L’insertion des TIC dans notre environnement à eu, très tôt, un sens équivoque. Si pour
certains, l’Internet et les autoroutes de la communication sont une chance de sortir de
l’entropie - et même une possibilité de vivre des réalités choisies au rebours de celle dictées
par le « système » -, il y a un revers. Leur usage peut revêtir des aspects moins
enthousiasmants car le lien, notamment social, que l’on espérait créer comporte certaines
limites.
Pourtant, le mouvement des hippies, qui désacralise l’utilisation de l’Internet à ses débuts,
prône, d’une certaine façon, un rapprochement des individus. Dominique Cardon, dans sa
préface au texte de Fred Turner, parle de Brand Steward comme de celui qui a réussi quelque
chose d’extraordinaire: il a réalisé l’exploit de connecter le milieu très fermé d’Internet et le
monde des artistes et des entrepreneurs. En effet, dans le mouvement de Brand Stewart, il y a
une revendication d’appropriation des ordinateurs, au point d’en faire un usage qui va faire
plus que rivaliser avec le LSD (la drogue). Les ordinateurs et leur usage vont occuper une
place importante dans les activités des hippies puisqu’ils ont ainsi l’occasion de « transformer
la politique en une expérience à petite échelle »
122. Leur motivation est aussi dictée par le
« refus de la verticalité »
123. Brand Stewart réussit ce pari notamment à travers son magazine
« Whole Earth Catalogue » qui présente les sciences et les nouvelles technologies. A travers
cette action, Internet remplit clairement une fonction de cohésion sociale.
L’ouverture d’Internet au monde des artistes (et aux autres types d’usagers) se prolonge et
s’étend à tous. Mais la dimension de groupe qui caractérise cette première démarche (hippie)
implique déjà une difficulté quant à la réalisation effective d’un objectif qui se veut
transcendant : le village planétaire. Certains autres exemples de groupes d’utilisateurs
d’Internet comportent, encore aujourd’hui, cette dimension. Nous y reviendrons.
Philippe Breton, quant à lui, nous propose –à travers ces travaux sur l’usage d’Internet et des
nouveaux outils de communication - des analyses pertinentes, notamment sur les aspects qui
font penser que la communication serait une valeur sûre en réponse à la barbarie humaine.
122 TURNER Fred , Aux sources, de l’utopie numérique. De la contre-culture à la cyberculture, Steward Brand,
un homme d’influence, Caen, éditions C& F, 2012 ; 425p.
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Dans L’utopie de la communication
124Philippe Breton revient, en effet, sur les origines de
l’espoir nourri par l’idée selon laquelle la communication serait un outil salvateur contre ‘‘le
mal’’. La communication est perçue donc comme l’objet d’une nouvelle valeur indispensable
dans un contexte où, précisément, les valeurs humaines sont durement éprouvées (Philippe
Breton p32). Cette nouvelle valeur, d’ouverture et de partage, est une réponse à l’intériorité
qui rime avec individualisme. La communication serait donc une porte vers le lien social :
La nouvelle utopie fournit en effet une métaphore alternative à l’homme « dirigé de
l’intérieur » : l’ « homme nouveau », l’homme moderne, est d’abord un « être
communicant ». Son intérieur est tout entier à l’extérieur. Les messages qu’il reçoit ne lui
viennent pas d’une intériorité mythique mais plutôt de son « environnement ». Il n’agit pas, il
réagit, et il ne réagit pas une action, il « réagit à une réaction ». Breton précise ‘‘c’est ainsi
que Gregory Bateson (la double contrainte
125) définit le lien social)
126.
Dans ses travaux, Philippe Breton s’emploie à discuter certains aspects du discours qui
accompagne l’usage des TIC. Pour lui, plus que des outils, il s’agit du contenu et de l’usage
que l’on en fait.
