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Des faux départs dans les études sur l’énergie

Si le réchauffement climatique confère une importance nouvelle aux aspects énergétiques de la révolution industrielle, l’intérêt pour ces questions n’est pas, bien entendu, totalement nouveau140. Le doyen de la recherche moderne dans ce champ est E. A. Wrigley. Dans un article précurseur de 1962, il abordait pour la première fois des

idées développées par la suite dans un grand récit de la révolution industrielle et, plus généralement, de la croissance économique moderne141. Dans ce qu’il allait appeler une « économie organique », toutes les formes de production matérielles sont fondées sur la terre. Les matières premières ainsi que l’énergie thermique et mécanique – les corps humains et animaux utilisés pour mettre les choses en mouvement – sont toutes produites par la photosynthèse présente. Mais cette production est limitée. Il n’est pas possible de la développer au-delà de la quantité de terre disponible, qui est constante. Une économie organique croissante sera inévitablement enfermée dans une compétition acharnée pour des ressources limitées, rendant « une augmentation nette et permanente des ressources de matière première industrielle » – une condition nécessaire de la croissance économique moderne – « très difficile à obtenir142 ». La dépendance à l’égard de la terre fixe un plafond bas à la production industrielle. Les combustibles fossiles font voler en éclats ce plafond.

Dans une série d’articles et de livres ultérieurs, conclue par son œuvre maîtresse publiée en 2010, Energy and the English Industrial Revolution, Wrigley a développé ces thèses qui, par l’influence qu’elles ont exercée sur l’étude de l’énergie dans la révolution industrielle, ont valeur de paradigme143. Mais ce paradigme a des sources plus profondes que Wrigley, puisque lui-même l’a élaboré dans un engagement continu avec deux des auteurs classiques de l’économie politique : David Ricardo et Thomas Malthus. Pour Ricardo, une économie en croissance prétend à toujours davantage de terre. Les sols de qualité inférieure doivent être mis en culture : terres humides, terrains escarpés, champs dans les montagnes jusque-là intouchés en raison de leur infertilité naturelle. Des apports plus importants de capital et de main-d’œuvre sur de telles terres aboutissent inévitablement à des rendements plus faibles, des profits en baisse, une chute des salaires et une fin de la croissance ; selon une formule ricardienne sans

cesse citée par Wrigley, un état de stagnation sera « nécessairement rendu permanent par les lois de la nature, qui ont limité les pouvoirs productifs de la terre144 ». Mais le charbon offre une

« chance d’échapper à la malédiction ricardienne145 ». À la fin du

XVIIIe siècle, l’économie britannique s’est émancipée des contraintes foncières. Creusant dans les réserves de la photosynthèse passée, et contournant la restriction fixée par la limitation de la surface touchée par le rayonnement solaire, elle a fini par rompre le maléfice de la stagnation146.

Une méthode employée par Wrigley et ses disciples pour illustrer leur logique consiste à convertir le charbon en superficie de terre nécessaire pour générer la même quantité d’énergie. En 1750, l’ensemble du charbon produit en Angleterre aurait équivalu à 1,7 million d’hectares de terrain boisé, soit 13 pour cent du territoire national. En 1800, il aurait fallu 4,5 millions d’hectares, soit 35 pour cent de la superficie du territoire britannique pour remplacer tout le charbon par le bois ; en 1850, ces chiffres seraient montés à 19,4 millions d’hectares et 150 pour cent, respectivement. Une hypothétique conversion totale du charbon au bois dans l’économie britannique aurait donc, même en 1750, « représenté une part significative de la superficie du territoire pour laquelle il y avait beaucoup d’autres usages contradictoires » ; en 1800, cela aurait été

« assez difficilement applicable », tandis qu’en 1850, c’était « bien évidemment une impossibilité ». Selon un calcul comparable inspiré par Wrigley, Rolf Pieter Sieferle, dans son bien nommé The Subterranean Forest [« La Forêt souterraine »]: Energy Systems and the Industrial Revolution, concluait que « la production de charbon britannique a libéré une surface équivalente à la superficie totale de la Grande-Bretagne » dès les années 1820, tandis que Paola Malanima, dans les pas de Wrigley elle aussi, estimait que sans les combustibles fossiles, l’Europe aurait nécessité une surface de terre plus de 2,7 fois supérieure à sa superficie continentale totale en 1900, et plus de vingt fois supérieure en 2000147.

Mais les pressions dont le charbon nous aurait délivrés n’étaient pas seulement de nature ricardienne. Elles émanaient de la reproduction tout autant que de la production. D’après Wrigley, le théorème de Malthus sur l’accroissement exponentiel de la population et l’accroissement linéaire des ressources alimentaires, générant une tendance à la baisse de la production per capita avec l’accroissement de la population, est en effet valide dans une économie organique. Tant que toute la production matérielle dérive de la terre, le niveau de vie décline à mesure que davantage de personnes se divisent les ressources fixes en plus petites parts. La stagnation perpétuelle est garantie – jusqu’à ce que le charbon fraye un nouveau chemin, permettant à la population et à l’économie de croître main dans la main148.

