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Andreas Malm L’anthropocène contre l’histoire 2017

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Andreas Malm

L’anthropocène contre l’histoire 2017

Couverture Copyrights Avant-propos

I. Qui a allumé ce feu ? Pour une histoire de l’économie fossile II. Les origines du capital fossile : le passage de l’eau à la vapeur dans l’industrie du coton britannique

III. « L’enfer, c’est ça » : quelques images dialectiques dans la fossile-fiction

IV.La catastrophe imminente et les moyens de la conjurer : sur la révolution dans un monde qui se réchauffe

Notes

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Avant-propos

Alors que j’écris ces mots, la région rurale qui forme la pointe sud- ouest d’Haïti demeure totalement isolée après le passage de l’ouragan Matthew qui a emporté les ponts, effacé les routes et coupé les communications téléphoniques. Dans d’autres parties d’Haïti, la tempête a arraché des milliers de toits et démoli des quartiers entiers d’habitations fragiles, laissant sur son passage de vastes zones grises remplies de décombres. Les Haïtiens, pansant les blessures d’une série de désastres qui semble sans fin, de l’esclavage à la dette, au tremblement de terre et aux ouragans meurtriers à répétition, ont de l’eau jusqu’aux genoux, tandis qu’aux États-Unis, les autorités tentent d’évacuer des millions d’habitants avant l’arrivée de Matthew. Une semaine comme une autre au XXIe siècle, un phénomène météorologique extrême comme un autre : rien de plus normal désormais.

Comment rendre compte de ces temps d’intensification du chaos climatique ? Le grand mot du siècle, jusqu’ici, est

« l’Anthropocène ». Depuis que le Prix Nobel Paul Crutzen a proposé ce terme pour nommer notre nouvelle ère géologique dans la revue Nature en 2002, il a connu un succès fulgurant1. Il désigne l’ère où les puissances humaines ont débordé les forces naturelles et fait sortir le système terrestre de ses ornières, le plaçant sur un terrain glissant où il s’ébranle de façon imprévisible et toujours plus violente. Le changement climatique est loin d’être le seul symptôme de cette nouvelle ère, mais il a une capacité toute particulière de destruction généralisée. Dès le départ, le récit de l’Anthropocène

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s’est construit autour de lui, et ce à juste titre. Mais ce récit pose plusieurs autres problèmes. Évoquons brièvement deux d’entre eux2.

Selon la première version du récit de l’Anthropocène classique, la révolution industrielle marque le commencement d’une perturbation humaine à grande échelle du système terrestre, dont la manifestation la plus visible est l’évolution du climat. Dans son article de 2002, Crutzen suggérait, plus précisément, que l’invention de la machine à vapeur par James Watt avait inauguré la nouvelle ère, et c'est cette chronologie qui s’est imposée : dans la florissante littérature sur l’Anthropocène, la machine à vapeur est souvent désignée comme l’artefact qui a libéré les potentiels de l’énergie fossile et donc catapulté l’espèce humaine dans une position de domination générale3. C’est une analyse bien fondée dans la mesure où la vapeur a en effet déterminé un saut qualitatif dans l’économie fossile, qu’on peut définir très simplement comme une économie de croissance autonome basée sur la combustion d’énergie fossile et générant donc une croissance soutenue des émissions de CO2.

Les théoriciens de l’Anthropocène ont en fait peu de choses à dire des causes réelles de l’essor de la vapeur, mais ils proposent bien un cadre général pour comprendre le passage aux combustibles fossiles pendant la révolution industrielle, qui, pour des raisons de nécessité logique, est déduit de la nature humaine. Si la dynamique avait un caractère plus contingent, le récit d’une espèce entière – l’anthropos en tant que tel – accédant à la suprématie biosphérique serait difficile à faire tenir : « la géologie du genre humain » doit avoir ses racines dans les propriétés de cet être. Sans quoi elle ne serait qu’une géologie d’une entité plus réduite, peut-être un sous- ensemble de l’Homo sapiens sapiens. Même chez les auteurs qui ne font remonter l’Anthropocène qu’à l’époque de Watt (et non à celle de l’essor des civilisations agricoles, comme dans l’hypothèse de

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l’« Anthropocène précoce »), le détonateur est souvent situé dans la nuit des temps, amorcé avec l’évolution primordiale de l’espèce humaine4.

Ainsi, un élément fondamental de la narration de l’Anthropocène est la manipulation du feu : la voie de l’économie fossile a été tracée le jour où nos ancêtres hominidés ont appris à contrôler le feu. Voilà « le déclencheur d’évolution essentiel de l’Anthropocène », selon les termes de deux éminents climatologues : la combustion d’énergie fossile est la conséquence du fait que « bien avant l’ère industrielle, une espèce de primate particulière a appris comment exploiter les réserves d’énergies stockées dans le carbone détritique5 ». Dans ce récit, l’économie fossile est bien la création du genre humain, ou du « singe-feu, Homo pyrophilis », selon la vulgarisation de la pensée de l’Anthropocène proposée par Mark Lynas dans son bien nommé The God Species (« L’espèce Dieu »)6.

Mais toutes les données empiriques dont nous disposons sur le passage aux combustibles fossiles dans la Grande-Bretagne du

XIXe siècle – le pays où tout a commencé – auraient tendance à nous indiquer une autre direction. Il se trouve que les machines à vapeur n’ont pas été adoptées par des délégués naturels de l’espèce humaine : en réalité, par la nature même de l’ordre social, elles ne pouvaient être installées que par les propriétaires des moyens de production. Constituant une infime minorité même en Grande- Bretagne, cette classe représentait une fraction infinitésimale de la population d’Homo sapiens sapiens au début du XIXe siècle. De fait, c’est une petite coterie d’hommes blancs britanniques qui a littéralement pointé la vapeur comme une arme – sur mer et sur terre, sur les bateaux et sur les rails – contre la quasi-totalité de l’humanité, du delta du Niger à celui du Yangzi Jiang, du Levant à l’Amérique latine. Le deuxième chapitre revient brièvement sur certains épisodes de cette histoire mondiale de la vapeur. Les capitalistes d’un petit bout de territoire du monde occidental ont

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investi dans cette technologie, posant la première pierre de l’économie fossile : et à aucun moment l’espèce n’a voté pour cela, avec ses pieds ou dans les urnes, ni défilé à l’unisson, ni exercé aucune sorte d’autorité commune sur son destin et celui du système terrestre.

La capacité de manipuler le feu est bien entendu une condition nécessaire au commencement de la combustion d’énergie fossile en Grande-Bretagne. Tout comme le sont l’utilisation d’outils, le langage, le travail collaboratif et un grand nombre d’autres facultés humaines – mais ce sont des conditions nécessaires insignifiantes, sans rapport avec le résultat qui nous intéresse. C’est une erreur souvent mentionnée dans les manuels d’historiographie. Invoquer des causes extrêmement lointaines de ce genre revient à « expliquer le succès des pilotes de chasse japonais par le fait que les premiers hommes ont développé une vision binoculaire et des pouces opposables. On s’attend à ce que les causes invoquées soient plus directement liées aux conséquences », sans quoi on les considère comme négligeables, comme le souligne John Lewis Gaddis7. Les tentatives d’imputer le changement climatique à la nature de l’espèce humaine semblent condamnées à cette sorte d’inanité. Pour le dire autrement, on ne peut invoquer des forces transhistoriques – et qui concerneraient toute l’espèce – pour expliquer l’apparition d’un ordre nouveau dans l’histoire tel que la production mécanisée, grâce à la vapeur, de marchandises destinées à l’exportation sur le marché mondial.

