• Aucun résultat trouvé

La contre-révolution et le chaos comme symptômes

Les graves pénuries d’eau et de nourriture vont devenir l’un des effets les plus tangibles du réchauffement climatique. Dans les mois qui ont précédé les révolutions tunisienne et égyptienne, l’augmentation des prix des denrées alimentaires provoquée en

partie par des conditions météorologiques extrêmes a intensifié les tensions latentes, et le Moyen-Orient – qui a été jusqu’ici le chaudron révolutionnaire de ce siècle – peut s’attendre à pire encore. Aucune région n’est aussi sujette au manque d’eau, et aucune aussi vulnérable aux « chocs d’offre alimentaire télé-connectée », ou aux mauvaises récoltes dans les greniers lointains qui font monter les prix des importations dont dépend la population398. Dans la Russie révolutionnaire, le choc d’offre a découlé dans un premier temps des blocus et des hausses de la demande provoqués par la Première Guerre mondiale, avant de se diffuser sur l’ensemble de ce vaste territoire ; pour les bolcheviks, c’était à la fois un bien et un mal. Dans son étude remarquable, Bread and Authority in Russia, 1914-1921, Lars T. Lih montre comment la pénurie de nourriture les a à la fois mis au pouvoir et poussés à développer les tendances autoritaires dans lesquelles ils ont fini par sombrer.

Du reste, ces tendances étaient déjà à l’œuvre bien avant Octobre. L’État tsariste avait fait les premiers pas en direction d’une

« dictature de l’approvisionnement alimentaire », où l’État appliquait des mesures contraignantes pour imposer la distribution de nourriture à des citoyens affamés. « La question de l’approvisionnement alimentaire a englouti toutes les autres questions », observait un employé du gouvernement à l’automne 1916, et « à mesure que l’anarchie économique se répandait, le processus de pénétration du principe étatique dans tous les aspects de l’existence économique du pays n’a fait que se renforcer399. » Le Gouvernement provisoire a poursuivi sur la même voie – tous les courants politiques, à l’exception des anarchistes, s’accordaient sur la nécessité d’un contrôle strictement centralisé pour la production des céréales – mais il ne s’est pas du tout montré à la hauteur de la tâche. Les bolcheviks se sont avérés le seul parti suffisamment fort et discipliné pour reconstituer un centre et régner sur les forces centrifuges. Mais pour y parvenir, ils ont dû abandonner tous leurs

doutes idéologiques sur l’État et utiliser au maximum les vestiges de l’appareil bureaucratique tsariste. Le problème est qu’ils avaient promis « tout le pouvoir aux Soviets ». Selon une logique que Lih reconstruit dans ses moindres détails, les soviets (et les communes et les conseils d’usine) réellement autonomes se souciaient avant tout des intérêts de leurs propres électeurs : à la campagne, ils retenaient les céréales destinées aux villes ; dans les villes, ils envoyaient des volontaires à la campagne pour recueillir tout ce qu’ils pouvaient et le distribuer à leurs membres. L’expérience de démocratie directe que les bolcheviks avaient tant encouragée ne faisait qu’aggraver le chaos du système d’approvisionnement alimentaire – le fléau qu’ils avaient promis d’éradiquer. Enfermés dans cette contradiction, ils ont choisi de soumettre les soviets au parti, en abattant ceux qu’ils soupçonnaient de thésauriser et en plaçant des agents dans les villages pour surveiller les paysans, déclenchant ainsi tout le processus du contrôle bureaucratique.

Mais ce choix – c’est tout l’argument de Lih – a été imposé aux bolcheviks par la situation. Exacerbées par la première guerre civile, puis par la sécheresse, les pénuries ne semblaient pas permettre d’autre politique générale qu’une dictature de l’approvisionnement alimentaire, à laquelle la grande majorité des Russes a fini par se résigner, préférant la stabilité et le pain sur la table aux privations et à l’incertitude sans fin des années révolutionnaires. Ainsi les bolcheviks ont-ils semé les graines de la contre-révolution stalinienne. Paradoxalement, selon l’analyse de Lih, il y avait à leur origine une véritable prouesse : c’est précisément parce qu’ils ont été si impitoyables et cohérents dans leur centralisation du système d’approvisionnement alimentaire que les bolcheviks ont réussi à éviter une panne générale. Dans une formule désormais lourde de sens, Lih résume la façon dont il voit leur jeune État : « un Noé construisant à la hâte une petite arche contre un désastre imminent400 ».

Si de nombreux autres désastres sont aujourd’hui imminents, et s’il faut s’attendre à ce qu’ils déclenchent des révolutions, faut-il s’attendre également à des contre-révolutions sous la forme de monstres brutaux et de bureaucraties hypertrophiées (soi-disant) indispensables pour contenir la situation ? Il est trop tôt pour le dire, bien entendu. On a toutefois pu voir un scénario de ce type s’ébaucher avec le coup d’État militaire qui a mis fin à la révolution égyptienne. Dans les derniers jours du régime Morsi, l’« État profond » a orchestré des pénuries massives de combustibles et de nourriture et d’incessantes pannes d’électricité, sapant le soutien au président démocratiquement élu et poussant des millions de personnes à descendre dans la rue contre lui401. Après le coup d’État du 3 juillet 2013, ces problèmes ont miraculeusement disparu d’un jour à l’autre ; la junte Sissi s’en est attribué le mérite et a ainsi gagné les cœurs et les estomacs dans tout le pays. Cet épisode n’a évidemment aucun lien avec un quelconque effet du changement climatique, mais il attire notre attention sur une logique politique qui pourrait bien réapparaître quand ces effets frapperont plus durement : un leader fort se pose comme le seul garant d’un approvisionnement minimum stable et monopolise le pouvoir. Ce phénomène n’aurait pas forcément besoin d’attendre une révolution pour se concrétiser ; il pourrait être provoqué par les pénuries elles-mêmes.

