• Aucun résultat trouvé

1 L’utilisation par les avocats généraux du raisonnement constitutionnel

286. Il ressort des avis QPC que les avocats généraux utilisent les méthodes constitutionnelles. La pratique régulière du filtrage des questions familiarise les avocats généraux avec les modes de raisonnement de Montpensier qu’ils ont fini par adopter, tout comme leurs homologues du siège : « il est de nombreuses hypothèses où les juridictions suprêmes ont investi totalement le contrôle de constitutionnalité des dispositions législatives contestées. Elles ont alors décortiqué les textes de la même façon que l’aurait fait le Conseil constitutionnel ou utilisé les mêmes techniques que les juges de la rue de Montpensier402 ».

287. Le plan des avis des avocats généraux reprend le plus souvent la structure du raisonnement constitutionnel : « Il y a donc lieu d’examiner si l’atteinte ainsi apportée est commandée par des exigences d’intérêt général (1) et si elle est proportionnée au sens large du terme aux objectifs poursuivis (2403) » ; « Les principes dégagés en la matière par le Conseil

401Sur la notion de « méthode » du juge : Y. GAUDEMET, Les méthodes du juge administratif, Paris : LGDJ- Lextenso, 2014, p. 35 et s. ; p.71 et s. Appliqué au Conseil constitutionnel : V. GOESEL-LE BIHAN, Contentieux

constitutionnel, Paris : Ellipses, 2010, p. 145 et s.

402G. TOULEMONDE, I. THUMEREL, D. GALATI, « Les juridictions suprêmes renforcées dans leur office de cour suprême », in : La QPC, le procès et ses juges. L’impact sur le procès et l’architecture juridictionnelle, Paris : Dalloz, 2013, p. 287.

403 Avis de l’avocate générale PENICHON, cass. com., QPC n° 12-24.878 pour l’audience du 12 mars 2013, n°373.

142

(A) constituent un guide pour l’appréciation de la disposition critiquée (B404) » ; « on doit se

demander en quoi la différence de traitement fondée sur cette différence de situation est en rapport avec l’objet de la loi qui l’établit405 ». La structure des avis se rapproche de celle des

décisions du Conseil constitutionnel, contrairement aux décisions de filtrage au sein desquelles le sérieux de la question n’est pas aussi détaillé.

288. Les formulations propres au contentieux constitutionnel sont employées par les avocats généraux, sans guillemets ni référence, témoignant de leur intériorisation : « L’atteinte portée aux conditions d’exercice du droit de propriété est-elle justifiée par un motif d’intérêt général ? Apparaît-elle proportionnée à l’objectif poursuivi406 ? » ; « Le motif du licenciement, la taille

des entreprises, sont-ils des critères objectifs en rapport avec l’objet de la loi407 ? » Ou encore

« Toute la question est de savoir si cette restriction au droit d’accès au juge est justifiée par des considérations particulières et si elle est proportionnée408 », « la restriction apportée au droit de

propriété par l’article 918 du code civil n’a pas un caractère de gravité qui dénature le sens et la portée de ce droit409 ».

289. Maniant les méthodes constitutionnelles avec familiarité, certains avocats généraux en adoptent les réflexes, suggérant la transposition de solutions dégagées par le Conseil constitutionnel à des cas similaires. À titre d’exemple, à propos d’une QPC portant sur une disposition prévoyant l’impossibilité pour le mis en cause d’être confronté au témoin anonyme l’incriminant avant le procès, l’avocat général suggère l’application d’une décision portant sur un domaine voisin :

« Il est inévitable d’opérer un parallèle avec la décision du Conseil constitutionnel relative à la géolocalisation : la loi prévoit que, pour des raisons tenant à la sécurité de la personne chargée de poser un dispositif de géolocalisation (qui n’est pas nécessairement un policier mais peut-être un indicateur), il est possible, avec l’autorisation du juge des libertés et de la détention, de garder secrets les éléments

404Avis de l’avocate générale PENICHON, cass. com. QPC n°14-40.011, pour l’audience du 1 avril 2014, n° 245. 405Avis de l’avocat général MOLLARD, cass. com., QPC n°13-40.035 pour l’audience du 9 juillet 2013, n° 265. 406Avis de l’avocat général SARCELET, cass. civ.1, QPC n° 13-16.511, 2012, n° 412.

