attendre. 355

Cette note montre combien la diariste a conscience de ce « présent qui fuit » et de ce que la tenue du journal peut lui apporter : par l'écriture est offerte la possibilité de revivre

352 Lecarme, Jacques et Lecarme-Tabone, Éliane, L'Autobiographie, op. cit., p. 129. 353 Renard, Jules, Journal, op. cit., p. 205.

354 Gusdorf, Georges, Les Écritures du moi, Paris, Éd. Odile Jacob, 1991, p. 332. 355 Ernaux, Annie, Se perdre, op. cit., p. 35-36.

« par éclairs » à l'infini l'instant heureux et fugitif, de redoubler l'émotion en s'attachant aux détails qui ont marqué sa mémoire et en se les répétant intérieurement. Par le fait de revivre les scènes d'amour en écriture, elle peut ainsi arrêter le temps, car le temps est suspendu au moment de l'amour, nous l'avons vu : « Et quand je vais vivre [ces heures] je sentirai l'incroyable perte à chaque moment, sauf en faisant l'amour »356. Elle s'en donne au moins l'illusion, car la sensation de « cette présence » – la magie de l'instant suspendu – ne dure pas : l'émotion ressentie au moment de la mise en mots de l'expérience s'estompe et l'attente recommence... Faudrait-il recommencer à écrire, sans fin, pour rester dans le souvenir ? Non, car rester dans le passé serait aussi une façon de se perdre.

Car c'est également dans le rapport au temps que la perte de soi se réalise dans ce journal. La diariste est obsédée par le temps : elle est harcelée intérieurement par plusieurs désirs contradictoires : celui que le temps passe plus vite lorsqu'elle est dans l'attente de son amant, puis par l'envie de « capturer » l'instant, d'arrêter le cours du temps quand elle est avec lui, et par la certitude horrible que le présent est insaisissable, même au moment où elle le vit.

Après une visite de S., elle écrit par exemple, quarante minutes après son départ : « Mais ce fut beau cependant. Sans autre pensée que : ce temps allait vers sa fin. »357 Cette dernière proposition apparaît comme une réminiscence de ce qu'elle a pensé, au moment de l'écriture. De plus, l'imparfait « allait » se justifie par l'emploi du discours indirect libre, mais il faut imaginer la diariste se dire cette phrase au présent, pendant la rencontre amoureuse, prenant conscience de l'instant impossible à saisir, ce qui lui donne un caractère plus tragique : la fuite du temps est inéluctable. On retrouve ce phénomène dans le journal quand il arrive à la diariste d'écrire avant et après un rendez-vous avec S. ; puis elle constate l'effet produit :

Mardi 17 (janvier 1989).

10 h 20. Il va venir. Cette nuit, je pensais qu'il n'y avait qu'un moment heureux dans cette histoire, la nuit qui précède notre rencontre.[…]

14 h 30. Il était plus soucieux, comme fatigué, mais toujours plein de désir.[…] L'amour deux fois en deux heures, comme d'habitude.[…]

Je relis ces deux paragraphes, la même écriture, aucune coupure, toujours le même flux noir en pattes de mouche. Entre les deux, il y a eu ce temps où rien ne comptait que l'Autre, que lui, que la peau, le gouffre du désir. Comment l'écriture rendrait-elle cela, ce sera toujours au-dessous. 358

356 Ernaux, Annie, Se perdre, op. cit., p. 222. 357 Ernaux, Annie, Se perdre, op. cit., p. 124. 358 Ernaux, Annie, Ibid., p. 106-107.

Entre les deux paragraphes, il y a donc eu l'instant vécu (le plaisir amoureux) ce que l'écriture, qui donne l'impression de ne pas s'être interrompue sur la page, n'a pu saisir. Peut- être l'écriture est-elle incapable de « rendre » la beauté du moment, mais le pouvoir du journal, en étant au plus près de l'événement, c'est de sauver la réalité de l'amour ; Annie Ernaux le dit elle-même quelques temps plus tard, dans un entretien avec Fabrice Thumerel : « Le journal intime, c'est pour moi conférer du poids à la réalité présente. » Puis elle fait référence à cette note du mardi 17 janvier et explique l'avantage d'une telle démarche : « comme si la réalité de l'amour pouvait être "maintenue", par cet encadrement [l'avant et l'après rencontre]. Le journal sert ici à "photographier" un être »359, et, pourrait-on ajouter, un instant.

