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C- Un avenir sombre : l'échec du journal à retenir le temps

3- Une activité tournée vers la mort

Tenir son journal, c'est l'espérance pour beaucoup de diaristes de retenir le passage du temps par la succession des notes écrites au jour le jour ; c'est le désir de capturer l'instant par l'écriture. Mais nous l'avons vu, tous ces espoirs sont assez vains.

Annie Ernaux ne s'y trompe pas, elle qui s'interroge plusieurs fois dans son journal sur « Qu'est-ce que le présent ? » et qui finit par répondre qu'il lui échappera toujours. Dans

L'Écriture comme un couteau, elle expose quel est, selon elle, le pouvoir de l'écriture : c'est

« sauver de l'effacement des êtres ou des choses dont j'ai été l'actrice, le siège ou le témoin »,

393 Ernaux, Annie, Ibid.,p. 277.

394 Ernaux, Annie, Ibid., p. 305, 314, 327, 335. 395 Ernaux, Annie, Ibid., p. 369.

dit-elle. Le journal aide à garder une trace du vécu, des êtres, des événements, mais elle est lucide sur le fait qu'il ne lui apporte pas tout ce qu'elle désire dans l'écriture : « Le journal intime, à lui seul, ne me sauve pas. Parce qu'il ne sauve que mes moments à moi. »397 Il ne la satisfait donc pas, car l'écriture doit lui apporter d'autres réponses et doit sauver le présent ou « se souvenir du présent » comme elle le disait précédemment.398

Ce qui est mis en avant avec ce texte, c'est l'échec du journal à retenir le temps. Le diariste peut seulement se donner « l'illusion d'en avoir maîtrisé le cours », dit Françoise Simonet-Tenant, car on trouve chez le diariste une aspiration à surplomber le temps399, à le dominer ; mais ce n'est qu'une illusion, un moyen de se donner l'espoir et de penser que l'écriture est plus forte que la mort.

L'idée de la mort est toujours présente chez le diariste, ne serait-ce que dans le sentiment angoissant de vivre au jour le jour : le narrateur, dans le journal n'a pas de connaissance rétrospective et il ne sait ni de quoi son avenir sera fait, ni l'heure de sa mort. De plus le diariste a, plus que tout autre, la conscience du temps qui passe et de la marche vers la mort.

Annie Ernaux dit également son sentiment de la fuite du temps et de la mort de l'amour qui l'attend. Elle projette, au futur, ce qui lui manquera bientôt : « Quand ce mois finira, tout sera clos. Le silence. Plus jamais "Annie" avec l'accent russe. » (01/10/89)400 Trois jours après le départ de S., un bilan au futur est dressé, comme pour se persuader de l'inéluctable passage du temps qui efface tout : « J'oublierai son visage. Déjà un châle blanc acheté hier, qu'il ne verra pas. Ou il reviendra, il aura grossi et boira davantage de whisky, il y aura de petits vaisseaux sur ses pommettes. »401 Les détails, là encore, signifient : par leur observation, par leur transformation, par la dégradation physique, même imaginée (mais combien réaliste !), l'individu peut appréhender le temps qui passe. Le corps et les objets sont des témoins sans concession de la fuite du temps.

Le diariste qui s'écrit et se regarde quotidiennement a donc le regard plus affûté que quiconque pour observer sa marche vers la mort, ce qui fait dire à Sébastien Hubier qui cite Maurice Blanchot, que l'écriture intime est « une écriture du mourir », « une activité tournée vers la mort », principe générateur des écrits intimes. Sébastien Hubier continue son analyse,

397 Ernaux, Annie, L'Écriture comme un couteau, op. cit., p. 124-125. 398 Voir note 341.

399 Simonet-Tenant, Françoise, Le Journal intime, genre littéraire et écriture ordinaire, op. cit., p. 81. 400 Ernaux, Annie, Se perdre, op. cit., p. 274.

en prétendant que l'écriture personnelle serait « l'expression et la purgation des pulsions morbides, comme la réponse à un manque ou comme la réparation d'un objet perdu. »402

« Manques et objets perdus » abondent dans l'existence passée d'Annie Ernaux : manque de l'amour parental et surtout maternel, manques et objets perdus de l'amour tout au long de sa vie : avortement, divorce, trahison, abandon. Et l'expérience qu'elle vit au présent dans Se perdre est marquée elle aussi par le manque : manque de reconnaissance, d'amour, de bonheur. Quant aux pulsions morbides, on a vu qu'elles étaient nombreuses, et que l'écriture du journal servait à les exprimer.

