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Les prédictions relatives à l’hypothèse de l’“innovation gap”, ou aux capacités d’absorption, ont généralement recours au brevet comme proxy du capital d’in- novation. Cependant, la tendance pro-brevet des tribunaux américains peut avoir renforcé le rôle que les brevets jouent, en tant qu’“instruments légaux d’exclusion”,

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dans les stratégies d’acquisition, et cela pour au moins deux raisons complémen- taires.

Premièrement, l’accroissement des revendications de droit d’exclusivité asso-

cié aux dépôts de brevets a augmenté la valeur économique de ces derniers.13 Par

exemple, les réformes en faveur du brevet qui ont été adoptées aux États-Unis dans le milieu des années 1980 ont permis à d’importantes firmes comme IBM ou Texas

Instruments d’avoir des pratiques de dépôts intensifs afin de bénéficier de rede-

vances (ou royalties) parfois très substantielles. Inversement, dans l’industrie phar- maceutique, les brevets détenus par de petites firmes de biotechnologies conduisent les grands laboratoires à consacrer de plus en plus de ressources à l’acquisition de licences pour pouvoir intégrer certains composants nécessaires au développement d’un médicament (Nicholson et al. 2002 ; Reuters, 2004). Des éléments empiriques révèlent aussi un affaiblissement du pouvoir de négociation des grands laboratoires, affaiblissement imputable à leurs retards en termes de maîtrise du changement tech- nologique, au nombre croissant de laboratoires cherchant à prendre part au dévelop- pement de la recherche en matière de biotechnologies et aux ressources croissantes dont disposent les firmes de biotechnologies (Reuters, 2004). Dans ce contexte, les laboratoires pharmaceutiques pourraient trouver préférable de racheter directement ces petites firmes plutôt que payer des licences pour certaines de leurs innovations. Les revenus totaux générés par les licences seraient de plus transférés à l’acquéreur. L’opération pourrait ensuite accroître les capacités de négociation du propriétaire du brevet tout en créant des synergies dans la gestion conjointe des deux portefeuilles. Sur un plan plus stratégique, la firme pourrait aussi mieux contrôler la diffusion des innovations (notamment aux concurrents). Enfin, l’intégration de la cible au sein de la structure organisationnelle de l’acquéreur (qui implique une réorganisation) pourrait augmenter la productivité de l’entité formée par les deux entreprises. Ce 13Voir notamment la présentation du Patent Term Restoration Program, et son implication pour

l’industrie pharmaceutique, proposée par la FDA ; http://www.fda.gov/cder/about/ smallbiz/patent_term.htm

dernier point permettrait en effet de contourner les inefficacités potentielles liées aux alliances et aux cessions de licences dont le taux d’échec est très important

(Kogut, 1989 ; Bleeke & Ernst, 1993).14

Secondement, l’orientation “pro-brevet” des tribunaux américains (voir les tra- vaux de Shapiro et notamment Shapiro, 2001, 2007), combinée avec le dévelop- pement des nouvelles technologies comme les semi-conducteurs, les logiciels, les télécommunications ou les biotechnologies, a conduit à une explosion sans précé- dent des dépôts de brevets (Hall, 2005). A la fois causes et conséquences de cette explosion, les incitations à breveter et à détenir d’importants portefeuilles de bre- vets se sont fortement accrues (Cohen et al., 2000). En effet, étant donné la forte propension à déposer des brevets et la complexité croissante des innovations dans les industries de haute technologie, les coûts, mais aussi les risques juridiques, liés aux programmes de R&D (à cause notamment des chevauchements potentiels des revendications de propriété intellectuelle) ont augmenté de manière substantielle. Dans ce contexte, un portefeuille de brevets important prémunit la firme qui le dé- tient de longues procédures en contrefaçon dans la mesure où elle dispose d’un fort pouvoir de négociation (pour des accords de licences notamment) permettant de trouver facilement des issues favorables au conflit (Hall & Ziedonis, 2001 ; So- maya, 2003 ; Ziedonis, 2003 ; Lanjouw & Schankerman, 2004b). Le corollaire à ce type de pratiques reste qu’une telle incertitude juridique conduit certains projets de R&D à ne jamais être envisagés ou menés à leurs termes. La capacité des firmes à explorer différents champs de recherche sera donc finalement favorisée par l’assu- rance qu’une protection a déjà été obtenue dans ces différents segments. La déten- tion d’un portefeuille de brevets important peut aussi avoir un effet multiplicatif sur la gamme des innovations potentielles. En effet, d’importants portefeuilles de bre- vets peuvent encourager des innovateurs entrants à combiner leurs inventions avec 14Plusieurs études ont en effet soulignées un taux important d’échecs dans les accords de licences

