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La dimension romanesque dans Se perdre ; les personnages

Annie Ernaux affirme qu'elle a « voulu faire de cette passion une œuvre d'art dans sa vie » ou bien qu'elle désire élever « la vie à la mesure de la littérature romanesque ».559 Cette dimension romanesque existe en effet dans le journal. Elle est possible en partie, on l'a vu, grâce à une situation amoureuse exceptionnelle, grâce aussi à une certaine transformation du réel puisque la diariste vit comme dans un roman d'aventures : « Cette attente douloureuse finit par avoir un côté aventureux, plein », dit-elle560 ; enfin, elle provient surtout des personnes réelles qui deviennent de vrais personnages auxquels le lecteur s'attache.

1- L'identification aux héros de fiction.

La diariste est très influencée par la littérature, nous l'avons vu. Elle ne peut s'empêcher d'avoir recours à ses modèles littéraires favoris : alors, une identification s'établit entre les héros fictifs et les personnes réelles de son histoire.

Ainsi, S. « apparaît toujours sous le visage de Vronski », aux yeux de la diariste ; elle-même s'incarne en Anna Karénine : « Cet après-midi, submergée par cela, "je suis comme Anna Karénine", Anna, folle de Vronski. »561; le « roman russe » qu'elle a l'impression de vivre la poursuit jusque dans ses rêves : « J'arrive sur une voie de chemin de fer, que certains traversent, mais c'est très dangereux (est-ce en relation avec la fin d'Anna

Karénine?) »562 Et peut-être souhaite-t-elle à ce moment-là, puisque l'amant l'a abandonnée,

558 Ricœur, Paul, Soi-même comme un autre, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Points », 1990, p. 190. 559 Ernaux, Annie, Se perdre, op. cit., p. 283 ; 240.

560 Ernaux, Annie, Ibid., p. 177. 561 Ernaux, Annie, Ibid., p. 219 et p. 89 562 Ernaux, Annie, Ibid., p. 315.

mettre fin à ses jours, comme l'héroïne de Tolstoï.

Dans son comportement parfois, la diariste s'identifie aux héros malheureux en amour par excellence, Tristan et Yseut : « Recueilli quatre cheveux de lui sur mon peigne, pensé aussitôt à Tristan et Yseut : désir de les coudre dans un vêtement, comme le cheveu d'or d'Yseut dans une robe. Vivere una favola... » « Je veux vivre une histoire », commente-t-elle pour elle seule, affirmant ainsi son désir de vivre cet amour sur le mode romanesque et de le mythifier. Et ces rapprochements se font plus nombreux à la fin du journal, à l'approche du départ de l'amant ou lorsqu'il est parti : « Dans un mois, dans un an... Sans que jamais Titus

puisse voir Bérénice »,563 récite-t-elle le 16 novembre (le lendemain du départ), sans cette fois-ci éprouver le besoin de mentionner la référence de la citation, puisqu'elle est Bérénice. Ces personnages lui servent à mieux dire sa souffrance : « Je me réveille à six heures et je sais ma douleur. Comme Julien Sorel »564 et par la comparaison avec ceux qui ont souffert en littérature, elle l'élève au rang de sublime, elle l'idéalise.

Enfin, la diariste identifie son couple malheureux à un couple célèbre de cinéma : « Donc, mercredi après-midi. Sans doute la dernière fois. Je voudrais immobiliser ces deux jours, l'attente étant celle du plus jamais. C'est le départ du soldat pour le front... l'adieu des amants que tout sépare... Comment vais-je vivre cela. »565 La référence n'est pas très claire, mais sans doute s'agit-il du film Quand passent les cigognes, film soviétique de 1957 qui a marqué Annie Ernaux, puisqu'elle le cite dans son livre Les Années, dans la liste qui figure au début de l'ouvrage, liste intitulée : « Toutes les images disparaîtront ».566 Dans le film, le jeune héros, Boris, part pour le front et sa fiancée Véronica lui dit adieu sur le quai de la gare. La diariste se projette complètement dans ce couple désuni.

Grâce à l'identification aux héros fictifs, l'expérience réelle se mue en histoire fantasmée de soi : la diariste, intérieurement, se pense comme un personnage et se raconte de façon romanesque, car elle est aussi un « je » de papier. En mettant son existence en intrigue, comme le dit Paul Ricœur, la diariste raconte une histoire d'elle-même à laquelle elle croit, et dans laquelle il est naturel, comme dans la vie, d'interpréter plusieurs rôles, de devenir donc un personnage. Pour lui, dit-elle, « je suis l'écrivain, la pute, l'étrangère, la femme libre aussi » ou bien : « Mère et pute à la fois, je suis les deux. J'ai toujours aimé tous les rôles ».567 Nous sommes bien dans la théâtralisation de soi, où « je » devient un autre : un personnage

563 Ernaux, Annie, Ibid., p. 279 et p. 311. 564 Ernaux, Annie, Ibid., p. 177.

565 Ernaux, Annie, Ibid., p. 277.

566 Ernaux, Annie, Les Années, op. cit., p. 11 et 19. 567 Ernaux, Annie, Ibid., p. 26, 151.

de fiction que la diariste est en train de lire dans le texte qu'elle écrit.

