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3. Problèmes de perception

3.2. La cécité généralisée

Le problème associé au perspectivisme n’est pas tant que la perception visuelle – et au final cognitive – du monde environnant résulte d’un point de vue, qui n’offrirait

qu’un aspect de l’objet perçu. Le problème est, bien plutôt, que ce point de vue puisse

provenir d’un regard faussé, la représentation en résultant devenant elle aussi erronée.Les romans austéniens mettent en effet l’accent sur les problèmes de regard initial du sujet percevant.

-Le refus de voir

Ainsi, Persuasion met en exergue l’aveuglement de certains de ses personnages. Sir Walter Elliot et sa fille Elizabeth, endettés au point de devoir céder leur propriété, manquent cruellement de discernement. Signe de leur infériorité intellectuelle et morale, ils sont dans l’incapacité de voir, contrairement à Anne Elliot et à leurs deux amis Lady Russel et Doctor Shepherd, la gravité de la situation avec laquelle ils sont aux prises. Lady Russel perçoit quant à elle clairement l’étendue du problème, mais tend à fermer les yeux sur la part de responsabilité du baronnet dans ce fiasco : « She had a value for rank and consequence which blinded her a little to the faults of those who possessed them » (P, 9). Parce que ses liens d’amitié sont forts avec Sir Walter Elliot, parce qu’en tant

103 qu’épouse de chevalier elle partage avec le baronnet un statut social relativement élevé, parce que l’infériorité de son rang par rapport à celui de baronnet ainsi que l’estime qu’elle éprouve à l’égard d’une noble lignée l’incite à en respecter les héritiers, Lady Russel ferme les yeux sur certains points, dans un aveuglement qui est signe de partiale compassion. L’on notera en outre la présence intéressante du quantifieur « a little » dans l’expression « blinded her a little », comme s’il pouvait exister différents degrés de cécité.

Chez Austen, en effet, un personnage peut être plus ou moins aveugle selon qu’il ne voit pas, tout simplement, ou bien qu’il ferme les yeux volontairement, selon également qu’il en soit conscient ou non. L’aveuglement du Capitaine Wentworth par exemple, vis-à-vis de l’amour qu’Anne éprouve pour lui, n’est pas involontaire ; cedont il ne prendra conscience que tard dans le récit : « lamenting the blindness of his own pride » (P, 162), « I did not understand you. I shut my eyes, and would not understand you, or do you justice », « six years of separation and suffering might have been spared » (P, 164). Ce n’est pas tant qu’il n’ait pas vu les sentiments persistants d’Anne à son égard, mais plutôt qu’il ait sciemment fermé les yeux, l’expression de la volonté « would » associant explicitement son aveuglement à un refus de voir.

-Le regard ébloui

Cette déficience visuelle du regard initial se retrouve dans les autres romans, sous des formes néanmoins différentes. Lady Susan, Pride and Prejudice et Sense and

Sensibility notamment introduisent l’idée de « love at first sight », d’une présence

éblouissante qui serait source d’aveuglement.

Dans Lady Susan, la crainte que Reginald De Courcy ait succombé à la beauté de la séductrice éponyme, décrite comme alliant « Symmetry, Brilliancy and Grace » (LS, 214), s’avèrera justifiée. Nulle certitude préalable quant à ses propres capacités de perception (« by all that I can gather, Lady Susan possesses a degree of captivating Deceit which must be pleasing to witness and detect », 212, nous soulignons), nuls avertissements et menaces paternels n’y pourront rien changer, Reginald sera effectivement immédiatement « blinded by a sort of fascination » (LS, 223), « blinded [...] to her faults » (LS, 224). Le danger de l’éblouissement est également évoqué dans Pride