entre laboratoires pharmaceutiques et firmes de biotechnologies (Voir Reuters, 2004 pour un rapport chiffré ainsi que Kale et al. 2002 et les articles qui y sont cités pour obtenir plus de détail sur ce point).

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celles du détenteur du portefeuille plutôt qu’à développer leurs propres marchés de niche (Lerner, 1995). Au final, un important portefeuille de brevets peut aussi amé- liorer le pouvoir de négociation de son détenteur lorsque des accords de licences sont en négociation. Les détenteurs de petits portefeuilles de brevets peuvent aussi chercher à acquérir d’autres entreprises afin d’accroître la taille de leur portefeuille de brevets pour mieux exploiter son potentiel.

L’application empirique de l’hypothèse du portefeuille de brevets aux opéra- tions d’acquisitions dans l’industrie pharmaceutique reste cependant ambiguë et la littérature est plutôt contrastée (Dratler, 2006 ; Graham & Higgins, 2006 ; Epstein & Kuhlik, 2006). En effet, cette hypothèse semble surtout pertinente dans les indus- tries dites “complexes”, c’est à dire les industries au sein desquelles les nouveaux produits, ou processus, comprennent de nombreux éléments différents brevetables séparément (Merges & Nelson, 1990, Cohen et al., 2000 ; Sampat, 2006). A l’in- verse, les molécules chimiques sont généralement constituées d’un nombre très li- mité d’éléments brevetables (souvent il y en a d’ailleurs qu’un seul). L’explosion des dépôts de brevets par unité de R&D investie est d’ailleurs restée relativement

modérée dans l’industrie pharmaceutique.15 Certains sous-segments de l’industrie

pharmaceutique correspondent néanmoins de plus en plus au concept d’industrie “complexe”. C’est le cas depuis toujours des instruments médicaux (diagnostic, imagerie médicale ou encore optique), des procédés de production ou les biotech- nologies. Dans le cas de la bio-pharmacie (qui applique la biotechnologie à la re- cherche et au développement de nouveaux médicaments), la combinaison de plu- sieurs composants (ou processus) brevetables est le fondement même des nouvelles techniques de recherche. C’est par exemple le cas lors de l’application de concepts 15Entre 1986 et 1993, le nombre de brevets par million de dollars investi en R&D est passé de

0,2 à 0,3 dans les semi-conducteurs tandis qu’il est passé de 0,2 à 0,1 dans l’industrie pharmaceu- tique (Hall & Ziedonis, 2001). Il faut rappeler néanmoins que, dans le cas spécifique de l’industrie pharmaceutique, les coûts de R&D ont aussi fortement augmenté sur la même période (Il coûterait en effet aujourd’hui près d’un milliard de dollars pour développer un nouveau médicament, contre environs $180 millions au début des années 1980) ; voir aussi la revue de littérature du chapitre précédent sur ce point.

intégrant des fragments génétiques, ou de la biogénique, à des procédés pharma- ceutiques (c’est la thérapie génique). En outre, les médicaments ont toujours fait appel à des composants purement chimiques dont les combinaisons, qui sont de plus en plus fréquentes, rendent les innovations pharmaceutiques de plus en plus “complexes” (voir l’introduction générale pour plus de détails et des statistiques sur les re-formulations et combinaisons de molécules). Enfin, le fait que les labo- ratoires pharmaceutiques déposent de plus en plus de brevets sur les différentes applications d’une molécule, le procédé de fabrication d’un médicament, ou encore ses potentielles déclinaisons, rend aussi le nombre de brevets par produit de plus en plus important (voir notamment Graham & Higgins, 2006 et Combe & Haug, 2006).