407 Avis de l’avocate générale BEAUPUIS, cass. civ.2, QPC n° 14-40.012 pour l’audience du 29 avril 2014, n° 161.

408Avis de l’avocat général DESPORTES, cass. crim. QPC n°13-90.020 pour l’audience du 21 août 2013, n°431. 409Avis de l’avocat général SARCELET, cass. civ.1, QPC n° 13-16.511, 2012, n° 412.

143 permettant de préciser les conditions de la pose du dispositif. Le Conseil constitutionnel a toutefois invalidé la disposition du projet de loi selon laquelle une condamnation ne pouvait être prononcée sur le seul fondement du dispositif installé dans ces conditions, signifiant ainsi que n’était pas conforme une disposition permettant de recueillir des informations de manière anonyme et appelées à le rester, même conjuguées avec d’autres éléments. [Cette décision] interdit de regarder la question comme dépourvue de sérieux410 ».

290. L’avocat général semble appliquer la solution retenue par le Conseil constitutionnel en matière de géolocalisation à la question de la protection du témoin anonyme. Suivant la même logique, certains avocats généraux préconisent l’application d’une réserve d’interprétation dégagée par le Conseil constitutionnel à un cas semblable :

« Malgré les garanties proposées par l’article 13-17, le Conseil constitutionnel a émis une réserve d’interprétation : ‘que toutefois, les dispositions contestées ne sauraient, sans porter atteinte aux exigences de l’article 17 de la Déclaration de 1789, avoir pour effet de priver l’intéressé de faire la preuve que l’estimation de l’administration ne prend pas correctement en compte l’évolution du marché de l’immobilier ; que, sous cette réserve, elles ne portent pas atteinte’. La réserve du Conseil constitutionnel relative à l’article 13-17 ne pourrait-elle pas être envisagée ici pour les dispositions de l’article 13-16 alinéa 1 contraignant le juge à prendre pour base, selon certaines conditions, les accords amiables ? Est-il possible, en effet, d’affirmer que les conditions déjà posées (en nombre de propriétaires et en étendues de surfaces), commandant strictement l’application du texte et formant autant de garanties pour l’exproprié, pêchent par leur insuffisance ? Conviendrait-il, ici aussi, de prévoir une réserve d’interprétation de manière à s’assurer que le texte légal n’aboutisse pas à ‘priver l’intéressé de faire la preuve que l’estimation - ici les accords amiables - ne prennent pas correctement en compte l’évolution du marché de l’immobilier411’? ».

410 Avis de l’avocat général BOCCON-GIBOD, chambre criminelle, QPC n°14-84.333 pour l’audience du 18 mars 2015, n°169.

411 Avis de l’avocat général BAILLY, cass. civ.3, QPC n° 14-40.044 pour l’audience du 16 décembre 2014, n° 419.

144

291. Franchissant encore une étape dans l’appropriation de la technique constitutionnelle des réserves d’interprétation, certains avocats généraux préconisent d’émettre une réserve directement au stade du filtre. Par exemple, dans une QPC par laquelle les requérants contestaient une interprétation hypothétique de la loi qui leur serait défavorable, l’avocat général considère que : « une telle interprétation serait contraire à l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 consacrant le principe de nécessité des peines et celui qui en découle de la rétroactivité in mitius », et propose de s’en prémunir sans renvoyer la question au Conseil constitutionnel :

« Cette difficulté peut, à mon sens, être réglée par la Cour de cassation et ce d’autant qu’il s’agit nécessairement d’un contentieux en voie d’extinction. Je suis donc au non- lieu à renvoi sur la base d’une réserve d’interprétation selon laquelle il serait énoncé que l’expression ‘condamnation prononcée antérieurement à l’entrée en vigueur de la présente loi’ doit s’entendre comme ‘condamnation devenue définitive antérieurement à l’entrée en vigueur de la présente loi412’ ».

292. Si la question de la légitimité du juge du filtre à réaliser une réserve d’interprétation peut se poser, la proposition de l’avocat général illustre sa maîtrise des techniques constitutionnelles. Cette familiarité a naturellement conduit les avocats généraux à enrichir les méthodes constitutionnelles de leurs propres interprétations.

Outline

Documents relatifs