Qu’en est-il des phases ultérieures de l’économie fossile ? La série de technologies énergétiques qui ont succédé à la vapeur – l’électricité, le moteur à combustion interne, le complexe pétrolier : automobiles, tankers, avions – ont toutes été introduites suite à des décisions d’investisseurs, parfois avec l’apport essentiel de certains gouvernements, mais rarement suite à des délibérations démocratiques. Le privilège de mettre en œuvre de nouvelles technologies semble être resté propre à la classe dominant la

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production de marchandises. Témoignage à un autre niveau d’une concentration au sein de l’espèce, en 2008, les pays capitalistes avancés du « Nord » constituaient 18,8 pour cent de la population mondiale, mais étaient responsables de 72,7 pour cent des émissions de CO2 depuis 1850, sans tenir compte des inégalités à l’intérieur de chaque nation. Au début du XXIe siècle, les 45 pour cent les plus pauvres de la population humaine représentaient 7 pour cent des émissions, quand les 7 pour cent les plus riches en produisaient 50 pour cent ; un États-Unien moyen – là encore sans tenir compte des différences de classe nationales – émettait autant de CO2 que plus de 500 habitants de l’Éthiopie, du Tchad, de l’Afghanistan, du Mali, du Cambodge ou du Burundi, et plus que 100 Haïtiens8. Ces données élémentaires sont-elles compatibles avec une conception du genre humain comme nouvel agent géologique ?

Le meilleur contrechamp du récit de l’Anthropocène semble être l’accroissement démographique ; si l’on peut montrer que la combustion d’énergie fossile est largement attisée par la multiplication de la population humaine, l’espèce peut en effet en être tenue pour responsable. Les théoriciens de l’Anthropocène aiment donc le mettre en avant comme l’un des facteurs, voire le principal facteur, de la perturbation de la biosphère9. Il est vrai qu’il y a une corrélation entre la population humaine et les émissions de CO2, mais celles-ci ont été multipliées par 654,8 entre 1820 et 2010, tandis que celle-là n’a été multipliée « que » par 6,6, ce qui indique qu’une autre force, bien plus puissante, a dû alimenter ce feu10. Pour ces dernières décennies, la corrélation s’est même avérée négative. David Satterthwaite a comparé les taux d’accroissement démographique et les taux d’accroissement des émissions dans le quart de siècle entre 1980 et 2005 et il a découvert que la population avait tendance à croître le plus vite là où les émissions croissaient le plus lentement, et inversement11. L’accroissement démographique et l’accroissement des émissions étaient des

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phénomènes dissociés, l’un se produisant surtout là où l’autre ne se produisait pas – et si une corrélation est négative, il est hors de question d’établir une causalité.

Une portion significative de l’humanité ne prend absolument pas part à l’économie fossile : des centaines de millions de personnes utilisent le charbon, le bois ou des déchets organiques comme les excréments pour tous leurs besoins domestiques.

Satterthwaite a conclu qu’un sixième de la population humaine « ne devrait pas être inclus dans les calculs d’attribution de la responsabilité des émissions de GES12 ». Sa contribution est en effet proche de zéro. En outre, deux milliards de personnes, soit près d’un tiers de l’humanité, n’ont pas accès à l’électricité, si bien que, comme l’écrit Vaclav Smil, « la consommation d’énergie moderne d’un Canadien moyen est sans doute plus de mille fois supérieure à celle d’un pasteur du Sahel13 ». Selon le lieu où naît un spécimen d’Homo sapiens, son empreinte sur l’atmosphère peut varier dans un rapport de 1 à plus de 1 00014. Compte tenu de ces variations gigantesques – dans l’espace comme dans le temps : le présent et le passé – l’humanité semble une abstraction bien trop faible pour porter le fardeau de la causalité.

Alors, les adeptes de la pensée de l’Anthropocène pourraient objecter que ce qui compte vraiment, du point de vue de tous les autres êtres vivants, et de fait de celui de la biosphère dans son ensemble, c’est que le bouleversement climatique ait son origine au sein de l’espèce humaine, même si toute l’espèce humaine n’en est pas responsable, ce qui justifie qu’un terme fondé sur l’espèce soit employé pour cette nouvelle époque géologique. Pasteur touareg ou banquier de Toronto, l’utilisateur de combustibles fossiles est, en tout état de cause, un être humain. Cela semble en effet un argument irréfutable, fournissant au concept d’Anthropocène une base plutôt solide. Il témoigne des origines de ce terme, issu du champ des sciences naturelles, puisque ce sont des géologues, des

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météorologues, des biologistes et d’autres scientifiques qui ont découvert l’existence d’une influence humaine déterminante sur les écosystèmes, désormais classée au côté de la sélection naturelle, du rayonnement solaire et de l’activité volcanique – et même au-dessus d’elles, car plus considérable encore. « L’Anthropocène » enregistre ce moment d’épiphanie : le pouvoir de déterminer le climat de la planète est passé de la nature au domaine des humains.

Mais dès que l’on reconnaît ceci, le paradoxe fondamental de ce récit, si ce n’est du concept lui-même, devient apparent : le changement climatique n’est dénaturalisé – transféré de la sphère des causes naturelles à celle des activités humaines – que pour être renaturalisé l’instant d’après, dès lors qu’on le rapporte à un trait humain inné, comme la capacité à contrôler le feu. Non la nature, mais la nature humaine – tel est le déplacement opéré par l’Anthropocène. Il nous détourne de l’abysse vertigineux de ce qui constitue sans doute la découverte scientifique la plus importante de notre temps, qui nous dit que les êtres humains ont provoqué le réchauffement climatique au cours de leur histoire. Ce genre d’histoire n’apparaît dans la biographie d’aucune autre espèce : les castors et les bonobos continuent à construire leurs propres micro- environnements comme ils l’ont toujours fait, génération après génération, tandis qu’une communauté humaine particulière peut brûler du bois pendant dix millénaires et du charbon le siècle d’après. Comprendre que le changement climatique est

« anthropogène », c’est en réalité prendre conscience qu’il est sociogène. Il est survenu comme la conséquence de rapports sociaux temporellement fluides qui se sont matérialisés dans le reste de la nature, et dès lors qu’on adopte réellement cette perspective ontologique – implicite dans la science du changement climatique – on ne peut plus traiter le genre humain simplement comme une entité-espèce déterminée par son évolution biologique. Pas plus qu’on ne peut faire une croix sur les divisions entre les êtres humains comme s’il s’agissait d’un élément négligeable dans le

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tableau général, car il se pourrait bien que ces divisions aient été d’emblée indissociables de la combustion d’énergie fossile15.

