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Crise dans les colonies

Lorsque les « Lois sur les coalitions* » ont été abrogées en 1824, la poudrière créée par plus d’un demi-siècle d’industrialisation a explosé en une série de grèves et d’actions syndicales dans toute la Grande-Bretagne. Les fileurs de coton étaient le secteur le plus militant du prolétariat208. Les épicentres des mobilisations étaient bien entendu les villes, pas les vallons et les ruisseaux des campagnes, mais les colonies rurales étaient toujours plus vulnérables aux effets des désordres que les usines urbaines. Quand les grèves ont touché de plein fouet les filatures hydrauliques au début des années 1830 – les travailleurs saccageant la colonie des Ashworth, les ouvriers des usines Catrine bloquant les portes et jetant de la terre et des pierres sur les briseurs de grève, la colonie Stanley transformée en bastion du syndicat des fileurs écossais –, cette vulnérabilité est apparue au grand jour209. Les grands propriétaires de ces filatures ont alors répondu par des attaques

exceptionnellement féroces contre les syndicats en général et ceux de leurs propres travailleurs en particulier. Les frères Ashworth, grands fabricants de fil fin près de Bolton, ont qualifié la légalisation des coalitions de « loi complaisante » et congédié toute l’avant-garde gréviste et émeutière en 1830. Si la tactique était parfaitement viable dans les villes, le renvoi massif reposait le problème de l’offre de main-d’œuvre dans les colonies : les Ashworth devaient maintenant recommencer leurs campagnes publicitaires de recrutement, remplaçant les meneurs de grève avec beaucoup de difficulté et un coût supplémentaire. Le prix de la grève était un anéantissement des profits210.

Par sa logique même, la colonie-usine rendait les licenciements, le recrutement de briseurs de grève, les émeutes et leur répression risqués et potentiellement ruineux ; avec les vagues de grèves des années 1830, l’avantage d’un accès immédiat à une armée de réserve de travailleurs passait clairement au premier plan. Pression supplémentaire, les marges bénéficiaires de l’industrie du coton dégringolaient depuis que la panique financière de 1825 avait déclenché un cycle de longues stagnations et de brèves expansions.

Au milieu des années 1830, un boom des constructions et des agrandissements d’usines – le premier depuis une décennie – mit fin provisoirement à la dépression. Les manufacturiers qui voulaient survivre devaient maintenant suivre la concurrence, introduire les dernières machines et agrandir leurs installations, mais s’ils dépendaient de l’eau, ils se trouvaient souvent dans une situation embarrassante : « Il y a dans ce quartier une pénurie d’ouvriers plus grande que je n’en ai jamais vu », se plaignait Henry Ashworth en 1835211.

Pour les Greg, propriétaires de Quarry Bank et de deux autres filatures hydrauliques dans le Lancashire, les problèmes étaient similaires : la pénurie de main-d’œuvre et les syndicats concouraient à provoquer « une difficulté à obtenir des travailleurs, et à des salaires extravagants, dans ces comtés du Nord ». S’ils

développaient leurs filatures, il y avait un risque évident que « toute demande supplémentaire de main-d’œuvre ne renforce encore les syndicats, l’ivrognerie et les hauts salaires212 ». Mais heureusement pour les Greg, il y avait d’autres possibilités. Fin 1826, la compagnie a acheté deux usines dans les villes de Lancaster et de Bury, toutes deux alimentées à la vapeur. L’essentiel de l’investissement a été redirigé vers ces deux filatures ; dès 1832, celle de Lancaster avait dépassé la filature de Quarry Bank et était devenue le plus grand établissement de la compagnie. Les usines de Lancaster et de Bury avaient un avantage décisif : elles disposaient d’un réservoir local de force de travail213. Tout au long des années 1830, les Greg ont continué à agrandir leurs installations alimentées à la vapeur – tandis que les Ashworth, qui dépendaient toujours de l’eau, perdaient leur leadership dans la filature fine214.

La pénurie de main-d’œuvre n’a jamais été totale ni également répartie. Dans l’ensemble du Lancashire, le Manchester Guardian notait en 1835 qu’il y avait en réalité « une profusion » de fileurs215. McConnel & Kennedy n’ont jamais eu à se plaindre d’un manque d’ouvriers ; « s’ils ne se présentent pas à huit ou neuf heures le lundi matin, nous en prenons de nouveaux », pouvaient-ils se vanter216. C’était un aimant toujours plus puissant. Tout au long des vagues de grèves et des cycles conjoncturels des années 1830, les capitalistes du coton ont cherché à défendre leurs positions contre les travailleurs et leurs concurrents en poursuivant la mécanisation de la production, en introduisant des renvideurs automatiques pour le filage et des métiers mécaniques pour le tissage, et avec l’arrivée de l’automatisation, la prime aux opérateurs acceptant la discipline de la machine a augmenté. À l’intérieur des villes, une deuxième génération de « mains » avait grandi : « Il y a toujours une abondance suffisante de main-d’œuvre sur le marché pour que je puisse disposer d’assez de mains habituées au travail, et élevées dans celui-ci, je suppose ; ce qui est toujours préférable », expliquait un autre manufacturier de Manchester217. À la fin du XVIIIe siècle,

quand les usines étaient des nouveautés partout, l’avantage de leur situation en ville était modéré. Trois ou quatre décennies plus tard, les villes du Lancashire et d’Écosse étaient remplies de la

« population formée aux habitudes industrieuses » dont parlait McCulloch : des jeunes hommes, mais de préférence des femmes, nés dans un monde de filatures et résignés aux cloches et aux directeurs comme ne le seraient que rarement, ou jamais, les gens de la campagne218.