L'expérience de « photographier » un être ou un instant, celui qui précède l'amour, Annie Ernaux la vivra et la mettre en mots, quelques années plus tard, dans un récit autobiographique original : L'Usage de la photo.360 Paru en 2005, cet ouvrage écrit en

collaboration avec son amant Marc Marie, photographe, prétend saisir par des photos l'instant fragile du présent au moment de l'amour. Les photos, en noir et blanc, représentent les vêtements épars des deux amants (aucun corps n'apparaît) et précèdent certains chapitres, donnant lieu à un commentaire de la part de l'auteur, puis de son amant. A l'occasion de la parution du livre, Annie Ernaux, qui, dit-elle, avait tout d'abord pris une photo du désordre amoureux sans idée de publication ni d'écriture, a expliqué sa démarche : « J'étais fascinée par la beauté de cette scène vouée à disparaître. Fixer, sauver cette beauté fugitive a constitué le premier "usage" de ces photos. »361

L'entreprise est émouvante car Annie Ernaux avoue dans ce même ouvrage souffrir d'un cancer du sein et raconte même sa thérapie : les instants photographiés et commentés n'en paraissent que plus fragiles et rendent l'amour plus urgent à vivre.

L'instant fragile, difficile à appréhender, préoccupe la diariste. A ce sujet, il est intéressant de mettre en parallèle cette même note du mardi 17 janvier avec un extrait de

Passion simple, « version brève, épurée, tournée vers la description de la réalité de la

359 Ernaux, Annie et Thumerel, Fabrice, « Ambivalences et ambiguïtés du journal intime », in Thumerel, Fabrice, Annie Ernaux, une œuvre de l'entre-deux, op. cit., p. 250.

360 Ernaux, Annie, L'Usage de la photo, Paris, Gallimard, 2005.

passion »362, selon les dires de l'auteur, qui reprend, à l'imparfait, le récit de cette expérience :

Souvent, j'écrivais sur une feuille la date, l'heure, et « il va venir » avec d'autres phrases.[…] Le soir, je reprenais cette feuille, « il est venu », notant en désordre des détails de cette rencontre. Puis, je regardais, hébétée, la feuille gribouillée, avec les deux paragraphes écrits avant et après, qui se lisaient à la suite, sans rupture. Entre les deux, il y avait eu des paroles, des gestes, qui rendaient tout le reste dérisoire, y compris l'écriture par laquelle j'essayais de les fixer. Un espace de temps […], où j'étais sûre qu'il n'y avait jamais rien eu de plus important dans ma vie,[…] que cela, être au lit avec cet homme au milieu de l'après-midi. 363

Dans les deux textes, nous retrouvons l'expression « entre les deux », signifiant à la fois « entre les deux paragraphes », mais également « entre les deux instants de l'écriture », c'est-à-dire le vécu qui ne sera jamais transcrit, car la narration est, dans le journal, « intercalée » et dans le récit, elle est rétrospective. L'écriture est donc incapable de saisir les moments de la passion, malgré les tentatives de l'auteur : « l'écriture par laquelle j'essayais de les fixer », écrit-elle. Mais confronter les deux textes montre que le journal, Se perdre, propose une autre approche que le récit : il est plus près de la réalité. Par l'emploi du futur proche « il va venir », suivi du présent « Je relis », il recueille mieux l'instant, et comme le dit Annie Ernaux, « à chaque fois, le texte du journal […] est plus violent, plus cru, que l'autre texte »364, c'est-à-dire Passion simple. Mais Passion simple n'obéit pas au même projet d'écriture, et Annie Ernaux a proposé avec la publication de ses deux textes, une démarche littéraire très intéressante, consciente de la grande potentialité du journal intime qui propose une transcription de la réalité au plus près des détails, des pensées, des sentiments et des émotions, gardés ainsi en mémoire, que le diariste se plaît ensuite à retrouver.