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B- Les résurgences de hontes, d'anciennes blessures, d'échecs

2- Blessures anciennes : la mort des enfants

• Être un « enfant de remplacement. »

Annie Ernaux souffre d'une autre blessure familiale ancienne. Comme beaucoup d'autobiographes et d'artistes tels Chateaubriand, Stendhal, Jules Renard, Dali, Van Gogh, Camille Claudel, Hermann Hesse, René Féret265…, elle appartient à la « série des enfants de remplacement », qui ont trouvé dans la création, selon Fabrice Thumerel, « un moyen de sublimation, une façon de se différencier de l'Autre, la seule issue possible en fait... » pour construire son moi et exister.266

C'est dans son journal « Je ne suis pas sortie de ma nuit. » qu'Annie Ernaux évoque sa soeur disparue et les raisons, selon elle, de sa naissance : « Je suis née parce que ma soeur est morte, je l'ai remplacée. Je n'ai donc pas de moi. »

Ce sentiment terrible de ne pas exister, de ne pas avoir de moi, est amplifié par les révélations de sa mère malade, quelques jours plus tard, qui, on le comprend, bouleversent la diariste : « Plus tard, le récit qu'elle fait de la mort de ma soeur me terrifie : j'ai l'impression que c'est en mourant à mon tour qu'elle m'aimera, puisqu'elle dit, ce jour-là, en parlant de moi, " elle est bien moins gentille que l'autre" (ma soeur). »267

Même si sa mère, au moment de prononcer ces paroles, n'a plus toutes ses facultés

263 Genette, Gérard, Seuils, Paris, Éd. du Seuil, 1987, p. 355. 264 Ernaux, Annie, Se perdre, op. cit., p. 367.

265 René Féret a réalisé un film autobiographique : Baptême, sorti en 1990, dans lequel il raconte l'histoire de ses parents et comment il découvre qu'il est un « enfant de remplacement ».

266 Thumerel, Fabrice, Annie Ernaux, une œuvre de l'entre-deux, op. cit., p. 30. 267 Ernaux, Annie, « Je ne suis pas sortie de ma nuit. », op. cit., p. 44 ; 81.

mentales (elle est atteinte de la maladie d'Alzheimer), on peut sans peine imaginer la douleur de celle qui les entend, d'autant plus que dans la même note, Annie Ernaux précise que sa mère ne peut plus manger seule et qu'elle ne parle presque plus ! Les rares phrases qu'elle prononce dans un moment de lucidité, prennent alors tout leur sens, celui de la vérité pour la diariste.

Dans Se perdre, l'ambiguïté de l'image de la mère et la peur de ne pas en être aimée réapparaissent dans un rêve dérangeant qui raconte la mort d'une enfant :

[…] je m'aperçois que l'enfant à la corde est en train de se noyer, une autre petite fille est cognée par un rocher. Et – c'est le plus affreux – dans la transparence de l'eau, on aperçoit un enfant flottant. Cette femme répète toujours que ce n'est pas sa faute. J'ai bien peur que cette femme ne représente ma mère (j'avais l'impression qu'elle me laisserait mourir) et moi-même (peur que mes enfants meurent, mon avortement). 268

Un autre rêve fait écho à celui-là : « Et aussi ce rêve troublant : une petite fille en maillot de bain a disparu (et est retrouvée ensuite, morte ?) »269; ce rêve concernant la mort des enfants n'est pas le seul, nous en verrons un autre plus loin.

Dans les rapports avec la mère, même disparue, il existe toujours une arrière-pensée : la culpabilité d'être en vie à la place d'une autre, la crainte de ne pas être la préférée, et même de ne pas être aimée du tout. Et nous retrouvons encore, avec le récit de ces rêves, le jeu entre Eros et Thanatos : pour obtenir l'amour maternel, il faut qu'elle rejoigne la morte.

Cette peur de ne pas avoir été aimée resurgit dans l'histoire d'amour que la diariste vit au présent : elle revit la terreur d'être remplacée par une autre, puisque l'idée des maîtresses de S. est récurrente : la jalousie est en effet un sentiment fréquemment rencontré dans le journal :

Quand ai-je rêvé qu'il enlevait ses chaussettes pour faire l'amour ? Le sens de ce rêve est clair : je suis sûre qu'il a une autre femme. (06/06/89).

Brusquement, la pensée du mariage où il va samedi, les rencontres qu'il peut faire, le bal... Maintenant l'image de jalousie surgit beaucoup plus vite […] (07/06/89).

[…] je ne peux faire le décompte des jalousies (qui va-t-il rencontrer à Brux., etc.) 270.

268 Ernaux, Annie, Se perdre, op. cit., p. 342-343. 269 -Ernaux, Annie, Ibid., p. 363.

Elle ne supporte pas qu'il regarde une autre femme : elle veut être l'unique, pour gagner dans le cœur de son amant, la place qu'elle n'a pas pu prendre dans le cœur de sa mère.

• L'avortement.