L’une des interventions les plus citées et les plus influentes dans le débat sur l’Anthropocène est celle de Dipesh Chakrabarty, qui, dans son essai « Le climat de l’histoire : quatre thèses », réfléchit à certains des pièges de cette pensée fondée sur l’espèce, mais finit par y adhérer comme à un projet nécessaire16. L’humanité est réellement constituée comme un agent-espèce universel qui

« émerge tout à coup au sein du danger qu’est le changement climatique », jamais plus nettement qu’au cours des catastrophes emblématiques de la nouvelle époque : « À la différence de ce qui se passe lors des crises du capitalisme, il n’y a pas ici de canots de sauvetage pour les riches et les privilégiés (comme on peut le constater à propos de la sécheresse en Australie, ou des récents incendies dans les quartiers aisés de Californie)17. » Mais l’argument ne tient pas. Il néglige ouvertement les réalités d’une vulnérabilité différenciée à toutes les échelles de la société humaine : voyez Katrina dans les quartiers noirs et blancs de La Nouvelle-Orléans, ou la montée du niveau de la mer au Bangladesh et aux Pays-Bas, ou, au moment même où j’écris ces lignes, l’ouragan Matthews à Haïti et en Floride, de même que pratiquement tout autre effet, direct ou indirect, du changement climatique. Dans un avenir prévisible – du moins, tant qu’il y aura des sociétés humaines sur Terre – il y aura des canots de sauvetage pour les riches et les privilégiés. Si le changement climatique représente une forme d’apocalypse, celle-ci n’est pas universelle mais inégale et combinée : l’espèce est une abstraction en bout de chaîne tout autant qu’à la source18.

Quant à la question des moteurs du changement climatique, la naturalisation a une forme aisément reconnaissable. « Des rapports sociaux de production entre personnes se présentent comme des rapports entre des choses et des personnes, ou encore des relations

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sociales déterminées apparaissent comme des propriétés naturelles sociales de choses », pour le dire avec Karl Marx : la production est

« enclose dans des lois naturelles éternelles, indépendantes de l’histoire, [ce qui permet] de glisser en sous-main cette idée que les rapports bourgeois sont des lois naturelles immuables de la société conçue in abstracto » – ou de l’espèce humaine conçue in abstracto19. Cela a pour effet d’interdire toute perspective de changement. Si le réchauffement mondial est le résultat de la maîtrise du feu, ou de toute autre propriété de l’espèce humaine acquise lors d’une phase lointaine de son évolution, comment même imaginer un démantèlement de l’économie fossile ? Ou :

« l’Anthropocène » est peut-être un concept et un récit utile pour les ours polaires, les amphibiens et les oiseaux qui veulent savoir quelle espèce dévaste à ce point leurs habitats, mais il leur manque hélas la capacité d’analyser les actions humaines et d’y résister. Au sein du règne humain en revanche, la pensée du changement climatique fondée sur l’espèce conduit à la mystification et à la paralysie politique. Elle ne peut pas servir de base à la contestation des intérêts particuliers du business-as-usual indissociable de l’économie fossile. La lutte pour éviter une succession de chaos et commencer à œuvrer à la stabilisation du climat nécessiterait sans doute un équipement analytique d’un autre type.

Ce livre propose une critique du récit de l’Anthropocène à partir de points de vue variés et esquisse d’autres manières de voir et de comprendre ce monde qui se réchauffe rapidement : comme un monde de fractures profondes entre les humains. Les deux premiers chapitres analysent les racines de la situation actuelle, en s’intéressant à l’essor de la vapeur dans l’Empire britannique au

XIXe siècle. Le troisième chapitre est une lecture de plusieurs ouvrages de fiction sur les combustibles fossiles, à la lumière de ce que nous savons désormais de leurs conséquences. Le quatrième suit ces fractures dans notre présent : quels sont les effets des

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désastres climatiques actuels sur les luttes pour la liberté et la justice ? Des gens comme les petits paysans et les travailleurs de l’économie informelle du sud-ouest d’Haïti peuvent-ils être protégés des effets du changement climatique ? Y a-t-il une manière de réduire drastiquement les risques auxquels ils font face actuellement ? Quelle que soit la réponse à ces questions, une chose semble certaine : les antagonismes entre humains ne vont pas disparaître. Le réchauffement climatique en est un résultat, et il ne fera que les attiser davantage.

Andreas Malm Malmö, octobre 2016

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I. Qui a allumé ce feu ? Pour une histoire de l’économie fossile

Le climat sur la planète Terre est un produit du passé – non plus cependant d’un passé très lointain, géologique, naturel, qui se compterait en éons et en ères. C’est le produit accidentel des deux derniers siècles. En mettant le feu à des combustibles fossiles, certains humains ont, dans cette brève période, rempli l’atmosphère d’un excès de dioxyde de carbone sans précédent ces derniers millions d’années et c’est cet héritage moderne qui altère à présent nos conditions atmosphériques de façon spectaculaire. La chaleur record de 2015 ou de 2016 ou de l’année suivante est l’addition des émissions de ce passé de combustion continue. L’augmentation de la température sur Terre découle de la concentration croissante de CO2, qui est elle-même fonction des émissions cumulées, de tout le carbone libéré dans l’atmosphère après avoir été laissé sous terre pendant des centaines de millions d’années : sans doute le feu le plus fatal qui ait jamais été allumé20.

On pourrait donc soutenir qu’en dehors de la « science dure » du climat, l’histoire devrait avoir un rôle prééminent dans l’étude du réchauffement mondial. Ou que toute recherche sur ce processus devrait être infléchie par la conscience historique – et dans une certaine mesure, c’est déjà le cas, puisque l’objet de l’enquête est par définition un changement dans le temps. Dans The History Manifesto, Jo Guldi et David Armitage montrent que les chercheurs en science du climat « sont devenus à leur insu des historiens » par la simple reconnaissance d’une origine humaine ; à mesure que leur science progresse, et alors que les possibilités d’éviter un

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changement climatique véritablement catastrophique s’amenuisent chaque jour un peu plus, ils font la navette entre le passé et l’avenir, via un présent qui s’effile dans l’un et l’autre21. Le changement dans le temps – le champ d’expertise propre à la discipline historiographique – est donc à l’ordre du jour, tandis que les deux derniers siècles nous emportent comme un glissement de terrain vers un avenir où les conditions sur Terre seront potentiellement insupportables. Voilà l’essentiel du message de milliers de chercheurs en science du climat. Mais, pourrait-on se demander : les historiens y ont-ils répondu ?

Parmi les raisons invoquées d’examiner plus profondément l’histoire du climat, la plupart se résument à une question simple : qui a allumé et propagé ce feu qui caractérise notre époque ?

Du « climat dans l’histoire » à « l’histoire dans le climat »

Jusqu’à présent, le réchauffement mondial anthropogène a surtout inspiré des recherches sur les effets du refroidissement mondial non anthropogène sur les sociétés passées. Un témoignage éloquent des réussites auxquelles peut donner lieu ce type d’études est le livre de Geoffrey Parker, Global Crisis: War, Climate Change and Catastrophe in the Seventeenth Century, une chronique impressionnante du petit âge glaciaire qui montre comment froid extrême, sécheresses, pluies torrentielles et autres anomalies aux quatre coins du monde ont contribué – non comme la seule cause, comme Parker a bien du mal à le souligner, mais comme une étincelle ou une circonstance aggravante, et comme un dénominateur commun mondial – à déclencher famines, émeutes, pillages, régicides, guerres civiles, guerres dynastiques et un catalogue interminable d’autres malheurs de la Chine à la Suède. Un tiers de la population humaine pourrait avoir péri dans ce chaos22. Dans un autre ouvrage du même genre, The Climate of Rebellion in

