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CHAPITRE II : PROBLEMATIQUE

1. Etat de l‟art de la recherche dans le domaine de l‟oralité de l‟enfant sourd

La surdité est le handicap sensoriel le plus fréquent. Un enfant sur mille est atteint à la naissance d‟une surdité sévère ou profonde (Lina-Granade et col., 200064

; Garabedian et col., 200378). La surdité ou déficience auditive* entraîne de multiples difficultés au niveau linguistique et communicatif. Des études ont montré un décalage dans le temps et dans les délais d‟acquisition des systèmes linguistiques chez l‟enfant sourd même étant implanté précocement, par rapport aux systèmes linguistiques décrits chez l‟entendant (Cochard et col. 1998)79. Il en va de même pour l‟acquisition et le développement des aspects suprasegmentaux de la parole qui contribue à une diminution de l‟intelligibilité (Boothroyd et Decker, 1972 In Gilbert et Campbell, 1980)80. L‟enfant sourd n‟a pas accès aux éléments prosodiques dans la période normale d‟acquisition du langage, contrairement à l‟enfant entendant qui les perçoit et les utilise dès les premiers mois de sa vie. L'enfant déficient auditif ne perçoit pas les traits distinctifs propres à chaque phonème, il ne peut donc pas les reproduire. En raison de l'absence d'un retour auditif, l'enfant diminue ses productions tant qualitativement que quantitativement. Parallèlement à cette diminution d‟émissions, son intérêt pour la parole et le monde sonore décroit car il n'a pas de plaisir à interagir avec son interlocuteur.

Lorsque l‟apparition de la surdité se manifeste à la naissance ou de manière précoce, avant trois ans, l‟acquisition et le développement du langage et des fonctions auditives se trouvent fortement altérés. Il y a un nombre réduit de phonèmes, des erreurs articulatoires et un manque de maîtrise de l'intensité, du timbre et des qualités acoustiques des émissions vocales. Le mécanisme auditif joue donc un rôle capital sur le contrôle et la production de la parole et de la voix (Yates, 1963 In Hocevar-Boltezar et col., 2006)81. Certains auteurs affirment plus précisément que le canal auditif est le canal sensitif privilégié pour le traitement et le contrôle de la fréquence fondamentale de la voix et de la parole (Mallard et col., 1987 ; Angelocci et col., 1964 ; Nickerson, 1975 cités en Hocevar-Boltezar et col., 200681; Higgins et col.,

200382).

*

Le BIAP (Bureau International d‟Audiophonologie) recommande d‟utiliser le terme de « déficience auditive » plutôt que de surdité. Ceci en raison du caractère trop absolu du mot « surdité ».

La littérature concernant la caractérisation des productions vocales des enfants déficients auditifs est abondante et s‟intègre à différents axes de recherche largement développés depuis les années soixante.

Les premiers travaux ont été réalisés en langue anglaise. Ces études ont notamment mis l‟accent sur le rôle de la physiologie et de la maturation du mécanisme de la phonation dans

l’émergence des vocalisations, et sur le rôle important des informations acoustiques provenant de l’environnement (Lenneberg et col., 1965, 1967 ; Mavilya, 1972 ; Oller, 1980 ;

Maskarinec et col., 1981 ; Stark, 1980, 1983 ; Oller et col. 1985 ; Lynch et col., 1989 ; Oller et Eilers, 1988, 1992 cités en Lepot-Froment et Clerebaut, 1996, p. 37-43)83. Des divergences conceptuelles et méthodologiques à propos des paramètres retenus pour caractériser les productions sonores ont abouti et donné lieu à des résultats contradictoires, partiels, dans certains cas, contestables. Dans les pays francophones, « des conclusions abusives ont été

tirées de l’un ou l’autre de ces travaux » (Lepot-Froment et Clerebaut, 1996, p. 3883

). Toutefois, le consensus partagé par l‟ensemble de la communauté scientifique tend à poser que l‟enfant sourd vocalise indépendamment de l‟importance de sa déficience auditive.

D‟autres travaux ont porté sur l‟aspect phonologique, et plus précisément sur l’articulation et

l’intelligibilité de la parole de l‟enfant sourd. Ces recherches ont démontré, par exemple, les

différences quantitatives et qualitatives ainsi que les retards dans l‟acquisition du répertoire consonantique des enfants à déficience auditive moyenne, sévère et profonde de 4 à 18 mois et de 4 à 30 mois (Stoel-Gammon, 198384 in Hochberg et col. 1988, 198885, 199186 ; Stoel-Gammon et Otomo, 198687 ; Higgins, 200188 ; Seifert et col., 200289 ; Higgins et col., 200382). Les travaux de Stoel-Gammon et Otomo (1986) révèlent que les caractéristiques déviantes du babillage et de la production consonantique chez les enfants sourds ne doivent pas être attribuées uniquement à la perte d‟informations acoustiques en provenance de l‟environnement mais, également, à la perte de « feed-back » auditif. Le feedback auditif est un mécanisme de rétroaction permettant le retour auditif de l‟information acoustique produite lors de l‟émission vocale. Cette perte de feed-back entraîne une défaillance (dans une mesure inconnue, selon l‟auteur) du contrôle des mouvements articulatoires et affecte considérablement la motivation à produire des sons « pour le plaisir » (Lepot-Froment et Clerebaut, 199683).