Mais la dimension romanesque, dans cette histoire, provient surtout d'un personnage, qui n'est pas la diariste.

2- Le caractère mystérieux du personnage et des destins hors du commun.

En effet, c'est bien « l'Amant » qui apporte la note romanesque dans cette histoire d'amour. Car quoi de plus mystérieux que cet amant « exotique » et beau à l'accent étranger dont nous ne connaissons rien, désigné seulement par une initiale « S. », qui arrive presque en cachette, à l'improviste, et qui disparaît après avoir fait l'amour ? En parlant de lui, la diariste l'a voulu « figure de l'absolu »568, l'amant parfait, idéal, un personnage de roman russe (il est « Vronski » !). Elle avoue ne rien savoir de ses activités, de son passé et même de ses sentiments profonds : l'a-t-il aimée ? Elle n'en sera jamais certaine. Elle s'étonne, dit-elle dans le préambule, de ne lui avoir jamais posé de questions ! Mais sans doute cette obligation de secret était-elle nécessaire à l'épanouissement de la passion : inconsciemment, la diariste et son amant ont rejoué ainsi la légende d'Eros et de Psyché, Psyché qui ne devait rien savoir de son amant, au risque de le perdre, qui devait se contenter des instants de l'amour et ne rien exiger de plus. « Et il m'est, lui, tellement impénétrable, mystérieux »569, confie-t-elle, comme si le goût du secret et de l'interdit « attisait » l'intérêt qu'elle lui porte et la passion. La diariste exploite donc au maximum le personnage qui se présente dans cette histoire d'elle- même qu'elle se raconte. En le nommant par deux fois « l'amant de l'ombre »570, elle lui refuse une dimension humaine pour lui donner toute sa dimension romanesque et presque irréelle : elle profite en quelque sorte de l'occasion qui lui est donnée de vivre un destin hors du commun. Comme Eros, fils d'Aphrodite et dieu qui inspire l'amour sans faire de longs discours, S. devait rester l'incarnation du mystère et surtout l'incarnation du désir pour que la passion puisse s'épanouir, pour que l'histoire d'amour soit exceptionnelle !

3- Les personnages font l'histoire. Ils sont « mis en intrigue ».

Le journal intime se fait donc « récit d'amour » selon la formule qu'emploie Hervé Guibert dans son propre journal.571 Et cette transformation est possible grâce aux personnes réelles devenues personnages par la mise en mots de leur existence. Car ce sont bien les personnages qui font l'histoire. Ainsi que le dit Paul Ricœur reprenant le modèle actantiel de

568 Ernaux, Annie, Ibid., p. 15. 569 Ernaux, Annie, Ibid., p. 27. 570 Ernaux, Annie, Ibid., p. 13 et p.80.

Greimas, les personnages sont « opérateurs d'actions sur le parcours narratif ». Ils sont, dit-il, « mis en intrigue ». « Est personnage, écrit encore Paul Ricœur, celui qui fait l'action dans le récit. La catégorie du personnage est donc elle aussi une catégorie narrative et son rôle dans le récit relève de la même intelligence narrative que l'intrigue elle-même. »572 Le personnage pour Ricœur prend donc une importance essentielle dans la conception narrative de l'identité personnelle ; « la structure narrative conjoint les deux procès de mise en intrigue, celui de l'action et celui du personnage », poursuit-il. Le récit construit alors l'identité du personnage, qu'on appelle « son identité narrative, en construisant celle de l'histoire racontée. C'est l'identité de l'histoire qui fait l'identité du personnage. »573

Annie Ernaux a certes exploité ses personnages, sans songer, au moment de l'écriture, que l'ensemble des notes du journal pouvait ainsi leur donner cette dimension romanesque. Mais, en se racontant chaque jour, elle parvient à tisser une intrigue dans laquelle les personnes devenues personnages « font avancer l'histoire » ; elle s'est forgé une identité narrative qui s'est construite en liaison avec celle de l'intrigue, comme Paul Ricœur l'a montré.574 La diariste (ou l'autobiographe) qui écrit sa vie se voit « comme un autre » et le lecteur, en lisant cette vie, a l'impression de lire le récit de cette vie.

C- Lire Se perdre comme un récit.