La composante malthusienne du paradigme a reçu sa formulation la plus claire dans un essai de Richard G. Wilkinson.

Dans Poverty and Progress: An ecological model of economic development, paru en 1973, Wilkinson – fort heureusement surtout connu aujourd’hui pour son travail sur les effets de l’inégalité sociale sur la santé – a établi une modélisation du développement technologique et économique en général, et de la révolution industrielle en particulier. Les gens n’inventent pas de nouvelles méthodes d’approvisionnement parce qu’ils sont riches mais parce que – et seulement quand – ils sont pauvres. La pauvreté est un symptôme de la pénurie de ressources. Une telle condition survient lorsqu’une population humaine succombe à sa tendance innée, commune à « toute population animale », à se reproduire au-delà des limites de sa base de ressources149. C’est ce qui s’est passé, soutenait Wilkinson, à la veille de la révolution industrielle : la retenue des couples anglais s’est relâchée, la fertilité a brusquement augmenté, l’équilibre écologique existant jusque-là s’est effondré, laissant place à une grave pénurie.

La population croissante a recouru dans un premier temps à la

« réserve disponible dans la base de ressources150 ». Mais au XVIIIe

siècle, la malédiction ricardiano-malthusienne avait, d’après Wilkinson, atteint des niveaux intolérables, contraignant l’Angleterre au « remplacement des ressources fondées sur la terre par les ressources minérales151 ». Le stimulus de la révolution industrielle provenait « directement d’un manque de ressources et d’autres effets écologiques d’un système économique se développant pour répondre aux besoins d’une population croissante sur une superficie limitée152 ». Le charbon était la résolution naturelle de la crise, prenant la place du bois dans les chaumières et dans les forges sous les ordres de « l’accroissement de la population et de l’extension du système économique consécutive153 ». Comme tous les autres changements provoqués par la révolution industrielle, le recours aux combustibles fossiles était le résultat d’« une courageuse lutte d’une société le dos au mur écologique », une décision « prise sous la contrainte154 ».

C’est ce qu’on pourrait appeler le paradigme ricardiano-malthusien dans l’étude du rôle de l’énergie dans la révolution industrielle155. Un autre chercheur dans la lignée de Wrigley, Brinley Thomas, résume ses principes fondamentaux : « La révolution industrielle a été la réponse britannique à une pénurie énergétique qui a touché son économie dans la seconde moitié du

XVIIIe siècle. Une explosion de la population a intensifié la nécessité de changer sa base énergétique, en passant du combustible-bois au combustible fossile156. »

Comment le paradigme ricardiano-malthusien explique-t-il l’essor de la machine à vapeur ? Dans son article de 1962, Wrigley notait le décalage entre l’invention de Watt et sa diffusion dans l’industrie du coton, concluant que « ce n’est qu’après qu’une génération d’expansion eut rendu nécessaire une puissance dépassant les capacités du bras humain et de la roue hydraulique que la machine à vapeur a été mise en service157 ». Le grand avantage de la machine était son indépendance à l’égard du « cycle annuel de la photosynthèse végétale », matérialisé jusque-là dans la

puissance musculaire humaine ou animale158. D’après Wilkinson,

« l’usage de l’énergie hydraulique était limité par le nombre de cours d’eau disposant de sites adéquats pour les moulins : les nouveaux sites se sont faits rares dans de nombreuses régions du pays au cours du XVIIe siècle ». À la fin du XVIIIe siècle, l’augmentation de la fertilité britannique a créé une situation où

« les bons sites pour implanter des moulins n’étaient plus disponibles », tandis que « le charbon pour alimenter la machine à vapeur était abondant, notamment à proximité des mines. La diffusion de la vapeur a été favorisée par l’écologie159 ». Pour Kenneth Pomeranz, dont l’ouvrage magistral et extrêmement influent, Une grande divergence : la Chine, l’Europe et la construction de l’économie mondiale, est fondé sur les conceptions ricardiano-malthusiennes – et smithiennes – de la croissance,

« [l’]énergie hydraulique, quelle que fût l’amélioration des roues de moulins, n’avait tout bonnement pas le même potentiel de fourniture d’énergie, et n’avait pas suffi pour prendre nettement de vitesse la croissance démographique160 ». Selon cette version des événements, les roues hydrauliques et les autres forces motrices traditionnelles ont été écartées en faveur de la machine à vapeur parce qu’elles ne pouvaient pas délivrer les quantités d’énergie qui étaient absolument nécessaires.