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the Early Modern Ottoman Empire, qui se présente peut-être à juste titre comme « l’analyse la plus détaillée à ce jour d’une grande crise climatique », Sam White se concentre sur les effets du petit âge glaciaire en Anatolie et au Levant : alors qu’ils subissaient une sécheresse et une disette sans précédent, les paysans étaient contraints d’alimenter la machine de guerre de l’État impérial par toujours plus d’impôts23. La combinaison des deux les a poussés à des soulèvements contre les percepteurs, un banditisme effréné, la formation d’armées populaires qui dévastaient les campagnes tandis que les mauvaises conditions météorologiques – provoquées par des fluctuations naturelles du rayonnement solaire et l’activité volcanique – continuaient à saper les bases de l’agriculture. Les historiens qui avaient étudié jusque-là le chaos ottoman du

XVIIe siècle avaient cherché des explications parmi les souverains et leurs sujets, sans même regarder le climat dans lequel ils vivaient, mais « sensibilisés comme nous le sommes aujourd’hui » à ce facteur, une telle négligence paraît stupéfiante. « Dans un monde désormais confronté au réchauffement mondial, le retentissement du changement climatique sur les affaires humaines paraît tout à fait évident24. »

C’est la première révolution historiographique dans un monde qui se réchauffe : l’étude du climat dans l’histoire25. Elle a été considérablement facilitée par le travail de climatologues, qui ont livré aux historiens d’immenses archives de données – carottes de glace, cernes d’arbres, pollen et spores déposés dans les lacs – qui nous racontent des histoires jusque-là inconnues sur les moments et les endroits où des catastrophes naturelles ont frappé ; ces archives peuvent ensuite être rapprochées de correspondances et de journaux, de journaux de bord, de peintures et d’autres sources à partir desquelles les historiens ont l’habitude de travailler. Le réchauffement actuel peut éclairer des événements du passé qu’on croyait parfaitement connus. Encouragés par cette idée que cela change tout en effet et par ces archives ouvertes depuis peu, certains

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entendent reconstruire toute la trajectoire de l’histoire humaine comme une longue danse avec les hauts et les bas du climat, du peuplement du delta du Nil aux Lumières et au-delà, en passant par la chute de l’Empire romain26.

Une telle histoire a ses pièges et ses limites. L’un d’eux est le vieux spectre du déterminisme climatique. Dans un article des Proceedings of the National Academy of Science, sept chercheurs corrèlent des variations de température avec « des périodes d’harmonie et de crise » dans l’hémisphère Nord avant 1800, en intégrant à leurs modèles des variables telles que la population, le statut nutritionnel, les migrations, les épidémies et les guerres, pour conclure que « le changement climatique est la cause ultime de crise humaine dans les sociétés pré-industrielles27 ». Mais l’article est écrit par une équipe de géographes ; ni Parker ni White ne peuvent être accusés de jouer avec des explications monocausales – au contraire, leurs ouvrages suivent la trace des conséquences du changement climatique en tant qu’elles sont articulées de manière différentielle par les rapports sociaux du XVIIe siècle. Ici le problème est tout autre.

Parker, par exemple, s’intéresse à la façon dont les humains peuvent apprendre à s’adapter à un climat hostile et « se préparer à un rétablissement dans le long terme » après un désastre28. Son travail est une véritable leçon sur tout ce qui peut mal tourner quand on tire le tapis climatique sous les pieds de la civilisation ; encadré par des réflexions sur les catastrophes naturelles d’aujourd’hui, il nous recommande de nous adapter judicieusement. Mais que se passe-t-il si l’adaptation – sans même parler de rétablissement dans le long terme – à un monde, disons, deux degrés plus chaud, est tout simplement impossible, notamment pour la vaste majorité de la population humaine qui habite hors des centres de la richesse ? D’autres leçons pourraient bien être plus nécessaires. En outre, certains commentaires de Parker laissent entendre que le réchauffement mondial

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catastrophique doit de toute façon arriver, et qu’en lui-même, il est au-delà du domaine de compétences de la recherche historique :

La question critique n’est pas : le changement climatique va-t-il se produire ? mais : quand va-t-il se produire ? ; et vaut-il mieux que les États et les sociétés investissent aujourd’hui pour se préparer à des désastres naturels qui sont inévitables – ouragans dans le Golfe et sur les côtes atlantiques de l’Amérique du Nord ; raz-de-marée sur les terres autour de la Mer du Nord ; sécheresses en Afrique ; vagues de chaleur prolongées – ou bien attendre et payer le prix bien plus élevé de l’inaction29 ?

... l’inaction qui s’oppose donc, dans la sphère de l’adaptation, à l’atténuation.

Mais cela revient à renoncer à la tâche centrale des historiens dans un monde en réchauffement, qui devrait être d’étudier l’histoire dans le climat. De nombreuses raisons pourraient être invoquées pour justifier cette entreprise ; quatre d’entre elles sautent aux yeux. Premièrement, puisqu’on sait que ce feu n’a jamais rien eu d’inévitable – il a été créé, non délibérément mais activement, par des êtres humains au cours des deux derniers siècles : c’est l’alpha et l’oméga de la science – et puisque le scénario de la persistance du business-as-usual doit être jugé intolérable, nous amenant à considérer tous les moyens nécessaires pour chasser les combustibles fossiles de l’économie mondiale, nous voudrions savoir quelles forces sociales ont introduit et développé leur consommation30. Cela faciliterait la lutte contre ces forces.

Deuxièmement, l’histoire du réchauffement climatique est aussi l’histoire des alternatives à la combustion exponentielle qui ont été écartées en chemin. Le développement des connaissances sur ces alternatives pourrait contribuer à la recherche de stratégies de sortie31.

Troisièmement, et c’est sans doute l’aspect le plus étrangement

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négligé, la politique du climat est embourbée dans le débat sur la responsabilité historique: rarement des questions du passé se sont avérées si durablement clivantes dans des négociations internationales à un si haut niveau. On sait que la Convention- Cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC) a validé le principe des « responsabilités communes mais différenciées » – ce qui signifie que certains pays en ont fait plus que d’autres pour créer le problème – mais ce que cela implique exactement, et comment cela doit se traduire en termes d’obligations de réduction des émissions, de financement de l’adaptation ou de compensation des victimes, constitue d’infinies pommes de discorde. Des valeurs de justice sont en jeu ici. Puisque quelques pays riches représentent l’essentiel des émissions cumulées, ne devraient-ils pas endosser une charge proportionnelle des responsabilités pour arranger les choses ? De toute évidence, tous les êtres humains ont le même droit d’utiliser l’atmosphère comme un déversoir à CO2, mais certains en ont visiblement usé bien plus que d’autres – n’ont-ils pas accumulé une dette envers ceux qui ont moins consommé, voire rien consommé du tout ? Dans ce cas, ne devraient-ils pas réduire leurs émissions si drastiquement qu’elles deviennent négatives, tandis que d’autres auraient le droit d’émettre un peu plus, et ne devraient-ils pas financer l’adaptation nécessaire et payer pour les pertes et les dégâts inévitables qu’ils ont infligés aux pauvres qui n’y sont pour rien ? Ou est-ce tout le contraire : peut-être ces pionniers ont-ils rendu un service au reste de l’humanité en engageant le développement rapide que seuls les combustibles fossiles ont rendu possible ? Les retardataires ne devraient-ils pas alors être reconnaissants pour le niveau de vie auquel ils ont été invités32 ?