Robert Thom a été une victime fascinante de cette dynamique.

Après avoir doublé l’alimentation en eau de sa filature de Rothesay en creusant un ingénieux système d’aqueducs et de réservoirs, il s’est imposé comme le principal ingénieur hydraulique d’Écosse, et il est devenu un avocat zélé de l’eau comme source d’énergie supérieure. « Prenez de l’eau si vous pouvez, et soyez débarrassés de ces machines chères et fumeuses », était le cri de ralliement qu’il lançait aux manufacturiers de coton britanniques219. L’accomplissement de toute sa vie était les Shaws’ Water-Works de Greenock, qui recueillaient et distribuaient l’eau vers des emplacements de filatures potentielles, dans des quantités supposées dépasser la capacité énergétique totale de « toutes les machines à vapeur de Glasgow et des environs220 ». Très impressionné, le Manchester Guardian proposa la construction d’un système similaire sur la rivière Irwell, au cœur du Lancashire, pour « permettre aux propriétaires de filatures de se passer de l’assistance de machines à vapeur221 ». Mais en 1834, sept ans après l’inauguration des Shaws’ Water-Works, un Thom découragé devait reconnaître que « les chutes d’eau » qu’ils avaient mises à la disposition des investisseurs

partent très lentement – une trentaine d’entre elles étant encore à louer – alors que depuis qu’elles sont sur le marché, un grand nombre d’Usines à vapeur ont été construites à Glasgow, bien que la vapeur coûte là-bas environ 20 £ par cheval-vapeur, soit

près de sept fois le coût de l’énergie hydraulique à Greenock. Et l’on préfère toutefois Glasgow, pourquoi ? Parce que c’est la principale place commerciale d’Écosse avec une population formée prête à travailler dans ces Usines222.

Planifiés et dessinés, les réservoirs sur l’Irwell n’ont jamais été construits.

Ce qui s’est produit dans les années 1830 n’était clairement pas l’aboutissement d’un épuisement du potentiel de l’énergie hydraulique en termes physiques, technologiques ou strictement économiques. Mais le développement capitaliste était parvenu à un point où le principal avantage de la vapeur – sa mobilité spatiale – l’emportait sur tous les autres facteurs. La vague de luttes syndicales, l’évolution économique en dents de scie après 1825, les progrès de la mécanisation dans la production de coton ont augmenté la demande de travailleurs remplaçables, jetables et adaptés aux machines. Si les raisons de passer à la vapeur urbaine étaient sans doute bien présentes dès le tournant du siècle, la contradiction entre la dynamique centrifuge des usines alimentées à l’eau et la concentration géographique des réserves appropriées de force de travail est devenue flagrante après l’abrogation des Lois sur les coalitions et le krach financier du milieu des années 1820. En outre, alors que les profits chutaient, le coût de création d’une colonie est à nouveau devenu dissuasif.

Le boom de 1823-1825 a correspondu à la dernière grande expansion des usines alimentées à l’eau. Dans les années 1830, les colonies sont tombées les unes après les autres comme des dominos tandis que les filatures survivaient et s’agrandissaient à Manchester, Oldham, Stockport, Blackburn. La période a marqué un tournant décisif d’une dynamique centrifuge à une dynamique centripète, alors que l’industrie du coton se repliait sur le noyau urbain du Lancashire, dans un processus d’urbanisation indifférenciable de la conversion à la vapeur223.

En d’autres termes, la fondation de la ville industrielle était fossile. Le charbon avait l’avantage de ne pas faire partie du paysage terrestre. Enfoui dans ses entrailles, on l’atteignait en creusant un trou dans le sol – l’entrée de la mine –, on le remontait par petits morceaux et on l’envoyait circuler librement sur le marché.

Contrairement à l’eau, le charbon pouvait être transporté jusqu’aux filatures et emmagasiné dans des entrepôts, sans qu’il y ait besoin de s’en occuper, en attendant la combustion. Pour la première fois dans l’histoire, le convertisseur et la source d’énergie mécanique – la machine et la mine – étaient dissociés dans l’espace224.

La mobilité du capital, la liberté de chercher les « villes populeuses, où l’on peut se procurer facilement des travailleurs », a été créée par les combustibles fossiles. Cette liberté n’était que relative – le prix du charbon augmentait avec la distance par rapport aux mines – mais le Lancashire se trouvait précisément sur de riches gisements de charbon, « suffisants pour assurer l’alimentation de ses machines à vapeur pour d’innombrables générations », selon l’estimation du voyageur industriel William Cooke Taylor225. Le Lancashire était également parcouru par de nombreuses rivières mais si l’utilisation prolongée de l’eau supposait qu’à un moment donné, les capitalistes s’éloignent de la force de travail, les gisements de charbon exigeaient seulement que des houillères soient creusées dans le sol. Mais l’espace n’est pas la seule dimension dans laquelle la transition s’est déployée. Le temps y a compté pour beaucoup également.