104 son jeune âge qui a captivé Mr. Bennet et l’a poussé à l’épouser ; ce plaisir initial des yeux l’ayant momentanément rendu aveugle à leur incompatibilité morale et de caractère. Mrs. Bennet finira effectivement par tant sortir des yeux à son époux que ce dernier éprouvera le besoin fréquent de la placer hors de sa vue, se réfugiant dans la pénombre de sa bibliothèque. C’est ce même danger de capture visuelle qui, dans Sense and Sensibility, frappe Edward, fiancé à dix-neuf ans ans à l’éblouissante Lucy Steele128 ; fiançailles qu’il regrettera amèrement et s’efforcera de garder secrètes, dans l’ombre, comme pour les effacer. On le comprend, au travers de cette transformation de la présence éblouissante en absence et en besoin d’obscurité, à travers son association à l’erreur et à l’aveuglement, ces deux exemples similaires offrent en réalité une condamnation de ce thème central à la rhétorique sentimentale qu’est l’éclat lumineux 129. La présence éblouissante présente des dangers et doit, de fait, être écartée.

L’on notera à ce titre que les relations amoureuses pérennes sont justement celles qui naissent loin de tout danger d’éblouissement. Dans Persuasion, la relation amoureuse entre Anne et le Capitaine Wentworth, essentiellement décrite en termes visuels d’ailleurs, ne pourra s’imposer, paradoxalement, qu’à partir du moment où Anne aura perdu de son éclat. « [H]er loss of bloom » est soulignée à plusieurs reprises (P, 20 ; 41 ; 101). C’est pourtant à partir du moment où la jeune femme ne brillera plus que la flamme entre elle et Wentworth pourra se rallumer pour ne plus jamais s’éteindre. De façon quelque peu similaire, dans Pride and Prejudice, la première rencontre prévue entre Charles Bingley et les filles Bennet – comprenant Jane, sa future épouse – se fait à l’abri de tout éblouissement :

128 Lucy « [has] considerable beauty » (SS, 87). La beauté de la jeune femme est associée, si l’on prend en compte l’étymologie latine du qualificatif (considerare, de siderare : subir l’action des astres), à la notion de luminosité. Surtout, c’est une beauté qui aveugle : Edward, contrairement à Elinor, est « blinded by her beauty » (SS, 90).

129 Jean Starobinski, dans L’œil vivant, rappelle qu’un des éléments caractéristiques des romans sentimentaux est l’association de la première rencontre amoureuse avec l’introduction frappante d’une présence éblouissante. Il écrit, dans son chapitre sur Corneille : « Corneille a-t-il inventé cette mythologie de la présence efficace ? Assurément non. C’est un thème favori de la rhétorique amoureuse de l’époque, qui l’a reçu d’une longue lignée de prédécesseurs. Une jeune beauté, élue du poète, conquiert tout l’univers par son seul éclat, rend l’aurore jalouse (motif de La belle matineuse), donne aux fleurs une raison de fleurir (pour figurer dans La Guirlande de Julie). Non seulement la préciosité, mais l’âge baroque tout entier en ont fait l’un de leurs lieux communs. Un être ne peut se montrer admirable sans devenir le centre de l’univers ». Starobinsky précise « (c’est) une rhétorique qui emprunte ses armes à une émotion très primitive : le saisissement devant le sacré et sa lumière. », Jean Starobinski, L’œil vivant, Paris, Gallimard, 1999 (1961), p. 32-34.

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In a few days Mr. Bingley returned Mr. Bennet’s visit, and sat about ten minutes with him in his library. He had entertained hopes of being admitted to a sight of the young ladies, of

whose beauty he had heard much ; but he saw only the father. (PP, 7)

De cette rencontre, aucun échange langagier ne ressort. Seul le motif de la vue importe. Raison principale de la présence de Bingley, déception principale également, tout tourne autour du motif du désir d’éblouissement et de la frustration de ce désir. Pourtant Charles Bingley et Jane Bennet finiront par rayonner de bonheur (dans une félicité conjugale qu’ils souhaiteront d’ailleurs voir se répandre : « If I could but see you as happy! », 228). Comme si finalement la frustration visuelle et la mise à l’écart du risque d’éblouissement étaient les premiers garants d’une relation conjugale stable et sans ombre.

