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CHAPITRE I : RAPPEL THEORIQUE

3. La boucle audio-phonatoire

Parret (2002)12 souligne qu‟il n‟y aurait pas de voix sans qu‟il y ait oreille. En effet, la perception et la production de la voix sont deux processus physiologiques intimement liées, au point de s‟influencer l‟un l‟autre par l‟intermédiaire d‟un mécanisme régulateur dénommé « boucle audio-phonatoire ». La production de la voix et de la parole est régulée par des centres auditifs (section 2). Cette régulation a lieu grâce à l‟action d‟un mécanisme réflexe involontaire et d‟un mécanisme conscient volontaire.

Quant à l‟action du mécanisme réflexe, les ajustements articulatoires surviennent dans le processus de phonation grâce à l‟action du réflexe cochléo-bulbo-récurrentiel ou acoustico-laryngé. Un certain nombre d‟expériences conduites sur la voix parlée ont permis d‟explorer les mécanismes utilisés pour la régulation de l‟émission vocale. Certaines expériences datent du début du XXe siècle mais leurs conclusions demeurent toujours en vigueur. Une de ces expériences est celle menée par Lombard (1911)55 lorsqu‟il étudiait les phénomènes de régulation des productions vocales en présence de bruit. Lombard démontre l'effet que le bruit produit sur la parole dans des situations d'atténuation du retour auditif de la voix telles que le bruit ambiant ou le port de protections auditives, entre autres. Il s‟aperçoit que l'intensité phonatoire augmente sous l'influence de bruit. Cet effet a été constaté par le rapprochement de deux faits d'observation : 1) Les sourds par lésion de l'appareil labyrinthique élèvent anormalement la voix, 2) Un sujet dont l'audition est intacte, élève anormalement la voix au milieu d'un bruit assourdissant. Selon Lombard, le locuteur, qui n'entend pas mieux sa propre voix que les bruits extérieurs, s'efforce de remédier à cette audition défaillante en augmentant l'intensité du son glottique. Tout se passe comme si « le locuteur se crie en quelque sorte à lui-même comme on crie à l'oreille d'un sourd », et ce d'une manière réflexe. D‟autres mécanismes réflexes d‟origine abdominale thoracique, cervicale, linguale participent probablement aux ajustements constants agissant par feed-back sur le vibrateur laryngé. A partir de 1920, une autre expérience a été conduite par Fletcher afin d‟explorer la régulation de la voix et de la parole (Allen, 1996)56. Fletcher introduit la notion de « side-tone » comme étant le niveau perçu de sa propre voix. C‟est donc une donnée subjective mais déterminante dans le contrôle de la voix. L‟expérience de Fletcher a consisté à renvoyer la propre voix d‟un individu dont on peut varier l‟intensité. Il a observé que si l‟on amplifie le niveau du retour, c‟est-dire le side-tone, le niveau vocal du sujet diminue ; inversement, si le side-tone diminue, le niveau vocal augmente. Les tentatives de quantification aboutissent à un résultat semblable

à celui de l‟effet Lombard : si le side-tone augmente de 10 dB, la voix diminue de la moitié de cette valeur environ, soit 5 dB.

Ces expériences fournissent des résultats concordants qui ont tenté de démontrer notamment le contrôle de l‟intensité de la voix et de la parole par rapport au bruit environnant externe par un mécanisme réflexe. Le locuteur s‟efforce de compenser au mieux les changements du rapport signal/bruit qui détermine son intelligibilité. Ces manipulations ont eu lieu dans des situations acoustiques inhabituelles nécessitant d‟une régulation spécifique. On peut dire que ces expérimentations ont provoqué des situations de détérioration artificielle de la boucle qui finalement ne tiennent pas compte de la véritable réalité physique subie par ce mécanisme. L'effet Lombard est interprété dans la littérature tantôt comme une accommodation aux exigences de la communication intelligible (Lane and Tranel, 1971)57, tantôt comme un réflexe physiologique (Garde, 1965)58. Certains auteurs comme Lane et Sisson (1970)59 et Lane et Tranel (1971)57, conçoivent la régulation de la voix plus comme une recherche d'intelligibilité envers l'interlocuteur, que comme une motivation de s'entendre soi-même. De ce point de vue, l'effet Lombard n'a de sens que lorsque le locuteur se trouve dans un contexte de communication.

