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1.2 Un changement de paradigme : la valorisation du territoire

1.2.2 La conception keynéso-fordiste de l’espace

1.2.2.2 L’approche keynésienne

L’approche keynésienne est principalement une approche macro-économique dont l’objectif était de sauver le système capitaliste et le sortir de la crise. Ainsi, cette approche est fondée sur l’idée de base postulant que le système capitaliste dans sa conception libérale est instable. Le principe de l’économie classique libérale selon lequel « l’offre crée sa propre demande » est remis en question (Blaug, 1986; Beaud et Dostaler, 1993). Les règles du marché sont incapables à elles seules d’ajuster l’économie et d’assurer l’équilibre. Cet équilibre ne peut s’établir qu’avec l’intervention d’un acteur stable, l’État (Boisvert, 1996; Tardif, Klein et Lévesque, 2002). Keynes a ainsi profondément modifié les bases de l’analyse économique en introduisant ce nouvel acteur (Boisvert, 1996). Il plaide pour un capitalisme sagement géré (wisely managed) par l’État (Whalen, 2008).

Pour Keynes, la cause principale de la crise était la surproduction et donc pour s’en sortir il faut stimuler la demande en assurant le plein emploi. Il présente, ainsi, la demande, plutôt que l’offre, comme moteur de la croissance (Boisvert, 1996). Le plein emploi est devenu la préoccupation centrale de l’économie. En même temps, le sous-emploi et le chômage étaient perçus comme une « maladie sociale »8 (Berthoud, 1998). Ainsi, comme l’a remarqué Beveridge (1944, cité par Beaud et Dostaler, 1993 : 75), le Keynésianisme se base en réalité sur « une politique de socialisation de la demande plutôt qu’une politique de socialisation de la production. » Plus tard, les idées de Keynes, notamment l’objectif du plein emploi, font tache d’huile et s’inscrivent vite dans les politiques des gouvernements de l’époque (Beaud et Dostaler, 1993)9. Le plein emploi et la croissance sont assurés par l’intervention de l’État via une politique sociale et une politique de développement régional, c’est ce

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Au point qu’un homme sans travail est considéré comme un homme désocialisé et marginalisé.

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Tel le gouvernement canadien qui déclarait en 1945 que son principal objectif consiste à « …assurer un niveau élevé et stable de l’emploi et du revenu et, par ce moyen, d’élever les niveaux de vie. » (Beaud et Dostaler, 1993: 75).

qui détermine la conception keynésienne de l’espace. Au niveau de la politique sociale, l’État doit assurer l’élargissement et l’amélioration de la protection sociale, et des services sociaux comme le logement, la santé, l’éducation, etc. (Beaud et Dostaler, 1993).

En ce qui concerne le développement régional et urbain, l’approche keynésienne était basée sur le même principe, c'est-à-dire une intervention de l’État de type descendant (top-down) ou «exogène», afin d'aménager le territoire et moderniser les régions pauvres, qui doivent rattraper les régions riches, augmenter les revenus et généraliser la consommation (Klein, 2008a). Les stratégies nationales de développement régional visaient principalement à réduire les inégalités régionales en aidant les régions en difficulté à se rattraper (Lévesque, 2004). Elle favorisait une homogénéisation des modes de vie à travers le territoire national (Lévesque et Mager, 1992) et une équité sociale quant à l’accès aux services publics (Guay, 1996).

Les interventions de l’État se manifestaient à travers une politique d’aménagement du territoire, tels que dans le cas du projet de la Tennessee Valley Authority (TVA)10, et une politique d’investissements massifs dans les infrastructures de communication et de transport (Tardif, Klein et Lévesque, 2002). Cette politique va mettre en place des configurations territoriales hiérarchiques conformément au modèle de Christaller (Boyer, 2006). Suivant ce modèle, le découpage des régions administratives québécoises de 1967 reposait sur la classification des villes et les villages en des pôles centraux, des pôles secondaires, des pôles tertiaires et des petits centres. L’objectif était toujours d’atteindre une certaine équité dans la distribution

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La TVA est considérée comme la première intervention de type keynésien. Il s’agit d’un projet d’aménagement adopté en 1933 pour l’ensemble du bassin de la rivière Tennessee qui traverse sept États (Tennessee, Mississippi, Alabama, Georgia, Caroline du Nord, Virginie et Kentucky) et où habitaient alors plus de cinq millions de personnes, majoritairement des ruraux. Ce plan devait inclure tous les aspects du développement de la région: la navigation, l'hydroélectricité, l'agriculture, la reforestation, le tourisme, l'industrie et les services à la population. Il s'agit donc d'une expérience de planification globale et régionale (Tardif, Klein et Lévesque, 2002).

des services de l’État et implanter partout la consommation de masse (Tremblay, 1999).

Ce système imposait une gestion unifiée et standardisée à l'échelle de l'État- nation. Le développement était pensé en termes nationaux. Le développement « …aussi bien dans son acception internationale que dans son acception régionale s’inscrit dans la stratégie fordiste d’uniformisation sociale, politique et économique avec comme référant territorial le cadre national. » (Klein, 2008b: 45). Toutes les régions et les espaces d'un pays étaient, généralement, soumis à des normes définies à l'échelle de l'État national, sans égard aux particularités et aux spécificités locales et régionales et aux préoccupations et aux besoins des acteurs locaux. L’économie nationale et l’État souverain se présentent comme « deux facettes jumelles » (Scott, 2001). Cette approche marque ainsi, comme l’a remarqué Klein (2008b: 45), « …le triomphe de la globalité nationale sur la spécificité locale. Toute référence au local est alors perçue comme une réaction contre la modernité. »

Certes, l’approche keynésienne a permis de redonner du souffle au modèle fordiste. Elle a surtout redéfini le rôle de l’État et les politiques de développement régional. Ce modèle a assuré une période de stabilité économique (1945-1975), considérée comme l’Âge d’Or du capitalisme (Lipietz, 1989; Marglin et Schor, 1990) et caractérisée par une croissance rapide et simultanée de la production et de la consommation de masse (Coriat, 1979; Lévy et Lussault, 2003) ce qui a donné de la légitimité à ce modèle (Klein, 2008b). Cependant, l’approche keynésienne n’a pas remis en question le mode de production fordiste basée sur la grande entreprise intégrée et fermée sur elle-même, tel que nous l’avons décrit.

Au début des années 1970, ce modèle est entré en crise (Benko et Lipietz, 1992; 2000; Veltz, 1996; Scott, 2000) et ce, pour plusieurs raisons que Boyer (1992) résume en quatre points. La première cause concerne l’épuisement du système technique avec notamment le ralentissement de la productivité et la saturation de la demande finale. La deuxième cause est la montée des contradictions sociales avec

l'augmentation de l'absentéisme et du turn-over et une augmentation de l'indiscipline avec comme conséquence la hausse des coûts de la fonction de contrôle et des grèves fréquentes (Dockès et Rosier, 1983; Boyer et Juillard, 2000). La troisième cause est l’éclatement du régime international avec la mondialisation, l’ouverture des frontières et la concurrence. La quatrième cause, selon Boyer (1992), est la fin de la production de masse de produits standards. Ces causes expliquent la nature des changements qui ont suivi la crise.