De la même façon, dans Sense and Sensibility, alors que Mrs. Dashwood révèle à Elinor l’amour du Colonel Brandon pour sa sœur Marianne, celui-ci n’est validé par la sage Elinor qu’une fois la notion de coup de foudre évacuée : « ‘He has loved her, my Elinor, ever since the first moment of seeing her.’ Here, however, Elinor perceived,—not the language, not the professions of Colonel Brandon, but the natural embellishments of her mother’s active fancy, which fashioned every thing delightful to her, as it chose. » (SS, 238).

Tout se passe comme si la stabilité et la pérennité de la future relation conjugale reposait sur la mise à l’écart du risque d’éblouissement lors de la première entrevue.

-Le manque de recul

L’écart justement, la notion de distance ou au contraire de proximité spatiale avec le regardé, introduit un troisième axe de réflexion quant aux problèmes associés aux sujets percevants. À plusieurs reprises chez Austen, la déficience visuelle est due à une trop grande proximité entre le regardant et le regardé.

Ce manque de recul se traduit par une absence de saisie parfaite de l’objet. La rencontre entre Willoughby et Marianne dans SS est marquée par l’aveuglement de cette dernière, qui, portée par son sauveur et gênée de pareille proximité, se trouve dans l’incapacité d’en observer les traits. Cette incapacité est d’autant plus évidente que Willoughby suscite par ailleurs l’admiration générale, se situant au centre de tous les

106 regards des autres femmes Dashwood (« Marianne herself had seen less of his person than the rest, for the confusion which crimsoned over her face, on his lifting her up, had robbed her of the power of regarding him », SS, 33). C’est effectivement la difficulté de perception visuelle qui prime lors de cette première rencontre, difficulté soulignée par toute une thématique de l’obscurité et du voile. À l’arrivée soudaine d’épais nuages venant obstruer les cieux, s’ajoute celle du voile de la brume puis du lourd rideau de pluie tombant sur cette scène de rencontre. L’impossibilité pour Marianne de tirer au clair quoi que ce soit quant à son sauveur prévaudra même par la suite ; personne, pas même le très sociable Sir John, n’étant capable d’apporter une quelconque lumière sur sa personne :

Sir John was rather puzzled. [...] ‘I do not know much about him as to all that. But he is a pleasant, good humoured fellow, and has got the nicest little black bitch of a

pointerI ever saw. Was she out with him to-day ?’

But Marianne could no more satisfy him as to the colour of Mr. Willoughby’s

pointer, than he could describe to her the shades of his mind. (SS, 34)

Ce qui semble relever de l’ordre du détail (la réponse de Marianne à Sir John non pas au discours direct mais par le filtre de la narration, à laquelle s’ajoute surtout leur incapacité réciproque à distinguer les nuances et les couleurs – tant « the colour of Mr. Willoughby’s pointer » que « the shades of his mind » –) participe à mettre en avant l’omniprésence du motif du voile et de l’indistinction visuelle générale. En creux, c’est une nouvelle fois ce grand thème sentimental de l’éclat lumineux lors de la première rencontre qui est court-circuité.

Pour parer à l’indistinction, la distance se révèle ainsi nécessaire. La position d’observatrice, légèrement en retrait, est à l’évidence propice à une meilleure perception d’autrui, chose que révèle en de multiples occasions tant Fanny Price dans Mansfield

Park que Charlotte Heywood dans Sanditon. Au chapitre 7 de ce roman par exemple, ce

n’est qu’une fois une distance réinstaurée entre Charlotte et Sir Edward Denham, assis à ses côtés durant tout le début de sa visite, que cette dernière peut recouvrer de sa lucidité, balayant l’idée d’une attirance réciproque entre eux : « [their moving] cured her of her halfhour’s fever, and placed her in a more capable state of judging, when Sir Edward was gone, of how agreable he had actually been [...] [her] first glance told her that Sir Edward’s air was that of a Lover.— There could be no doubt of his Devotion [not to her but] to Clara. » (S,350). Avec un tant soit peu de recul, il suffit d’un simple coup d’œil

107 pour saisir parfaitement la situation. Distance semble rimer avec clairvoyance chez Austen130.