Quant à l‟action d‟un mécanisme conscient pour la régulation de la voix, on pourrait dire qu‟il existe probablement l‟envoi des informations efférentes induites par les voies cortico-bulbaires en réponse aux informations acoustiques parvenues jusqu‟au cortex auditif. Les centres nerveux participant dans l‟action de ce mécanisme sont toujours mal définis (cf. section 2.4). Les aires cérébrales perceptives 22, 44 et 39 envoient des informations aux centres de production de la parole et de la voix de l‟hémisphère gauche à partir de la comparaison des « images acoustiques » parvenues et celles de référence stockées en mémoire. Si l‟identité des deux images acoustiques n‟est pas reconnue, on procède à de rapides ajustements, parfois perçus par l‟interlocuteur. Moles (in Matras, 1982)41

compare le cerveau avec un ordinateur pour imager le décodage des impulsions électriques provenant du nerf auditif. Il considère que :

«… tout se passe comme si, dans le cerveau, se succédaient des cartes perforées, à la vitesse du temps de réaction de l'oreille...; sur ces cartes 's'impriment' les impulsions codées transmises par les nerfs. C'est en fonction de leur allure générale (rapidité d'évolution des

perforations) que, en se référant à l'ensemble des cartes déjà stockées en mémoire, le cerveau livre telle ou telle sensation » (p. 37-38).

L‟hémisphère gauche compare les images acoustiques, détermine l‟ajustement à effectuer en temps réel, coordonne et donne l‟ordre moteur aux structures bucco-phonatoires pour atteindre l‟émission désirée. La représentation acoustique interne existant au niveau cortical grâce à une stimulation auditive préalable permettrait d‟expliquer la voix perturbée et non modulée des sourds profonds. A ce propos, Husson (1962)60 a observé que lorsqu'un sujet émet un son à hauteur voulue avec une représentation psycho-auditive préalable de la hauteur, la fréquence de la voix est tenue. Dans le cas contraire, la hauteur vocalique n'est pas tenue. De manière générale, les ajustements articulatoires surviennent dans le processus de phonation en deux temps : lors de l‟ajustement préphonatoire et lors de l‟ajustement phonatoire proprement dit. L‟ajustement préphonatoire est indépendant du contrôle audio-phonatoire. Un exemple de l‟ajustement préphonatoire est le mécanisme utilisé par le chanteur professionnel. Celui-ci est capable d‟émettre un son qui est d‟emblée à la hauteur et intensité désirées sans attendre le contrôle auditif. Il s‟agit d‟un contrôle exercé en synergie avec le contrôle proprioceptif permettant l‟anticipation préphonatoire. En effet, ce réglage préphonatoire d‟origine corticale dépend essentiellement des informations fournies par les mécanorécepteurs laryngés. L‟information envoyée des mécanorécepteurs aux centres portent des informations sur l‟état de tension et sur la position des différents muscles et articulations. L‟ajustement phonatoire ayant lieu au cours de l‟émission, il s‟accomplit grâce aux informations permettant des ajustements instantanés nécessaires pour le maintien d‟une configuration glottique donnée.

La production de la parole est l‟exemple parfait de la mise en jeu de ces mécanismes de contrôle réflexes et conscients. La rapidité du flux de la parole et la précision des points d‟articulation (sur le plan phonétique) nécessitent des accommodations aussi rapides que fines pour mener à terme l‟acte de la parole. Ainsi, les adaptations sont assurées grâce à des mécanismes réflexes extrêmement rapides qui sont supportés par la sensibilité tactile et proprioceptive des lèvres, de la langue, du palais et de la mâchoire.

La boucle audio-phonatoire est un mécanisme de régulation complexe permanent qui permet à l‟être humain d‟acquérir et de développer la voix, la parole et le langage oral essentiels dans la communication. En effet, nous ne pouvons émettre vocalement que ce que nous entendons.

Les travaux sur l‟appauvrissement vocalique des jeunes enfants sourds au cours du temps supposent l‟existence et l‟action de la boucle audio-phonatoire dans l‟acquisition et le développement du langage. Vinter (1994)61 a observé que l‟enfant sourd, comme tous les enfants entendants, babille et s‟adonne à des jeux vocaux (jasis) pendant les premiers mois de vie. L‟enfant prend du plaisir à sentir les vibrations au niveau du larynx et du pharynx. Les premières phases du babillage sont amorcées par simulation sensorielle et préparent l‟enfant à des comportements vocaux plus complexes (Locke et Pearson, in Ferguson,1992)62. L‟imitation met en jeu les boucles proprioceptives et auditives provenant de la perception des sons environnants. Néanmoins, l‟enfant sourd diminue ses productions quantitativement et qualitativement après un certain temps en raison de l‟absence de la boucle audio-phonatoire. Parallèlement à cette diminution de productions vocales, l‟enfant sourd voit son intérêt pour la parole et le monde sonore décroître car il n‟a pas de retour auditif.

Seul un fonctionnement très subtil et coordonné des mécanismes qui sous-tendent ces performances peut permettre cette mise en relation permanente entre ce qui est produit et ce qui est perçu. Dans cette section nous avons présenté les processus physiologiques sous-jacents de la production et de la perception des sons et des mots mettant en évidence l‟étroite interdépendance des ces deux processus.