Tandis que les responsables politiques, les militants et les philosophes continuent à se quereller et à méditer sur ces questions et d’autres non moins épineuses, les scientifiques ont fourni des chiffres. On sait, par exemple, que les pays de l’OCDE représentent

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86 des 107 parties par million de l’augmentation de la concentration de CO2 entre 1850 et 200633. En 2000, les pays capitalistes avancés représentaient 16,6 pour cent de la population mondiale, mais étaient responsables de 77,1 pour cent du CO2 rejeté depuis 1850 ; la part des seuls États-Unis s’élevait à 27,6 pour cent, tandis que le Nigéria affichait un misérable 0,2 pour cent, la Turquie 0,5 pour cent, l’Indonésie 0,6 pour cent, le Brésil 0,9 pour cent – pour ne mentionner là que des pays dont la responsabilité historique est suffisante pour les faire figurer dans la liste des 20 plus grands émetteurs. La plupart des pays ont laissé une marque encore plus modeste34. Si l’on ne commence à compter que dans les années 1990, la dette de très loin la plus importante a été accumulée par les États-Unis, suivis par la Russie, le Canada, l’Allemagne et le Royaume-Uni, tandis que les principaux créditeurs – c’est-à-dire les pays très peuplés émettant moins que leur part par habitant – étaient d’abord l’Inde, puis la Chine, le Bangladesh, le Pakistan et le Nigéria35. 63% des émissions cumulées entre 1751 et 2010 sont imputables à 90 compagnies d’extraction des combustibles fossiles36.

Aussi utiles soient ces chiffres, et même si on souhaiterait en avoir plus – notamment sur les responsabilités et les dettes en fonction des classes – ils peuvent apparaître un peu abstraits et anémiques37. Ils ne traduisent pas la dynamique de l’histoire en question. Aucun chiffre ne peut capturer sa texture, exposer les processus de causalité, spécifier qui a fait quoi, pour quelles raisons et au service de qui, pour mettre le monde sur le chemin de ce brasier : seuls le récit et l’analyse historiques peuvent faire cela. Et pourtant, les historiens ont brillé par leur absence dans ce débat.

Quatrièmement, même si aucune mesure d’atténuation, aucun processus de sortie, aucun accord global international ne devait être effectivement mis en place – rien, en somme, pour contenir le business-as-usual – il resterait tout de même intéressant de se demander pourquoi l’humanité a fini par vivre sur une planète

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invivable. Les première, troisième et quatrième de ces raisons pourraient être résumées un peu sommairement : qui a allumé et propagé le feu de l’économie fossile depuis le temps de la révolution industrielle jusqu’à maintenant – pourquoi, où et comment ?

Nous avons affaire à un climat historicisé, à une biosphère qui porte la marque de ce que certains ont fait dans le passé: et c’est leur conduite lourde de conséquences qu’il nous faut retracer. Un tel tournant, du climat dans l’histoire à l’histoire dans le climat, pour une deuxième révolution historiographique, nous amènerait à un autre impératif méthodologique : utiliser les données sur les empires et les industries pour expliquer celles des températures et des précipitations, et non l’inverse. Dans l’Empire ottoman, pour s’en tenir à cet exemple, cela pourrait signifier enquêter sur la manière dont ses terres ont été subsumées sous une économie dont la croissance était fondée sur la combustion du charbon ; dans ce cas, les événements cruciaux ne seraient pas la révolte des Celali ou le lynchage d’Ahmed Pasha, mais le traité de Balta-Liman de 1838, la guerre égypto-britannique de 1840, la guerre de Crimée, les prêts européens ; non l’arrivée de la sécheresse mais celle de la machine à vapeur. Ce n’est plus le XVIIe siècle mais le XVIIIe et le suivant qui seraient au centre de l’attention38. Dans un monde confronté au réchauffement climatique, l’importance de ces questions – comment les combustibles fossiles en sont venus à être brûlés à grande échelle et comment cette habitude s’est propagée inégalement dans le monde entier – semble tout à fait évidente.

L’économie fossile comme objet d’étude

La spirale du changement climatique est amorcée par l’action d’identifier, d’extraire dans le sol et d’enflammer des combustibles fossiles : tel est l’axe autour duquel tourne le processus. Autrement dit, le fait historique fondamental du réchauffement climatique est le début de la consommation à grande échelle de ces combustibles,

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un phénomène réellement nouveau sous le soleil. Pendant la plus grande partie de l’histoire humaine, les dépôts sont restés intouchés, bien enfermés à l’écart du cycle actif du carbone. Puis un type d’économie qualitativement nouveau a fait irruption en leur sein. Nous l’appellerons l’économie fossile, définie très simplement comme une économie de croissance autonome fondée sur la consommation croissante de combustibles fossiles et générant par conséquent une croissance soutenue des émissions de CO239. Elle s’accompagne d’autres processus (notamment la déforestation) et d’autres gaz à effet de serre (méthane, protoxyde d’azote, hexafluorure de soufre…) mais il y a peu de doute sur sa culpabilité première.

Une fois les foyers de combustion construits, ils ont été agrandis et renforcés, pierre après pierre : pas moins que l’altération de la composition atmosphérique en tant que telle, c’est cet héritage terrestre qui limite le présent et l’avenir. Dans son dernier rapport, le GIEC met en garde contre « la tendance des décisions et des événements du passé à se renforcer eux-mêmes, réduisant ainsi, voire excluant, les possibilités de faire émerger des alternatives40 ».

Une fois qu’une autoroute ou qu’une centrale à charbon est construite, elle est censée durer de nombreuses décennies ; il y a des profits à tirer de son usage prolongé ; les consommateurs s’habituent à la commodité ; la gestion prévisionnelle, la publicité, le commerce, l’investissement conspirent à ancrer l’infrastructure et, au lieu de la laisser de côté, à l’agrandir davantage. Les alternatives ont tendance à être condamnées, le pouvoir du passé à s’accroître, les émissions à générer plus d’émissions41.

Si elle est apparue au début du XIXe siècle, l’économie fossile a été prise depuis dans une spirale ascendante constante. Mais la révélation de son importance réelle est récente et, comme un rapide coup d’œil à n’importe quelle revue de climatologie le fera immédiatement apparaître, encore loin d’être complète : « De cette évolution […], on peut dire », pour paraphraser Walter Benjamin,

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« qu’elle s’est accomplie dans le dos des deux siècles passés. Les énergies destructrices de la technique n’y sont pas encore entrées dans la conscience42. » L’invitation des scientifiques à la recherche historique s’allonge chaque jour un peu plus, à mesure qu’ils révèlent de nouveaux effets indésirables – ou, pour emprunter une autre métaphore à Benjamin : la connaissance historique devrait prendre la forme d’une balance en équilibre, un plateau étant occupé par le passé et l’autre par le présent (et l’avenir). Sur le second plateau, il y a désormais le fait « lourd et massif » du réchauffement mondial. Sur le premier, les faits – et ils « ne seront jamais assez nombreux et assez petits » – restent à assembler pour constituer un poids équivalent43.