D'autres études se sont penchées sur l‟analyse des éléments suprasegmentaux ou prosodiques des émissions vocales de l‟enfant sourd. Ces études ont permis d‟évoquer et d'introduire

quelques paramètres acoustiques par exemple, l‟intensité et la hauteur, intervenant dans la phonation et qui sont en rapport avec les signaux sonores perçus de la langue parlée dans une communauté (traits prosodiques). Certains chercheurs tels que Mounier-Kuhn et col. (1967)90 comparent la fréquence fondamentale moyenne des enfants entendants et des enfants sourds de 2 à 4 ans. Cette fréquence apparait comparable dans les 2 groupes mais avec des contours mélodiques perturbés dans le groupe d‟enfants sourds. Manolson (1972)91

met en évidence les altérations du contour intonatif représentées par des variations brusques de la hauteur et de l‟intensité des enfants sourds de 12 à 24 mois. La privation momentanée d‟information acoustique induit des perturbations de l‟espace tonal utilisé (Vinter, 1989)92

. Or, chez des enfants sourds appareillés plus âgés, la privation momentanée de la prothèse n‟affecte plus la qualité des émissions vocales chez ceux d‟entre eux qui manifestent une parole intelligible (Harmegnies, 1985 ; cités en Lepot-Froment et Clerebaut, 199683). Toutes ces études ont analysé les variations de quelques paramètres acoustiques et de leurs effets sur la perception de la parole de l‟enfant sourd dans un contexte linguistique. Mis à part le langage avec tout ce qu‟il comporte de syntaxe, de prosodie et d‟implicite, les paramètres physiques et physiologiques caractérisant la phonation de l‟enfant sourd n‟ont pas été exploités en recherche de façon exhaustive. En effet, un nombre moins important de travaux ont tenté de caractériser physiquement et/ou physiologiquement la voix de l‟enfant sourd sans circonscrire les paramètres comme des éléments prosodiques (Higgins et col., 200382 ; Seifert et col., 200289 ; Campisi, 200593).

Un autre axe de recherche assez développé relève de l'étude de l’apport des appareils de

correction auditive. Les avancées technologiques en ce domaine sont considérables proposant

différents types de prothèses auditives à caractéristiques particulières. Parmi les premiers travaux entrepris en France pour étudier les effets bénéfiques de l‟appareillage prothétique et de l‟entraînement auditif sur la parole et la voix, se trouvent les travaux de Périer (1987)94

, Vinter (198795, 1989) etBizaguet (1992)96. L‟étude de Kent et col. (1987)97a mis en évidence les particularités du comportement vocal de l‟enfant déficient auditif profond du groupe I, diagnostiqué à l‟âge de trois mois, appareillé et pris en charge au moment du diagnostic. Ce travail révèle le déplacement de l‟espace tonal dans les hautes fréquences avec des variations brusques de la fréquence fondamentale moyenne.

Les différents types de prothèses proposés pour rétablir la fonction auditive - acoustiques, vibro-tactiles ou électrophysiologiques - ont beaucoup évolué ces dernières décennies. Plus

particulièrement, l‟implant cochléaire*

, cette prothèse électrophysiologique a été développée depuis les années 70 (House, 1976 in Campisi, 200593). Grâce aux premiers résultats satisfaisants obtenus par l‟implantation cochléaire chez l‟enfant sourd (Portmann, 199298

; Dejean et col., 199299), les avancées technologiques continuent à proposer des prothèses plus performantes et plus adaptées aux besoins communicatifs de l‟enfant. Les résultats positifs à court, moyen et long termes ont encouragé de nouvelles recherches afin d‟envisager l‟implantation le plus précocement possible (Heath, 2001100

; James et col., 2004101 ; Spencer et col., 2004102 ; Manrique et col., 2004103 ;Lee et col., 2005104 ; Lesinski-Schiedat et col., 2004105, 2005106 ; Haensel et col., 2005107 ; Colletti et col., 2005108 ; Harrison et col., 2005109).

Initialement, le recours aux implants cochléaires était envisagé dans les cas de surdité totale chez les adultes dans le but de rétablir une fonction auditive d‟alerte. Actuellement, la prescription thérapeutique de cette technique s‟élargit aux enfants. On en fait bénéficier les enfants atteints de façon congénitale ou précoce de déficience auditive profonde et depuis peu, d‟une surdité sévère. De plus en plus, un grand nombre d‟enfants sourds bénéficient de l‟implant cochléaire. Le port de l‟implant permet aux enfants d‟avoir, au bout de quatre ans et du point de vue phonologique, des productions comparables à celles d‟enfants entendants (même si quelques phonèmes demeurent imprécis)**. D‟importants progrès se mettent en place vers trois ans d‟implantation (Flipsen et Colvard, 2006)110

. Quant à la voix, des améliorations ont été démontrées après six mois d‟implantation chez l‟enfant implanté avant l‟âge de quatre ans (Hocevar-Boltezar et col., 200581

).

D'autres axes de recherche développés dans le domaine de l‟implantation cochléaire concernent :

- l‟amélioration de la biocompatibilité des matériaux de l‟implant et les effets d‟une stimulation électrique efficace (Heid et col., 1998111),

- la miniaturisation des systèmes, la numérisation et le traitement du signal (Summerfield, 1996112),

- les aspects éthiques (Lane et Grodin, 1997113) et économiques de l‟implantation (Barton et col., 2004114 ; Sach et col., 2005115),

- les effets de l‟implant sur la fonction mentale de l‟enfant (Dumont, 1994116

; Yang et col., 2004117).

*

Nous présentons une description de cette aide auditive et les principes de fonctionnement dans le chapitre I.

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Nous ne rentrerons pas dans les détails de la description des différences phonologiques et les facteurs associés à ces différences car ce n‟est pas l‟objet d‟étude dans ce travail.