Le danger plus large qui plane ici pourrait être qualifié de fascisme écologique. Il a peu de partisans jusqu’ici, mais ils existent : dans The Climate Challenge and the Failure of Democracy, les chercheurs australiens David Shearman et Joseph Wayne Smith rejettent l’affirmation marxiste que le capitalisme est la source du réchauffement mondial et reportent toute la responsabilité sur la démocratie. Il est désormais temps de comprendre que « la liberté n’est pas la valeur la plus fondamentale et qu’elle n’est qu’une valeur parmi d’autres. La survie nous apparaît comme une valeur bien plus fondamentale402. » Alors que

le changement climatique remet en cause la survie de l’espèce humaine, celle-ci doit redécouvrir sa véritable nature : la stricte hiérarchie. « Le cerveau humain est câblé pour l’autoritarisme, pour la domination, pour la soumission » (il suffit de regarder les singes)403. Plus exactement, Shearman et Smith défendent un mélange de féodalisme et de parti unique – mais sans planification de l’économie – dirigé par « un leader altruiste, compétent, autoritaire, avec des connaissances scientifiques et des compétences personnelles », épaulé par une classe de « rois philosophes ou de membres d’une écoélite », formés depuis l’enfance – « comme à Sparte » – pour guider le monde à travers la chaleur404. (On apprend également que les cerveaux féminins sont faits pour s’occuper des enfants, que les « chansons de rap noir » qui expriment « des désirs de tuer les Blancs » devraient être interdites et que l’Islam est en train de torpiller démographiquement le monde occidental405.) Ce genre de délire n’a pas encore vraiment trouvé son public. Mais quand la survie commencera à peser réellement dans la balance, on ne peut pas exclure le scénario qu’il gagne du terrain ; le changement climatique a d’ailleurs déjà fait resurgir certaines idées délirantes d’individus longtemps méprisés (notamment dans le domaine de la géo-ingénierie).

Si le fascisme écologique pourrait être une tendance idéologique explicite pour un avenir très chaud, une autre possibilité est la violence nihiliste, opportuniste, voire raciste : dans l’Empire ottoman en voie de desséchement, rappelle Sam White, les Celali ne se revendiquaient pas d’une conviction politique ou religieuse particulière. Ils se contentaient d’avancer dans le paysage désolé en pillant. Un de leurs bastions était la ville de Raqqa, épicentre de la récente sécheresse, capitale du faux califat de Daech. White raconte que les sécheresses ont attisé la flamme des réveils fondamentalistes parmi les diverses sectes de l’Empire406. Dans les queues interminables pour acheter du pain dans la Russie révolutionnaire, des rumeurs sur les Juifs amassant les céréales et spéculant sur

leurs stocks se sont répandues comme un feu de paille ; il n’y avait jamais loin de la boulangerie fermée au pogrom407. En 1917, Lénine mesurait « le désespoir […] des larges masses » et prédisait que

« les affamés “balaieront tout, fracasseront tout même anarchiquement”, si les bolcheviks ne savent pas les diriger dans la lutte décisive408 ». Les Cent-Noirs antisémites attendaient que les Russes se rangent derrière eux et Lénine voyait des tendances objectives jouer en leur faveur. « Peut-on concevoir une société capitaliste à la veille de sa faillite sans que le désespoir envahisse les masses opprimées ? Et le désespoir des masses, parmi lesquelles règne l’ignorance, peut-il ne pas s’exprimer par une consommation accrue de poisons de toutes sortes409 ? »

Les Celali, Daech, les Cent-Noirs : Christian Parenti a fait un pronostic similaire dans son Tropic of Chaos: Climate Change and the New Geography of Violence. « Les sociétés abîmées, comme les gens abîmés, répondent souvent à une crise nouvelle de manière irrationnelle, irréfléchie et autodestructrice », et de toute évidence, les sociétés de notre monde – notamment celles ravagées par le colonialisme, la contre-insurrection de la Guerre froide, les guerres contre le terrorisme, la restructuration néolibérale – sont des sociétés abîmées410. On peut s’attendre à un « glissement vers l’entropie et le chaos », « le conflit intercommunautaire, le brigandage », la destruction de l’État moderne – qui pourrait, bien entendu, se renverser en son contraire et ressusciter une Sparte vert-brun. Qu’en sera-t-il de ceux qui peuvent s’isoler contre la chaleur par une climatisation adéquate ? Comme protection la plus probable de leurs intérêts matériels, Parenti imagine une « politique du canot de sauvetage armé » ou un « fascisme climatique », qui permettra aux classes dirigeantes de poursuivre leur trajectoire actuelle tout en tenant implacablement leurs victimes à distance par des murs, des drones et des centres de rétention411. Récemment, un chercheur sur les génocides est allé un peu plus loin en annonçant

que les flux de réfugiés climatiques attendus vers le Nord vont faire renaître « l’impulsion génocidaire », un scénario rendu sans doute d’autant plus plausible par le fait que l’un des principaux flux sera probablement constitué de personnes issues de pays à majorité musulmane vers un continent européen totalement contaminé par l’islamophobie412. Ce pourrait être une autre forme d’articulation.

Mais en tant que tel, ce serait le résultat de rapports qui se sont formés dans la lutte. Les révolutionnaires dans un monde plus chaud devront alors être des antifascistes d’autant plus vigilants et militants. Nous vivons peut-être non pas juste après, mais à l’aube même de l’âge des extrêmes.