On pourrait croire que les deux derniers siècles ont été relativement bien étudiés, mais si ce qui pourrait bien être leurs conséquences les plus dévastatrices se sont produites dans leur dos, il nous faut revisiter ce passé avec ces conséquences en tête44. Un événement comme le découpage de l’Empire ottoman en zones de domination occidentales là où du pétrole a été découvert et extrait peut désormais être retourné, exposant sa face atmosphérique – non seulement parce que le CO2 issu de la combustion de ce même pétrole constitue une tranche des émissions cumulées responsables du changement du climat aujourd’hui (et demain), mais aussi parce que cet événement a renforcé l’économie fossile. L’exploitation du pétrole du Moyen-Orient a ancré l’infrastructure génératrice d’émissions intensives de CO2 à une échelle sans précédent, de San Francisco au Golfe, augmentant dans des proportions considérables le poids de cette économie particulière. Seule l’histoire de cette totalité peut être écrite. Aucune conséquence isolée, aucune vague de chaleur ou espèce disparue ne peut être liée causalement à la combustion de tel ou tel baril de pétrole ou mètre cube de gaz, car chaque molécule de CO2 se mélange dans l’air et fait effet sur la Terre avec toutes les autres prises ensemble. Les événements des deux derniers siècles sont intéressants en tant que moments du

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développement – dans toutes ses dimensions : y compris politiques, idéologiques, culturelles… – de l’économie fossile dans son ensemble.

Pour s’en approcher, il nous faut plonger au moins un orteil dans les annales de cette totalité. Le choix s’est porté ici sur certains épisodes de l’Empire britannique, en commençant par la nation envers laquelle les super-émetteurs semblent avoir la plus grande dette : l’Inde.

Le charbon arrive en Inde

Dans le deuxième quart du XIXe siècle, à la suite de l’occupation de l’Assam en 1825, l’Empire britannique a décidé de couvrir les fleuves indiens de bateaux à vapeur. Ces vaisseaux du nouvel âge devaient servir le Raj de plusieurs manières. Indépendants des vents et des courants, ils pouvaient porter le trésor – c’est-à-dire les coffres contenant les revenus soutirés aux paysans – à une vitesse, avec une sûreté et une protection contre les voleurs en maraude supérieures. Les fonds des commerçants étaient également bienvenus à bord. Commandants, percepteurs et autres agents coloniaux pouvaient aussi faire le tour des territoires et établir une présence bien plus facilement avec la vapeur qu’avec la voile ; les troupes pouvaient être rapidement déployées en cas d’urgence.

Surtout, les représentants de la métropole voyaient devant eux un sous-continent s’ouvrir enfin au commerce, ses fleuves

« transformés en grandes routes à vapeur pour transporter le coton et les autres produits de l’intérieur des terres vers la côte, et pour faire entrer les produits anglais », offrant du même coup à la Grande-Bretagne des matières premières en abondance – outre le coton, la soie, l’indigo, le chanvre, le bois, le riz, l’opium, le thé… – et un marché grouillant sur lequel déverser ses excédents de produits manufacturés45.

Mais les bateaux à vapeur nécessitaient du combustible. Le

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charbon avait été déterré par un ou deux pionniers de l’East India Company dans les années 1770, sans résultats durables. Dans les années 1810, un entrepreneur du nom de William Jones avait ouvert la mine de Raniganj dans le Bengale – aujourd’hui la plus ancienne encore en activité en Inde –, ce qui lui a valu l’honneur d’être « le tout premier à avoir fait entrer le charbon indien sur le marché46 ». Mais Jones était en avance sur son temps. Mort ruiné en 1822, il « n’a guère connu », comme l’a observé par la suite une autorité sur le commerce indien, « la grande révolution à laquelle la vapeur devait aboutir, ni la nécessité impérieuse d’une offre de charbon abondante et économique pour la prospérité commerciale et industrielle47 ». Cette révolution est arrivée en trombe dans la décennie qui a suivi la mort de Jones, avec les bateaux à vapeur. La production à Raniganj s’est accélérée pour alimenter les navires et, au milieu des années 1830, une première Commission du charbon s’est déployée dans les collines et les jungles pour localiser les réserves cachées, suivie par plusieurs enquêtes dans les années 1840 ; tous les officiers du Raj ont reçu l’instruction d’ouvrir l’œil48. À ce moment de l’histoire, le charbon était soudain devenu la ressource la plus précieuse du sol indien.

Des rapports assez stupéfiants parvenaient au gouvernement de la Compagnie des Indes à Calcutta. Dans les montagnes Khasi, des tribus locales avaient l’habitude de fabriquer « du Goudron, des Perles et des Amulettes » avec du charbon. Mais elles ne s’intéressaient pas à l’exploitation à grande échelle des dépôts de houille : apparemment, et inexplicablement, elles étaient satisfaites de la vie qu’elles menaient49. Dans une autre région, rapportait un médecin,

il y a de très vastes ferronneries, employant un grand nombre de personnes, mais chose étrange, bien que la plupart des habitants aient connaissance de l’existence de ce vaste gisement de charbon, ils ne l’utilisent jamais pour leurs fourneaux, mais font

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venir à grands frais le bois et le charbon de bois des forêts, éloignées de plusieurs miles. Je me suis efforcé de leur faire comprendre comme il serait avantageux, et les économies qu’ils feraient, s’ils utilisaient ce charbon, mais par leurs réponses ils ont manifesté leur totale indifférence à ce sujet, et leur détermination à s’en tenir aux coutumes de leurs ancêtres. Le gisement de charbon est à moins d’un mile des ferronneries50. Il y a d’autres signes qui laissent penser que les Indiens avaient bien conscience des richesses du sous-sol – la rivière Dâmodar traverse plusieurs bassins houillers bengalis : son nom signifie « feu dans le ventre » – et malgré cela, il n’y a pas eu d’extraction systématique avant le Raj51. L’introduction des bateaux à vapeur a fait naître l’industrie houillère. La production à Raniganj a plus que quadruplé entre le milieu des années 1820 et le milieu des années 1840, les vapeurs de la Compagnie étant de loin les premiers consommateurs ; avant de se mettre en route, ils étaient en principe chargés de 18 tonnes de charbon bengali. Des dépôts étaient placés tout au long de leur trajet pour leur permettre de faire le plein.

Parmi les monuments en ruine de Rajmahal, un visiteur britannique pouvait reconnaître un symbole de progrès indubitable : une salle de marbre « transformée en cave à charbon pour l’approvisionnement des vapeurs du gouvernement qui sillonnent le Gange52 ». Les vaisseaux étant lancés pour répondre à deux objectifs généraux – affermir le contrôle sur le sous-continent et exploiter ses richesses – l’exploration s’est poursuivie, en quête de toujours plus de veines, et elle a conduit le Raj à annoncer une réussite décisive :

Quelques années après la découverte du minéral en Inde, il a été retrouvé sur quinze degrés de longitude, suivant une ligne pratiquement droite qui va de la partie orientale de la vallée de l’Assam aux confins du territoire hyderabad, en passant par le

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Sylhet et le Bengale : on peut désormais considérer cette réserve comme inépuisable, et y voir une ressource pour la cuisson, et pour de nombreuses branches de l’industrie manufacturière, ainsi que pour la navigation à la vapeur – une ressource dont la nature et la valeur étaient totalement inconnues avant l’établissement de notre domination dans ce pays53.