Plus globalement, les exemples d’acquisitions motivées par le brevet sont abon- dants. L’acquisition par Yahoo d’Overture en juillet 2003 a été notamment, au moins partiellement, motivée par l’ampleur grandissante du portefeuille de brevets des

concurrents Google, Microsoft et Amazon.16Dans l’industrie pharmaceutique, l’ac-

quisition de Denditric Nanotechnologies (DNT) par StarPharma en 2006 était ap- paremment motivée par la volonté de créer le portefeuille de brevets le plus im- portant dans le domaine de recherche concerné (celui du virus HIV) créant ainsi un important potentiel de blocage de l’activité de recherche des concurrents et atti- rant des laboratoires pharmaceutiques plus importants dans de nouvelles opérations

de F&A.17 Jusqu’ici, les éléments empiriques mettant en évidence ces stratégies

restent plutôt rares. Sur un plan académique, alors que différentes études incluent les stocks de brevets dans les régressions évaluant la propension des firmes à ac- quérir ou à être rachetées, il n’y en a pas (à notre connaissance) qui distinguent l’effet du portefeuille de brevets de celui du capital technologique des firmes. Les estimations de Marco & Rausser (2001) indiquent, pour le cas de l’industrie agri- cole, que les acquisitions sont principalement le fait de firmes dont le portefeuille

16Voirhttp://news.com.com/2100-1024_3-1027084.html

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de brevets manque d’efficacité en termes d’applications commerciales et visent des firmes disposant de brevets ayant d’importants débouchés industriels. Graff et al. (2003) complètent ces résultats en observant que les entreprises agricoles ont sou- vent recours aux acquisitions pour détenir des brevets dans des champs distincts mais généralement complémentaires.

2

Présentation des Données et de la Méthodologie

2.1

Bases de données

La base de données utilisée dans cette étude combine, au niveau individuel, des informations économiques et financières ainsi que des données de brevet. La juxtaposition de ces différentes sources de données a été possible, comme dans le précédent chapitre, grâce à l’utilisation du code CUSIP des firmes (Committee on

Uniform Security Identification Procedure).18Dans une première étape, nous avons

collecté les informations sur les opérations de F&A impliquant au moins une firme pharmaceutique (selon la base de F&A de la SDC) durant la période 1978-2002. Ces acquisitions sont définies comme des transactions impliquant un acquéreur ne détenant pas plus de 50% des droits de vote de la cible avant l’opération et obtenant au moins la majorité de ces droits de vote ensuite. Ces données sont fournies par

la Thomson Financial’s Securities Data Corporation (SDC).19Les firmes pharma-

ceutiques sont identifiées à partir du descriptif d’activité proposé par la SDC ainsi que par des variables sectorielles (cf. infra).

Les variables économiques et financières sont ensuite extraites de la base Stan- dard and Poor’s Compustat. Seules les firmes cotées sur un marché américain y sont 18L’identification par le code CUSIP des firmes recensées dans la base de brevets du NBER (où

chaque firme est identifiée par un code assignee) est possible, mais non exhaustive, grâce au “Patent Name-Matching Project” de B. Hall, régulièrement mis à jour à l’adresse suivante : http:// elsa.berkeley.edu/~bhhall/pat/namematch.html

