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1.2 Un changement de paradigme : la valorisation du territoire

1.2.1 La conception classique et néoclassique de l’espace

Nous pouvons d’ores et déjà souligner que la prise en compte de l’espace dans l’analyse économique a été tardive (Bilon-Hoefkens et Lefebvre, 2004; Benko, 2008), mis à part quelques précurseurs comme Marshall (1890). Même si la plupart des mercantilistes et certains physiocrates, tels que David Ricardo et Adam Smith, avaient explicitement introduit l’espace dans leurs travaux, ils ne l’ont fait que pour traiter du contrôle des voies de commerce et du déplacement des hommes, des capitaux et des produits, etc. (Samson, 2003; Benko, 2008).

L’approche néoclassique ignore globalement l’espace (Quéré et Ravix, 1998). Walter Isard souligne, ironiquement, que pour les approches classiques, l'économie

fût longtemps un «wonderland of no spatial dimensions». L’espace est neutre et réduit à un point, puisque « …les mêmes processus sont à l’œuvre peu importe les limites du territoire étudié. » (Boisvert, 1996: 191). Pour Dockès (1969 : 9) :

L’homme a toujours su qu’il vivait dans l’espace. L’économiste a fait semblant parfois de l’ignorer. Au XIXème siècle, nombreux seront les auteurs qui, afin de faciliter leurs démonstrations, avanceront cette hypothèse décisive que l’espace n’existe pas pour eux.

L’espace est défini comme un contenant homogène et vide. Marshall explique cette absence par le fait que la variable temps primait sur la variable espace : « Les difficultés du problème tiennent surtout aux différences relatives à l’espace et à la période de temps sur lesquels s’étend le marché en question, l’influence du temps étant plus fondamentale que celle de l’espace. » (Marshall, 1890, cité par Benko, 2008 : 24).

Pour Blaug (1986), cette absence s’explique par l’hypothèse de la concurrence pure et parfaite, considérée comme la base de la théorie économique classique. L’espace constitue une source importante de discontinuités et de ruptures et par conséquent il peut être une source d’inégalités dans les fonctions de coûts. L’espace est, ainsi, incompatible avec l’hypothèse de la concurrence pure et parfaite (Quéré et Ravix, 1998).

Marx aussi a négligé l’espace. Pour les marxistes, qui s’attachent principalement à l’étude des relations sociales, des crises, et des problèmes de répartition, les enjeux spatiaux sont longtemps apparus secondaires (Claval, 1977; Hussler, 2004).

Cependant, l’espace n’était pas complètement absent de l’analyse économique classique. L’économie spatiale, en fait, a émergé au 19ème siècle avec les travaux de l’École de la localisation. Von Thünen (1826) avec sa théorie de l’utilisation des sols est souvent présenté comme le précurseur de cette école. Sa théorie démontre

comment les liens entre rente foncière, coûts de transport et prix agricoles tendent à structurer l’usage des sols. Sur la base de ses travaux s’est développée l’École de l’analyse spatiale, avec notamment les travaux de Weber, Hotteling, Christaller et Lösch.

En 1909, Weber publie son ouvrage De la localisation des industries6 et marque l’émergence d’une théorie de la localisation industrielle. Simplifié à trois grands intrants: les matières premières, la main-d’œuvre et le marché, le modèle de Weber est destiné à aider les entreprises à trouver la localisation optimale entre la localisation de ces intrants, afin de maximiser leur rentabilité, comme le souligne Boisvert (1996 : 189) :

L’approche wébérienne s’intéresse à la localisation des activités de production en supposant que chaque producteur, responsable d’un seul établissement de production, prend sa décision de manière indépendante des autres et en étant strictement guidé par la minimisation des coûts.