-Le regard empressé

Deux derniers types d’aveuglement ressortent des romans. Pride and Prejudice

met en scène, via le personnage d’Elizabeth, le problème du regard hâtif.

Il faut d’abord rappeler que, chose suffisamment rare pour être digne d’être soulignée, l’héroïne est dès le départ définie par une caractéristique physique bien précise : ses yeux. Fitzwilliam Darcy et Caroline Bingley relèvent tour à tour cette caractéristique principale ; « [her] pair of fine eyes » devenant la source de l’admiration de l’un, de l’agacement voire des moqueries de l’autre131. Elizabeth est en outre rapidement décrite comme possédant des qualités de perception supérieures. Charles Bingley la qualifie d’abord de « studier of character » (PP, 29). Ensuite, le reproche principal – sinon le seul – qu’elle adresse à sa sœur Jane se cristallise autour de son manque de discernement : « You never see a fault in anybody. All the world are good and agreeable in your eyes. » (PP, 10, nous soulignons). Ce reproche répété trouve d’ailleurs de nouveaux échos (« to be honestly blind to the follies and nonsense of others ! », 10), mettant l’accent sur la centralité de la problématique de la perception. Enfin, la voix narrative elle-même décrit l’héroïne en termes de capacité visuelle, et par opposition à sa sœur : « with more quickness of observation [...] than her sister » (PP, 11). Dans sa quête de sens, Elizabeth n’a d’ailleurs de cesse de se concentrer sur le visuel. Elle s’appuie sans hésitation sur ce qu’elle voit des autres pour les définir : « there was a truth in his looks »,

130 Les choses ne sont néanmoins pas si simples puisque, nous le verrons, la distance pose également le problème évident de la mise hors de portée visuelle.

131 Rappelons certains sarcasmes liés aux yeux de l’héroïne.

À Netherfield, le départ des sottes Mrs. Bennet et Lydia, combiné à celui d’Elizabeth ayant quitté la pièce pour rejoindre sa sœur malade, est suivi d’une série de remarques narquoises de la part des résidantes Caroline Bingley et Mrs. Hurst. L’attrait des yeux d’Elizabeth se révèle l’une des cibles de moquerie principales –insistance traduite typographiquement par l’ittalique finale : « Mr. Darcy […] could not be prevailed on to join in their censure of her, in spite of all Miss Bingley’s witticism on fine eyes. » (PP, 32). Caroline Bingley dira plus tard d’Elizabeth à Mr. Darcy, dans une ironie toujours moqueuse, imaginant une union maritale entre eux, qu’elle juge impossible : « As for your Elizabeth’s picture, you must not attempt to have it taken, for what painter could do justice to those beautiful eyes ? » (PP, 36).

L’on pourra noter finalement que, dans un dernier retournement ironique, ces sarcasmes liés au pouvoir des yeux de l’héroïne détenaient peut-être une part de vérité. Elizabeth ne voit pas correctement (« fine ») mais de manière limitée (liée à la ‘finis’, pourrait-on dire).

108 dit-elle en parlant de George Wickham, « one knows exactly what to think. » (PP, 59, nous soulignons). Pour l’héroïne, facultés visuelles et cognitives sont indissociables, les unes étant à l’origine des autres. Découvrir le monde c’est d’abord l’observer.

Pourtant, celle qui n’a cessé d’être portée au pinacle pour son acuité visuelle et sa sagacité commettra trois erreurs de perception monumentales. Elle ne parviendra à discerner au départ ni le caractère réel de Fitzwilliam Darcy (erreur que relèvera sa sœur : « My dearest Lizzy, do but consider in what a disgraceful light it places Mr. Darcy », 59), ni celui de George Wickham, ni même celui de son amie d’enfance Charlotte Lucas, qui, à sa plus grande surprise, acceptera d’épouser l’homme qui quelques jours auparavant avait demandé la main d’Elizabeth et s’était vu éconduit par cette dernière. Le problème de perception soulevé dans Pride and Prejudice est celui de la rapidité excessive de son appréhension visuelle du monde. L’indice laissé par la voix narrative quant à la plus grande clairvoyance de l’héroïne (« with more quickness of observation ») s’avère a posteriori indiquer son principal défaut de discernement. C’est a posteriori également, ou lors de la seconde lecture, que le lecteur saisira la justesse et la portée de l’aphorisme de Mr. Darcy, commentant la rapidité avec laquelle Elizabeth se targue d’écrire : « [t]he power of doing any thing with quickness is always much prized by the possessor, and often without any attention to the imperfection of the performance. [...] a precipitance which [...] can be of no real advantage to yourself or anyone else. » (PP, 33). Cette remarque vaut pour sa prétendue sagacité visuelle. Elizabeth veut en réalité tout voir trop vite. Laissant dans l’ombre des zones clé, sa vision d’autrui se révèle superficielle.