19On retrouve aussi cette source dans la littérature sous son ancien nom, Thomson One Banker

représentées. Plusieurs de nos variables indépendantes, comme le stock de R&D, le Q de Tobin ou les variations de la valorisation boursière des firmes, sont construites à partir des informations Compustat. Chaque variable est corrigée de l’inflation sur la période 1978-2002 en utilisant l’indice de prix de l’OCDE (normalisé à 100 en 2002). Ces données sont fusionnées avec l’échantillon de firmes, acquéreurs et cibles, de la SDC. Nous ajoutons aussi les firmes ne participant pas à une opéra- tion de F&A mais étant identifiées comme des firmes pharmaceutiques à partir du code SIC (Standard Industrial Classification) 283x par Compustat (“Medicinal che- micals and botanical products”, “Pharmaceutical preparations”, “In vitro and in vivo diagnostic substances”, “Biological products except diagnostic substances”). La classification industrielle de la SDC propose une définition relativement large de l’activité pharmaceutique lorsque l’on extrait les opérations de ce secteur. Par conséquent, toutes les firmes recensées de la base utilisée dans nos régressions n’appartiennent pas aux catégories SIC 283x. Une part importante de ces firmes appartient à l’industrie des appareils et instruments médicaux (codes SIC 3841-45), le reste des firmes étant généralement d’importants groupes présents dans de nom- breuses industries (dont celle du médicament) mais dont l’activité principale n’est pas la conception de médicaments. Rappelons notamment que l’activité “chimie” de certaines firmes domine parfois l’activité pharmaceutique. C’est le cas par exemple de American Cyanamid, DuPont de Nemours, Hoechst ou encore ICN Biomedicals

Inc. qui, comme beaucoup d’autres firmes connues du grand public, sont classées

dans le secteur “Chemicals” (code SIC 2800). Cette proximité de la pharmacie avec la chimie reflète surtout les pratiques de “random screening” qui impliquent une forte activité en chimie (voir Adam, 2005 et Cockburn et al., 1999 et l’introduc- tion générale pour une description détaillée de modes de recherche dans l’industrie pharmaceutique et de leurs évolutions). Cette proximité entre la chimie et la phar- macie s’illustre dans des groupes comme Rhône-Poulenc qui, spécialisés en chimie fine, a développé une branche pharmacie et l’a développée avec l’acquisition de Hoeschst pour devenir Aventis (qui suite à sa cession à Sanofi-Synthélabo est de-

2. PRÉSENTATION DES DONNÉES ET DE LA MÉTHODOLOGIE 129

venu Sanofi-Aventis). Il apparaît aussi que les fabricants de produits génériques ne sont généralement pas classés dans les secteurs SIC 283x. Finalement, un examen individuel des firmes de notre panel nous a révélé que les différentes classifications sectorielles font souvent valoir la diversification des firmes dans des domaines qui restent malgré tout connexes à l’industrie pharmaceutique. Ce dernier point nous semble d’ailleurs particulièrement intéressant pour l’étude des F&A et nous pren- drons en compte la diversité des classes technologiques couverte par les firmes soit avec les brevets, soit avec les classifications SIC.

L’échantillon ainsi obtenu a finalement été fusionné avec la base de brevets du NBER (Hall et al., 2001) qui a été mise à jour avec les brevets déposés jusqu’en

2002.20Nous avons ensuite compté, pour chaque brevet, le nombre de brevets cités

(backward citations ou citations faites) et le nombre de brevets le citant (forward

citationsou citations reçues) afin de définir des indicateurs de “qualité” des brevets

basés sur leur influence et leur dépendance technologique. Notons que nous avons considéré ici tous les brevets déposés par les firmes, quelles que soient les classes technologiques concernées. Nous établirons des groupes de classes technologiques par la suite.

A la fin de ce processus, l’échantillon contient 409 firmes (dont 266 acquéreurs) qui, entre 1978 et 2002, présentent 660 opérations du point de vue des acquéreurs et 162 du point de vue des cibles. Il apparaît donc que certaines firmes font plusieurs acquisitions, phénomène pris en compte dans les équations des acquéreurs.