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Nous l’avons vu, le brevet tend à devenir un outil stratégique contre la concur- rence des médicaments génériques. Il peut aussi être utilisé contre les autres innova- teurs. Suite à l’intensification des dépôts de brevets, certains observateurs craignent en effet que les brevets n’entravent la promotion de l’innovation et la distribution des connaissances. Ils pourraient donc constituer une barrière à la recherche concur- rente. Cet aspect est particulièrement préoccupant en ce qui concerne les domaines où la société entière a un intérêt à rendre les connaissances technologiques publi- quement accessibles, comme c’est le cas des produits pharmaceutiques. Le pro- blème des “anticommuns”, qui décrit la situation où les résultats nécessaires à la réalisation d’autres recherches sont couverts par un grand nombre de brevets ap- partenant à diverses entreprises, illustre bien ce cas de figure (Heller & Eisenberg,

1998).27

Sur un plan plus général, Shapiro (2001) et Bessen (2003) montrent que les firmes peuvent construire des buissons de brevets (“thickets of patents”) pour em- pêcher l’entrée de concurrents. Pour Bessen (2003), les firmes établies dans des industries matures sont celles qui ont le plus intérêt à le faire. Afin de commercia- liser une nouvelle technologie de manière effective, les innovateurs entrant doivent alors se frayer un chemin à travers un épais buisson de droits de propriété intel- lectuelle entremêlés (Shapiro, 2001). La prolifération de brevets implique alors la négociation de nombreuses licences, augmentant ainsi les coûts de transaction qui deviennent socialement inefficaces. Bien que les entreprises aient un intérêt finan- cier à céder des licences, les potentiels bénéficiaires des licences ne peuvent pas toujours couvrir financièrement les droits de licence collective nécessaires. En fin de compte, le licenseur et le licencé sont tous deux gênés dans la poursuite de leurs efforts de R&D dans le domaine technologique breveté.

27Heller, M., Eisenberg, R., (1998). “Can patents deter innovation ? The anticommons in biome-

Ce type de stratégie a été analysé par Gilbert & Newberry (1982) qui montrent que des monopoleurs peuvent maintenir leur domination sur un marché en faisant des dépôts de brevets préemptifs. Leur analyse s’applique particulièrement bien au secteur pharmaceutique qui a souvent recours à l’“ever-greening”, méthode consis- tant à préempter l’expiration d’un brevet, et donc l’entrée des génériques, en in- troduisant sur le marché une nouvelle version du princeps (cf. infra). Ce type de comportement constitue sans aucun doute une externalité négative qui n’a pas de contre partie positive pour les consommateurs. Elle reste cependant difficile à dé- tecter ex-ante tant certaines innovations très incrémentales peuvent apporter des bénéfices thérapeutiques importants (Wertheimer & Santella, 2005).

Graham & Higgins (2005), qui analysent la corrélation entre brevets et succès à l’innovation, montrent que le facteur prédisant le mieux l’introduction de nou- veaux produits dans l’industrie pharmaceutique, devant les différentes mesures de dépôts de brevets, est la perte d’exclusivité sur un princeps. Ils concluent ainsi que les firmes pharmaceutiques agissent la plupart du temps stratégiquement en lançant de nouveaux produits. Lors de l’expiration d’exclusivité sur des produits antérieurs, l’étude montre que les firmes visent en moyenne une fenêtre des trois années au- tour de l’expiration d’un brevet pour lancer un nouveau produit ce qui, compte tenu du temps de développement normalement nécessaire, apparaît particulièrement ra- pide. En ce sens les laboratoires font donc une utilisation très souvent stratégique du brevet qui permet, par le lancement d’une nouvelle génération de produit, de rendre obsolètes les produits qui ne sont plus protégés. Graham & Higgins (2005) montrent alors que la relation entre brevet et approbation à la FDA s’est considé- rablement amoindrie depuis les travaux de Comanor & Scherer (1969) et que la relation entre R&D et nouveaux produits approuvés par la FDA est beaucoup plus faible qu’auparavant. Nous allons voir que le déclin de l’innovation et les stratégies qui lui font suite traduisent en fait la maturation de certaines technologies propres à l’industrie pharmaceutique et la mutation de ses méthodes de recherche.

4. LA MATURATION TECHNOLOGIQUE DU SECTEUR 33

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Un Déclin de l’Innovation Illustrant la Maturation

Technologique du Secteur ?

Les chiffres des “Rapports à la Nation” du Center for Drug Evaluation and Re-

search(CDER), organisme dépendant de la FDA (CDER, 2003-2005),28 illustrent

le déclin de l’innovation de l’industrie pharmaceutique et montrent les réponses stratégiques des laboratoires à l’opportunisme des producteurs de génériques.

En 2003, sur les 72 nouveaux médicaments autorisés à entrer sur le marché, seulement 21 étaient basés sur de nouvelles entités chimiques (le principe actif était donc nouveau dans moins d’un tiers des cas), le reste étant des re-formulations de produits déjà existants. La même année, 263 médicaments génériques furent autorisés à entrer sur le marché. En 2005, sur les 80 princeps autorisés, 20 seulement étaient de nouvelles entités chimiques (soit un quart seulement dont 2 issues des biotechnologies). Parallèlement, 344 nouveaux génériques sont aussi entrés sur le marché trahissant un déclin du renouvellement technologique qui va en s’aggravant. Plus globalement, entre 1990 et 2003, sur les 1 171 princeps qui ont été approuvés par la FDA, 400 seulement (34%) étaient de nouvelles entités chimiques et 771 (soit 66%) étaient des re-formulations. Des nouvelles entités chimiques qui ont été approuvées sur cette période, moins de la moitié (41%) a été jugée offrir des progrès thérapeutiques significatifs vis à vis des produits déjà présents sur le marché (au

regard du nombre d’évaluations accélérées proposé par la FDA).29

Beaucoup d’observateurs voient en ce déclin de l’innovation une phase de tran- sition technologique du secteur. Pour Cockburn (2006), les technologies de déve- loppement de médicaments basées sur la chimie ont commencé leur essor à la fin des années 1960 et ont connu leur apogée entre la fin des années 1980 et le début des

28L’ensemble des rapports, depuis 1996, est consultable ici :

http://www.fda.gov/cder/ archives/default.htm

29La FDA permet des procédures d’évaluation accélérées pour les médicaments qui offrent des

années 1990. C’est à ce moment que les médicaments basés sur la biologie molé- culaire apparaissent parallèlement au déclin des technologies basées sur la chimie. Ce déclin s’est notamment illustré par une diminution de la productivité montrant que les principales découvertes ont déjà été faites et que les découvertes restantes sont mineures. Cette mutation suit un processus bien connu de la transformation industrielle, celui de la “courbe en S” : une technologie émergente est initialement peu performante puis se développe rapidement jusqu’à son seuil de maturation où une nouvelle vient la remplacer. Nous allons maintenant comprendre la nature de cette transition qui explique d’une part le déclin de la pharmacie “traditionnelle” et d’autre part l’essor des biotechnologies et de la biopharmacie.