Le réseau ferré créé à partir des années 1850 – en réponse, dans une large mesure, à la révolte des cipayes de 1857 – s’est avéré un outil de contrôle et d’exploitation bien plus efficace et a déclenché une explosion de la production de charbon d’une autre magnitude. En 1860, 42 houillères étaient en activité sur le bassin de Raniganj, la production ayant été multipliée par 20 en trois décennies ; entre 1861 et 1866, la quantité de charbon indien brûlée sur les chemins de fer a plus que quintuplé, la vapeur sur les rails remplaçant la vapeur sur les fleuves comme source principale de la demande54. Mais qui allait descendre sous terre pour remonter tout ce combustible ? Là était le principal obstacle à une production encore plus importante. Dans le cas des tribus des montagnes Khasi, « sur qui le poids de l’expérimentation va littéralement retomber », le rapporteur voyait en elles une race « peu habituée au travail » et prédisait des difficultés pour « réconcilier un nombre suffisamment élevé d’entre ces gens avec un effort continu, dont on ne peut guère s’attendre à ce qu’ils comprennent l’objet et l’importance55 ».

C’était la situation à laquelle le Raj était souvent confronté: les habitants des régions houillères n’avaient pas envie de descendre dans les mines. Ainsi s’est développé un arrangement par lequel les investisseurs dans les mines – uniquement des capitalistes britanniques, à partir du milieu du siècle – achetaient des droits dits zamindaris sur de grandes étendues de territoires alentour. En tant que propriétaires des terres, ils pouvaient alors forcer les paysans et les autres villageois à accomplir une certaine quantité de travail dans les mines, sous peine d’expulsion de leurs maisons56. Par ce

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type de moyens, l’industrie naissante parvenait à recruter de la main-d’œuvre – mais une main-d’œuvre de qualité inférieure.

En 1869, Mark Fryar, l’ingénieur des mines en chef du Raj, diffusait A Letter to the Proprietors and Managers of the Coal Mines in India [« Une lettre aux propriétaires et administrateurs des mines de charbon en Inde »] soulignant l’urgence de ce problème. Décrivant les conditions de travail primitives, il notait la chaleur extrême à laquelle était soumis le mineur. Elle montait encore un peu plus chaque fois qu’un sahib descendait puisque le mineur devait porter une grande torche pour l’éclairer : « ceci, associé à la chaleur de l’air stagnant de la mine, fait monter le sang et l’humeur à une température très proche du point d’ébullition ».

D’un jour à l’autre, les administrateurs pouvaient trouver leurs mines désertées. Les mains pouvaient « aller au travail et l’abandonner au moment qui leur convient et pendant la moisson nombre d’entre elles abandonnent leur travail pendant des semaines » ; les plus indisciplinées étaient les femmes qui actionnaient les machines pour remonter le charbon à la surface.

Cette situation était une source d’embarras pour le Raj, ou pire encore, car en temps de guerre ou de troubles, « le prompt exercice du pouvoir pourrait être très sérieusement affecté par une déficience de l’approvisionnement en charbon ». Comme seule solution pratique, Fryar recommandait un asservissement plus strict. Il devait y avoir des lois « très sévères » « engageant les mineurs pour douze mois au moins à chaque houillère, et de lourdes peines infligées en cas de violation de ces engagements57 ». Et de fait, une main-d’œuvre minière raisonnablement stable n’a pu être formée progressivement que par des moyens de coercition extra- économiques tout au long de plus d’un siècle d’efforts britanniques pour faire sortir cette industrie de terre58.

Il semble qu’il suffise de le chercher pour

trouver le minéral

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Dans certains endroits, la découverte du charbon a précipité l’occupation coloniale elle-même. Pendant les années 1830, et tout particulièrement dans le sillage de la Guerre de l’opium – elle- même gagnée grâce à la contribution célèbre du Nemesis et d’autres navires de guerre à vapeur – les vapeurs britanniques ont commencé à fréquenter les mers de Chine, pointant partout leurs canons et transportant courrier, opium et autres marchandises profitables. Mais ils dépendaient toujours autant du charbon de Raniganj ou de la lointaine patrie. Mais en 1837, un missionnaire britannique a trouvé du charbon à Bornéo et il s’est alors lancé dans une quête frénétique du minéral sur cette vaste île, fortuitement située « sur la route directe de la Chine59 ». Les richesses les plus prometteuses ont vite été localisées à Labuan, une petite île au large de l’extrémité septentrionale de Bornéo, où d’épaisses veines de charbon affleuraient à seulement un jet de pierre de la mer. Les habitants de Labuan avaient bien évidemment connaissance de ces veines, dont certaines avaient été égratignées en surface, mais l’essentiel du gisement était intact, prêt à se laisser cartographier et approprier par les Britanniques. Après des tests à bord du Nemesis, les ingénieurs de la Royal Navy ont déclaré qu’il s’agissait du

« meilleur charbon à l’usage des machines à vapeur qu’ils aient jamais trouvé en Inde [sic]60 ».

Suite à une campagne de lobbying intense des Chambres de commerce de Manchester et de Glasgow, en novembre 1846, Lord Palmerston a ordonné à des escadrilles en station à Singapour de prendre possession de Labuan. Il y avait, bien sûr, la possibilité d’inciter « les indigènes eux-mêmes à recueillir et à entreposer » et à livrer le combustible dans les quantités requises, « mais en raison de l’indolence et de l’apathie naturelles de tous les insulaires indiens, je ne pense pas qu’il serait sûr de faire reposer entièrement les vapeurs sur leurs efforts », prévenait le gouverneur de Singapour – ou, dans les mots sans détour du premier gouverneur de Labuan :

« si l’on veut en tirer quelque chose, les indigènes doivent être

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contrôlés61 ». Le drapeau britannique a été hissé sur l’île lors d’une cérémonie la veille de Noël, les fusiliers marins alignés sur la plage et les indigènes rassemblés pour s’émerveiller du spectacle. The Singapore Free Press exprimait les attentes suscitées par la nouvelle colonie :

Une colonie à Labuan va parachever la chaîne de comptoirs qui relie, au moyen de la navigation à vapeur, Southampton à Victoria, à Hong Kong. […] Nous avons déjà lié l’Amérique du Nord britannique, les Indes occidentales, Ceylan et l’Inde au pays dominant par la navigation à la vapeur. Nous arrimons à présent la Chine par les mêmes liens, et nous nous apprêtons à ouvrir l’archipel indien au commerce, à la civilisation et au christianisme par cette même entremise. […] On peut donc s’attendre à voir dans quelques années à peine le monde bien noué par la marine à vapeur à l’Angleterre62.

L’Empire britannique a ainsi établi sa première tête de pont au nord de Bornéo63. Labuan était en effet conçu comme un point d’accès à l’île de Bornéo elle-même, qui « donne l’impression d’être un immense bassin houiller, car chaque grand fleuve traverse un gisement ; il semble qu’il suffise de le chercher pour trouver le minéral64 ». Étrangement, la population de Bornéo semblait totalement indifférente à ce trésor. Aux yeux des Britanniques, c’était « bien plus important et même précieux que l’or » – mais ce n’était « rien pour les habitants ou leur prince65 ». Comme sur le sous-continent, l’Empire a introduit la pratique même de l’extraction de charbon à grande échelle dans l’archipel malais, y compris dans l’actuelle Indonésie ; de Labuan, mille tonnes par mois étaient distribuées aux vapeurs dès le milieu des années 185066.