-Emma ou l’impossible don de voyance

Une dernière forme d’aveuglement est mise en exergue dans le roman Emma : celle du « foresight », de la pré-vision ou, en d’autres termes, du regard trop convoitant.

L’héroïne éponyme, régnant en maîtresse sur la ville de Hartfield, et donc symboliquement sur le domaine du cœur, est décrite comme ayant pour don principal, justement, sa capacité à percevoir les sentiments d’autrui et à imaginer des unions maritales à venir : « I must look about for a wife for him » (E, 12), dit-elle ouvertement à propos de son voisin célibataire Mr. Elton. Cette remarque constitue en quelque sorte la devise d’Emma. Pour tromper son ennui et sa solitude, son occupation principale consiste

109 en effet à chercher à distinguer visuellement des signes qui lui permettraient de repérer des couples potentiels. Celle-ci cherchera ainsi à voir et percevra des attentions, des gestes et des regards entre Mr. Elton et Harriet Smith par exemple, puis entre Harriet et Franck Churchill et enfin entre Harriet et Mr. Knightley qu’elle interprètera parce qu’elle souhaite voir – ou au contraire appréhende de voir – ces couples se former. Ces perceptions visuelles et ces prévisions caractéristiques du personnage seront néanmoins toutes mises en défaut. Que ses visions du monde s’apparentent à une même distorsion de la réalité, c’est ce que révèle au final la découverte qu’Emma se berçait d’illusions.

Mais que l’héroïne devra se débarrasser de sa vision romantique du monde, c’est surtout ce qu’indiquait, bien plus tôt, un épisode d’apparence secondaire et pourtant riche de sens. Cet épisode, digne d’être plus amplement pris en considération, est celui des bohémiens, au volume III, chapitre 3 du roman132. Il s’agit du passage au cours duquel Harriet Smith, lors d’une promenade sur une petite route de campagne avec sa camarade Mrs. Bickerton, finit par se retrouver en un lieu sombre et retiré où les deux jeunes femmes se font surprendre par un, puis toute une petite bande d’enfants gitans. Voyant que Mrs. Bikerton, prise d’effroi, a fui, ceux-ci finissent par attaquer la jeune Harriet, prise au dépourvu et immobilisée par une crampe, avant de n’être mis en déroute par Franck Churchill, dont le hasard avait voulu qu’il passât par là. Laura Mooneyham White est l’une des rares à avoir entrepris de trouver un sens à cet épisode, en analysant avec brio l’utilisation faite par Austen de cette image collective qu’est le groupe de gitans133. Devenus les figures archétypales du romantisme et du récit gothique, dans la littérature française et anglaise du XIXe siècle, les « Gypsies » évoquent le voyage et la liberté, l’exotisme, mais également l’inconnu, la truanderie, la menace sexuelle (109) et, caractéristique qui nous intéresse plus particulièrement ici, le don de voyance.

L’auteur critique parle de prédictions (« the ability to tell the future ») mais nous pensons que la dimension visuelle de cette thématique intéressait Austen au plus haut point. Le problème de perception visuelle mis en avant dans le roman Emma est ainsi envisagé de manière originale, sous l’angle de la voyance. Charlotte Brontë a recours à cette association dans Jane Eyre, lorsqu’elle déguise son héros masculin Rochester en bohémienne, l’affublant de multiples voiles pour faire de lui une voyante, prête à lire