La réflexion que nous avons choisi de mener dans ce travail de thèse consiste à voir dans
quelles mesures les TIC - insérées dans le processus du développement - peuvent contribuer à
une plus grande cohésion sociale. Aussi, un discours qui consiste à interroger ces outils dans
le sens de leur usage nous paraît pertinent.
Dans Le culte de l’Internet, Breton précise qu’il prend position contre une manière de faire
qui consiste à imaginer que les nouveaux outils de communication et de transport de
l’information sont la solution aux problèmes sociaux. Son argumentation consiste précisément
à montrer que le corps est central dans les échanges entre individus et que communiquer ou
faire confiance aveuglément aux TIC, c’est comme « communiquer sans voir ou sans
entendre ». C’est l’usage que l’on fait d’Internet qu’il remet en question, ainsi que l’idée
consistant à croire que les TIC offrent une gratuité d’accès au savoir et à la culture. De ce
point de vue, il semble nécessaire de le rejoindre, quand on sait que les outils de vulgarisation
culturelle fleurissent sur la toile, mais que la gratuité et la qualité des contenus diffusés sur la
124 BRETON Philippe, L’utopie de la communication, Paris, la Découverte, 1997, 171 p
125 Théorie apparue dans les années 1956 faisant état de deux contraintes qui avec un choix qui n’en est pas un : que je choisisse la solution A ou la solution B, je serai perdant de toute manière.
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toile sont relatives. Les formations en ligne connaissent un vrai essor mais ne sont pas
toujours gratuites et peuvent même être onéreuses. On peut aisément suivre une formation à
distance, passer son examen et obtenir son diplôme, mais cela a un prix : il faut se procurer les
ouvrages (eux ne sont pas virtuels et ils ont un coût non négligeable) et il faut payer sa
participation à l’examen. Il faut, par ailleurs, disposer d’une capacité d’autonomie dans
l’apprentissage pour atteindre les objectifs de la formation dans la durée et associer au plus
vite le savoir théorique acquis en ligne à une mise en œuvre effective garantissant
l’appropriation.
Philippe Breton revient sur le caractère parfois sulfureux des industriels qui ont su tourner à
leur avantage cette nouvelle frénésie. Une frénésie nourrie et entretenue par un discours
d’accompagnement mis en lumière par Philippe Breton (dans l’interview accordée à la revue
le Diable probablement) :
Je crois d’abord, qu’il faut distinguer les nouveaux outils de circulation de l’information et
de la communication dont Internet, et ce que j’appelle les ‘‘discours d’accompagnement’’ qui
leur donnent une signification. Tous les changements techniques concrets ont été
accompagnés d’un discours social. J’ai essayé de travailler ces deux niveaux en évaluant
d’abord ce qu’apporte l’outil, mais surtout en analysant le discours qui l’accompagne. Ce
discours est très optimiste et véhicule l’idée selon laquelle les nouvelles technologies, bonnes
par nature, seraient à la source d’un changement de civilisation. C’est un discours
monolithique et parfois irrationnel, qui préconise l’utilisation de toutes les possibilités
qu’elles offrent.
127.
Philippe Breton n’est évidemment pas le seul à poser un regard critique cette question.
L’objet des travaux de la commission française pour l’UNESCO
128(rapport final dirigé par
Yves Poullet
129) portait notamment sur « [...] (l’analyse des opportunités offertes par les TIC,
des conflits d’intérêts éventuels et recommandations en vue de mettre en place une
gouvernance fondée sur l’implication de toutes les parties prenantes et le partage des
127 Cf. Interview Pour une culture d’internet, propos recueillis par Olivier Putois et Aurelie Pfauwadel (pp 91-92) pp 91 99.
128 Ethique et droits de l’homme dans la société de l’information, Actes, synthèses et recommandations, conférence de la région Europe. Organisée par la Commission française pour l’UNESCO en coopération avec l’UNESCO et le Conseil de l’Europe, 13-14 septembre 2007, Strasbourg
129 Professeur, Directeur du Centre de Recherche Informatique et Droit des Facultés universitaires Notre Dame de la Paix à Namur (Belgique)
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responsabilités) [...]»