Cette idée que le journal est une activité tournée vers la mort avait déjà fait réfléchir George Sand, qui, sur la démarche de l'écriture intime, a écrit :

Faire un journal, c'est renoncer à l'avenir. C'est vivre dans le présent, c'est avouer à l'implacable qu'on n'attend plus rien de lui, qu'on s'accommode de chaque jour et qu'il n'y a plus de relation entre ce jour-là et les autres. C'est boire son océan goutte à goutte par crainte de le traverser. 403

On renonce à l'avenir quand celui-ci « ne signifie plus », quand l'espoir d'un futur meilleur s'est évanoui ; et ce « goutte à goutte » que sont les jours égrenés dans le journal permet à l'individu de supporter plus sereinement le temps qui s'enfuit. « On s'accommode », certes, on cherche des solutions pour survivre, coûte que coûte, parce qu'il le faut. Pour Annie Ernaux, écrire dans son journal le passage des jours difficiles est un bon compromis avec le temps : elle n'a pas trouvé mieux.

Dans l'infinitif présent « se perdre » utilisé en titre, est contenu cet état de la perte en train de se réaliser, l'idée d'une déliquescence éprouvée par la diariste tout au long du texte du journal, de quelque chose qui échappe à sa volonté et contre lequel elle n'a pas envie de lutter. Cette forme pronominale, traduisant la perte totale de soi, répond à la forme transitive du même verbe, utilisé à plusieurs reprises dans son journal, comme dans cet exemple : « Perdre un homme, c'est vieillir d'un seul coup de plusieurs années, vieillir d'un seul coup de tout ce temps qui ne passait pas, quand il était là, et des années à venir, imaginées. »404

Le fait de se perdre vient de la perte de l'objet de l'amour qui entraîne dans son sillage

402 Hubier, Sébastien , Littératures intimes,op. cit., p. 74.

403 Sand, George, Préface au Journal, juin 1837, citée par Béatrice Didier, in Le Journal intime, op. cit., p. 119.

la perte du temps, de la jeunesse et de la vie.

Cette passion destructrice, qui a exacerbé toutes les douleurs, des plus anciennes aux plus récentes, qui fait douloureusement prendre conscience de la fuite du temps et de la jeunesse, a donc alimenté l'obsession de la mort et augmenté le sentiment d'aliénation.

Mais, paradoxalement, l'état de déréliction provoque et fait naître l'écriture. Ce terme de déréliction est employé par la diariste dans la fin de son journal, alors qu'elle repense à sa mère disparue et combien elle a été affectée par sa mort ; elle ne peut s'empêcher de mettre en relation l'ancienne douleur avec l'état dans lequel elle se trouve au moment de l'écriture : « Je vis chaque fois les nouvelles [douleurs] sur le mode de la déréliction. »405(30/12/89) C'est bien ici ce sentiment d'absolue solitude, le fait d'être privée de tout secours divin et de sentir abandonnée qui est donc durement éprouvé par la diariste. Cependant, tout au long du journal, la passion, la souffrance, ce désir de l'autre suivi d'une insatisfaction répétée, cette solitude, ce sentiment d'aliénation font naître l'écriture.

Françoise Simonet-Tenant, qui a étudié l'avant-texte de L'Événement, paru en 2000, a mis en évidence ce lien entre désir, déréliction et écriture en citant un extrait de l'écriture préparatoire du prologue à L'Événement, Annie Ernaux avait écrit :

Souvent j'ai fait l'amour pour m'obliger à écrire. Je voulais trouver dans la fatigue, la déréliction qui suivent, des raisons de ne plus rien attendre de la vie – que la satiété physique et tout de l'écriture. 406

L'espoir et le salut résident donc dans l'écriture. La diariste se cherche et se perd dans la passion, mais l'écriture quotidienne va devenir le moyen, comme l'écrit Alain Girard, « d'une conquête de soi par soi »407. Et voulant la perfection de cette écriture et de cette passion, la diariste met en mots les moments les plus intenses de sa vie, qui, insensiblement, devient littérature.

405 Ernaux, Annie, Ibid., p. 334.

406 Simonet-Tenant, Françoise, "« A63 » ou La Genèse de l'épreuve absolue", in Thumerel, Fabrice, Annie

Ernaux, une œuvre de l'entre-deux, op. cit., p. 46.