Cependant, pour Hotteling (1929), les coûts de transport n’étaient qu’un des éléments qu’une théorie de la localisation doit prendre en considération. D’autres facteurs comme le travail et les facteurs d’agglomération interviennent. En 1933, Christaller a élaboré la théorie des places centrales. Son modèle décrit l’organisation hiérarchisée d’un réseau de villes selon le niveau des services qu’elles offrent. Ainsi, chaque centre urbain y est vu comme un fournisseur de biens et de services à son arrière-pays, l’hinterland7. La nature du produit et la taille de la population permettent donc, par l’étude de la rentabilité des activités, de hiérarchiser les centres urbains. Plus un centre offre une grande variété de biens et de services, plus son rayonnement est étendu, plus ce centre est important (Bilon-Hoefkens et Lefebvre, 2004; Polèse et Shearmur, 2005).

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Publié d’abord dans sa version originale en allemand.

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Certes, ces travaux ont fondé l'analyse spatiale, mais ils ne représentent qu'une seule composante de l'espace, soit la distance à travers les coûts de transport (Gigon, 1999). Ils perçoivent l’espace, souvent, comme « un ensemble de lieux séparés par la distance » (Rallet et Torre, 1995), un support des activités économiques neutre et un pourvoyeur de matières premières ou de services sur la base desquels les entreprises se localisent, en fonction des coûts, déterminés notamment par le transport. La localisation des entreprises est, ainsi, déterminée en fonction des coûts d’accès aux ressources (Hussler, 2004; Polèse et Shearmur, 2005; Benko, 2008). L’entreprise n’est qu’un point localisé dans un « espace coût » (Zimmermann, 1998).

Mais, comme nous l’avons mentionné plus haut, l’analyse spatiale des activités économiques et l’intégration de l’espace dans l’analyse des activités économiques et productives se sont amorcées principalement avec les travaux de l’économiste anglais Alfred Marshall. Benko (2008) souligne aussi l’apport de l’économiste allemand Wilhelm Launhardt, qui ouvre la voie à la théorie de la localisation et aux effets des réseaux de transport dans l’agglomération des activités économiques. Mais, l’apport de Marshall est jugé plus important en économie spatiale et régionale puisqu’il a été le premier à parler des districts industriels (une notion sur laquelle nous reviendrons plus tard dans le cadre de ce chapitre) et à analyser les économies d’agglomération. Comme le confirme Catin (1994), sa vision de l’espace est considérée révolutionnaire puisqu’elle y voit une source d’économies pour les entreprises :

Ce que Marshall fait fondamentalement apparaître dans la pensée économique avec la prise en compte des économies externes, c’est l’existence de processus relationnels et l’existence d’espaces privilégiés pouvant améliorer la productivité et favoriser le développement des firmes (...). (Catin, 1994 : 99)

Ainsi, les entreprises localisées dans le district profitent de plusieurs types d’économies d’agglomération, c'est-à-dire les économies en termes de coûts qui résultent de cette concentration dans l’espace :

Lorsqu’une industrie a ainsi choisi une localité, elle a des chances d’y rester longtemps, tant sont grands les avantages que présente pour des gens adonnés à la même industrie qualifiée, le fait d’être près les uns des autres. Les secrets de l’industrie cessent d’être des secrets ; ils sont pour ainsi dire dans l’air, et les enfants apprennent inconsciemment beaucoup d’eux. (Marshall, 1920, p. 465).

Marshall parlait principalement de trois types d’économies d’agglomération: main-d'œuvre qualifiée, intrants et externalités de connaissances (Malmberg et Maskell, 2002). Il regroupe ces économies sous le terme d’« atmosphère industrielle » (Catin, 1991; 1994). Plus tard, les recherches en économie spatiale les ont nommés économies d’agglomération. Cependant, les analyses de Marshall, ont été relativement négligées jusqu’aux années 1970, à cause de la prédominance du modèle fordiste et de la vision néoclassique, qui négligent l’espace, ou alors le voient comme un simple site d’implantation des entreprises et un pourvoyeur de ressources.

Après avoir présenté les caractéristiques de la conception classique et néoclassique de l’espace, nous analyserons dans la section suivante les caractéristiques de la conception keynéso-fordiste.