130. Une rencontre qui s’est soldée par 18 recommandations (en dehors
des actes du colloque).
De façon générale, les travaux des participants ont souligné le fait que la culture revêt un
caractère universel à travers l’usage des TIC. La question de l’éthique et les conditions
requises pour une utilisation optimale des TIC ont été au centre des débats. L’insertion, seule,
des TIC dans nos pratiques quotidiennes ne garantit pas l’ouverture et la réussite d’un projet
qui se veut inclusif, il faut en modeler l’usage.
Jean-Gabriel Ganascia (un participant aux travaux ci-dessus cités) précise qu’il faut un certain
nombre de conditions pour réussir ce pari (les conditions matérielles, les conditions
économiques, les conditions culturelles, condition liées aux conditions des communications
etc.). Outre le droit à la déconnexion, le respect des différents registres de communication, il
traite de la question de la société de la connaissance avec un sous point sur l’Education pour
et par les technologies
131. Concernant le point sur la société de la connaissance, il écrit :
L’information correspond à une notion technique ; elle est le support de nos échanges, [...] ;
elle est aussi le véhicule de connaissances. Et si la société de l’information est souhaitable, ce
souhait ne tient pas tant à l’ampleur des flux d’informations transmis qu’au savoir qu’ils
mettent à notre disposition. Ce à quoi nous aspirons, ce n’est donc pas vraiment à une société
de l’information, car l’information est une notion technique, mais à une société de la
connaissance. Or la différence entre information et connaissance tient essentiellement à
l’interprétation : l’information reste neutre ; on la quantifie ; on l’accumule ; on la range ; en
revanche la connaissance présuppose un sujet –présent ou en puissance-capable d’interpréter
[...]
132L’usage des TIC dans ce que Ganascia nomme la « société de la connaissance » implique
aussi - nous le suivons sur ce point - de tenir compte de la nuance entre information et
connaissance. La réflexion qui porte sur l’usage des TIC est liée à celle de l’appropriation car
la connaissance accessible via ces nouveaux outils implique de se familiariser avec de
nouvelles habitudes. A cet effet, l’éducation apparaît comme un élément lié à l’appropriation
des TIC. Nous reviendrons sur la question de l’appropriation dans la troisième partie de ce
130POULLET Yves cf. ‘’Ethique et droits de l’homme dans la société de l’information’’, Actes, synthèses et recommandations, conférence de la région Europe. Organisée par la Commission française pour l’UNESCO en coopération avec l’UNESCO et le Conseil de l’Europe, 13-14 septembre 2007, Strasbourg, p 5
131 Op -19-29
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travail. Disons seulement qu’il est nécessaire d’être éduqué à l’utilisation des nouveaux outils
d’information et de communication. C’est une question que Jean-Gabriel Ganascia aborde en
parlant d’éduquer pour et par Internet :
A ce propos notons que dans beaucoup de pays développés, des hommes politiques crurent
longtemps que les technologies remplaçaient les enseignants et que chacun pourrait se former
par lui-même. Or, avec le temps, nous nous apercevons que si Internet se présente comme un
outil extraordinaire d’accès à la connaissance, il présuppose une formation préalable. De ce
point de vue, la fracture numérique se creuse entre ceux qui ont le moyen de tirer le meilleur
de la connaissance disponible et ceux qui ne disposent pas de l’outillage intellectuel pour la
saisir. Or les technologies de l’information et de la communication et de la connaissance ne
dispensent pas les états de leur rôle dans la formation. L’éducation aux technologies, certes,
mais aussi l’éducation générale, doit être, plus que jamais, une priorité dans la société de
connaissance
133.
L’insertion des TIC pose une autre question: c’est la question de l’éthique, qui détermine la
forme de l’usage que l’on fait ou que l’on fera de ces outils censés nous accompagner dans
chaque tâche quotidienne et / ou professionnelle.
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