Dans les rêves de la diariste, nous l'avons vu plus haut, la mort d'un enfant revient de façon récurrente, et même à propos de ses enfants parfois : « Rêve éprouvant, le plus éprouvant qui soit, la mort d'un enfant, David »271 ; mais la plupart du temps, Annie Ernaux voit très clairement, dans ces rêves, des réminiscences de l'avortement qu'elle a subi et qui revient comme un leitmotiv dans son journal ; elle le nomme « la catastrophe » ou le définit comme « la mort dans le ventre »272 ; tel « juin 52 », la date de l'avortement sert de point de comparaison quand il faut évaluer une situation de souffrance : « Je me sens si mal que je cherche à me souvenir de moments semblables, et c'est 58, 63, qui reviennent inexorablement » ou bien : « Je n'ai pas été si bas depuis mon avortement, ces jours où j'attendais une solution, fin 63. ».273 Un rêve surtout est explicite sur ce traumatisme :

Rêvé que j'avais un enfant [...] Puis je le laissais sur une table quelques secondes. Hurlement. Je le découvre le cou cassé. Je sais qu'il va mourir. En écrivant cela, je pleure et je sais que je « revis » mon avortement, et c'est l'insoutenable à nouveau. 274

Puis l'avortement est associé à la mort de la mère : « J'ai deux choses à faire, retourner rue Cardinet, sur le lieu de l'avortement, et voir l'infirmière qui s'est occupée de ma mère. Encore cette conjonction. »275 La blessure de l'avortement est indélébile, elle est même accrue quand elle est associée à la perte de la mère (qui ne l'a jamais su !) et à la passion sans joie que la diariste est en train de vivre et qui ravive ces deux anciennes souffrances :

[…] Quelque chose s'arrête en août. Il ne me restera que l'écriture.

Ce matin, dans les rues, en conduisant, des larmes sans arrêt, comme lorsque ma mère est morte. Et encore, lorsque j'ai avorté, après, dans les rues de Rouen. La ligne, la grande ligne du sens secret de ma vie. La même perte, pas encore tout à fait élucidée, que seule l'écriture

271 Ernaux, Annie, Ibid., p. 144. 272 Ernaux, Annie, Ibid., p. 99. 273 Ernaux, Annie, Ibid., p. 77-269. 274 Ernaux, Annie, Ibid., p. 102. 275 Ernaux, Annie, Ibid., p. 184.

peut élucider vraiment.276

Les deux thématiques qui dominent dans cet extrait, et par ailleurs tout au long du journal, sont « la perte » et « l'écriture » : perte d'un enfant, d'êtres chers, perte de l'amour et de soi, que seule l'écriture peut combler.

Dans une note datée du 22 octobre 1988, c'est-à-dire du début du journal, quand commence cette histoire d'amour, Annie Ernaux éprouve déjà ce sentiment de perte de soi, qu'elle relie à la perte de sa mère, à l'avortement, et à la perte d'un ancien amour :

[…] Ainsi, hier, une phrase de mon livre sur ma mère m'est revenue. « C'est au-dehors que j'étais le plus mal. » J'aurais pu le dire pour cette journée où tout amour m'a paru perdu. Je sais que Les Armoires vides ont été écrites sur fond de douleur et d'union détruite. Je sais qu'entre Philippe et moi, il y a eu la mort, cet avortement. J'écris à la place de l'amour, pour remplir cette place vide, et au-dessus de la mort. 277

Il est à noter que le journal se fait de nouveau « épitexte-intime » : Annie Ernaux mentionne Les Armoires vides, le premier livre qui l'a fait connaître, et le livre sur sa mère (Une Femme), mais elle évoque également « la mort, cet avortement » et répète dans son journal à quel point l'écriture peut compenser le sentiment de perte. Il faudra attendre quelques années, comme pour l'écriture de La Honte, pour qu'Annie Ernaux ait le courage de raconter ce traumatisme ; elle le fera dans L'Événement, qui paraîtra en 2000. Barbara Havercroft dit dans son étude sur L'Événement que le besoin d'écrire sur cet avortement a été vécu comme une libération, « l'écriture constitue un événement au même titre que l'avortement. » Elle rappelle l'épigraphe de Michel Leiris à ce récit : « Mon double vœu : que l'événement devienne écrit. Et que l'écrit soit événement. »278 On peut ajouter qu'Annie Ernaux a écrit pour être « au-dessus de la mort », pour la vaincre.

Ainsi, dans ce journal où elle se penche sur son passé, la diariste revit des souvenirs liés à sa vie familiale, mais aussi des souvenirs de sa vie amoureuse, marquée par une série d'échecs qui ont façonné la femme qu'elle est devenue au moment de l'écriture du journal.

3- Remémoration des échecs sentimentaux.

276 Ernaux, Annie, Ibid., p. 172-173. 277 Ernaux, Annie, Ibid., p. 37.

278 Havercroft, Barbara, « Subjectivité féminine et conscience féministe dans L'Événement », in Thumerel, Fabrice, Annie Ernaux, une œuvre de l'entre-deux, op. cit., p. 128-129.