Mais très vite, les représentants de l’Empire se sont heurtés à l’obstacle habituel en ces contrées : la main-d’œuvre. Les indigènes

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s’avéraient « peu disposés à être employés », extrayant le charbon

« de manière irrégulière, travaillant peut-être une quinzaine de jours, puis disparaissant tout aussi longtemps67 ». En 1867, il y avait 600 ouvriers enregistrés à Labuan, mais seule une moitié d’entre eux y travaillait de manière continue. La seule solution, là encore, était le travail contraint ou quasi gratuit : des coolies de Chine ou de Bombay. Mais l’administrateur des mines se plaignait que les Chinois travaillent « avec hostilité » – il avait du mal « à les faire descendre dans les mines » – tandis que les Indiens « étaient comme des enfants à gérer68 ». En raison des difficultés à obtenir une quantité suffisante de main-d’œuvre disciplinée, la colonie houillère de Labuan ne s’est pas montrée à la hauteur de ses promesses. À la fin des années 1870, les mines ont été abandonnées69.

Le moteur et la mesure de toutes les nations commerciales

La Grande-Bretagne victorienne a prospecté toute la planète pour trouver du charbon : de l’autre côté du Pacifique, l’île de Vancouver était l’équivalent de Labuan, avec des gisements idéalement situés pour les vapeurs70. Depuis l’extrémité australe de l’Afrique, les yeux de l’Empire ont rapporté l’heureuse nouvelle que « le pays aux alentours du Natal produit cette précieuse marchandise en abondance71 ». C’était aussi le cas, visiblement, de Trinidad et de la Tasmanie, de Terre-Neuve et de la Nouvelle-Zélande ; depuis l’Empire ottoman, un consul a appelé les capitalistes à s’emparer des champs que l’incompétente Sublime Porte laissait en déshérence ; après la Guerre de l’opium, les Britanniques ont été ravis de découvrir « que les quais de Nankin sont remplis du meilleur charbon local (comme s’il n’était entreposé là que pour l’invasion de nos vaisseaux à vapeur)72 ». Des spécimens de l’or noir issus des quatre coins du monde étaient rassemblés et leur capacité

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à alimenter les moteurs à vapeur – sur les mers avant tout – soigneusement analysée. Le directeur général de ce projet d’appropriation mondiale était Roderick Murchison, un géologue dont la réputation était fondée sur l’exploration des fossiles siluriens, si précieux en ce qu’ils permettaient d’identifier les strates contenant du charbon, sa principale tâche en tant que président de la Société géologique royale, directeur général de l’Institut d’études géologiques, directeur de l’École royale des Mines et du Musée de géologie : l’homme magnétique vers lequel les gisements de charbon du monde semblaient affluer. Ainsi formulait-il sa doctrine :

La vapeur est le nouvel élément reconnu de tous du progrès, par lequel cet âge se distingue de tous ceux qui l’ont précédé. Par son pouvoir magique la distance est annulée ; et les productions des antipodes sont rapidement rassemblées. Le charbon doit donc être désormais le moteur et la mesure de toutes les nations commerciales. Sans lui, aucun peuple moderne ne peut être grand, que ce soit par la production de produits manufacturés ou par l’art naval de la guerre73.

Ce sont les Britanniques qui ont fait du charbon, emblème de leur puissance, éthos de l’économie fossile, « le moteur et la mesure de toutes les nations commerciales »: il n’avait jamais été considéré de la sorte auparavant74. Jusqu’au siècle de la Pax Britannica, le charbon n’avait jamais alimenté une augmentation perpétuelle des richesses. Les Britanniques tombaient sur des sauvages qui – signe de leur barbarie – ignoraient le matériau, le brûlaient à l’occasion sans le moindre enthousiasme apparent, ou se contentaient de jouer avec – mais ces activités juvéniles pouvaient être utilisées comme des indices pour la localisation des futures mines. « Puisque le charbon est souvent transformé en parures et en jouets par les tribus non civilisées ignorantes de ses usages plus importants »,

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soulignait un rapport de 1838 de la Compagnie britannique des Indes orientales, « certaines traces de charbon dans de tels objets peuvent généralement être détectées par des voyageurs observateurs »: les yeux devaient rester bien ouverts et les officiers sur le qui-vive en Assam, à Madagascar, en Arabie et dans toute autre partie du monde désormais ouverte à la pénétration75. Ainsi l’Empire britannique a-t-il soumis le monde à la logique de l’économie fossile – une structure nouvelle, totalement absente hors de ce minuscule morceau du canevas de l’histoire, d’où elle s’est répandue sur la surface de la Terre au cours du XIXe siècle.

En conséquence, les sources de dioxyde de carbone ont proliféré.

L’ingénieur Fryar était tout près de le comprendre à sa façon dans sa « Lettre aux propriétaires et aux administrateurs de mines ».

Non seulement la température dans les mines indiennes atteignait des niveaux insupportables, notamment quand les sahibs descendaient pour les inspecter, mais « la ventilation est totalement négligée au point » que « l’atmosphère devient viciée et impropre à la respiration, en conséquence de quoi l’énergie des travailleurs est diminuée ». Le plus préjudiciable était le gaz connu alors sous le nom d’« acide carbonique », le CO2. Dans l’air frais, notait Fryar, il ne laisse qu’une trace insignifiante, la plus grosse partie restant composée de nitrogène et d’oxygène, mais à l’intérieur des mines non ventilées, il s’accumule sans limites et il a les effets d’un

« poison virulent ». L’ingénieur proposait une règle générale :

« Tout ce qui tend à détruire ces proportions relatives des gaz » – dans l’atmosphère saine, normale – « devrait être affronté comme un ennemi de la vitalité humaine et de l’énergie animale76. » Inutile de dire que cette règle ne concernait que la gestion efficace du travail dans les houillères. La mort prématurée par empoisonnement au CO2 était encore un destin réservé aux travailleurs souterrains. Toutes les autres conséquences, plus générales, devaient rester longtemps imperceptibles.

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L’Anthropocène contre l’histoire

Issu des sciences naturelles, « l’Anthropocène » est désormais le concept-maître qui inspire la plupart des recherches sur le changement climatique en sciences humaines et sociales. Rarement un néologisme s’est-il imposé dans les deux cultures avec une telle rapidité. L’idée générale est maintenant bien connue : en raison d’un ensemble de transformations environnementales dont la principale est le changement climatique, les humains ont bouleversé les rapports naturels qui constituent le système terrestre et ont, sans le vouloir, pris le contrôle de leur future évolution. Prématurément terminé, l’Holocène a laissé place à l’époque de notre espèce, dans les mains de laquelle certains indicateurs essentiels de l’état de la biosphère – la concentration de CO2 et la température, principalement – ont glissé bien au-delà de leur variabilité naturelle, pré-sociale, pré-historique en un sens. L’Anthropocène est apparemment un concept pertinent pour les études historiques de l’économie fossile.

Un premier problème surgit pourtant dès lors qu’on fait dériver cette histoire de l’anthropos, de l’espèce elle-même. Une version populaire de ce récit trace une ligne directe entre la capacité à manipuler le feu, acquise par les hominiens il y a un demi-million d’années, et la combustion du charbon, du pétrole et du gaz naturel à partir de la révolution industrielle. « La maîtrise du feu par nos ancêtres a fourni au genre humain un outil monopolistique puissant dont ne disposaient pas les autres espèces, qui nous place de manière décisive sur le long chemin menant à l’Anthropocène », écrivent les principaux porte-drapeaux du concept77. Dans Children of the Sun: A History of Humanity’s Unappeasable Appetite for Energy, Alfred W. Crosby décrit la même séquence évolutive, en partant du « pouvoir impérial » du feu contrôlé, pour avancer en ligne droite du four à la machine à vapeur, puis à l’automobile et au câble électrique – autant de manifestations d’un même désir

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