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L ES TRANSFORMATIONS DU CAPITALISME FRANÇAIS ET LE DEVELOPPEMENT D ’ UNE ECONOMIE DE FONDS PROPRES

RECEPTACLE PRIVILEGIE DE L ’ EPARGNE SALARIALE ET DES MENAGES

A. L ES TRANSFORMATIONS DU CAPITALISME FRANÇAIS ET LE DEVELOPPEMENT D ’ UNE ECONOMIE DE FONDS PROPRES

La déréglementation des marchés financiers, impulsée par les Etats-Unis et le Royaume-Uni sur fond d’innovations financières, a touché la France dans les années 80. Elle a été délibérément orchestrée par la puissance publique, soucieuse de financer son déficit budgétaire et sa dette par un mode de

financement « non inflationniste ». Cette déréglementation s’est concrétisée par la fin de

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Pour des raisons de confidentialité, nous avons choisi d’attribuer une lettre alphabétique à chaque groupe quand il s’agit de les désigner pour illustrer telle ou telle situation. Les quatre groupes industriels répondent donc aux lettres A, B, C, et D ; les trois groupes de services aux lettres E , F et G ; les trois groupes financiers aux lettres H, I et J (cf. annexes, p. 106-109).

l’encadrement du crédit, l’abolition du contrôle des changes, le décloisonnement des marchés financiers domestiques et la création des marchés de produits dérivés. Le gouvernement a entrepris dans le même temps la privatisation des principaux groupes français, dans un souci de réduction de son déficit budgétaire et d’alignement sur les standards de politique économique prônés par la Commission européenne.

1. La conversion des élites dirigeantes françaises à la mondialisation financière

Les grands groupes français sont restés longtemps à l’abri des pressions des marchés financiers, liés par des participations croisées qui les protégeaient de tout prédateur extérieur et par l’acceptation tacite de ce « capitalisme à la française », auto-contrôlé par les élites managériales et celles de l’appareil d’Etat, issues toutes deux des grandes écoles et opérant un va-et-vient entre secteur privé, secteur public, et administration. Les privatisations opérées en deux phases par le gouvernement français, en partie sous la pression de la commission européenne, ont constitué des étapes importantes de l’immixtion des investisseurs institutionnels et des marchés financiers dans la vie de ces grands groupes. A l’issue des premières privatisations de 1986-87, la mise en place des pactes d’actionnaires stables au travers des participations croisées avait été organisée pour protéger le capital des groupes concernés. Cette solution s’est assez vite avérée un frein à leurs restructurations. Elle allait à l’encontre des intérêts des investisseurs institutionnels présents à leur capital, obligeant les groupes à immobiliser des fonds dans des participations non stratégiques sans pouvoir optimiser leurs ressources financières. C’est surtout lors de la deuxième phase de privatisations, à partir de 1993, que les investisseurs anglo-américains sont entrés massivement au capital des grands groupes français, encouragés à l’époque par des dispositions fiscales ad hoc très favorables, décidées par le gouvernement Balladur.

Leur présence et leur influence diffuse a sans conteste joué (et continue de jouer) un rôle dans le décroisement des participations minoritaires de ces groupes, qui les a de ce fait rendus vulnérables, compte tenu de la structure très éclatée de leur actionnariat et de la faiblesse de leur actionnariat stable (ce qui reste des participations croisées, l’autocontrôle et l’actionnariat salarié). La moindre baisse de rentabilité expose la plupart des sociétés du CAC 40 à une OPA, car elle est sanctionnée immédiatement par une diminution de leur cours de bourse. Plusieurs d’entre elles ont opéré une stratégie de recentrage sur leurs métiers stratégiques, guidées par le principe de création de valeur pour l’actionnaire. Les cessions d’actifs qui en résultent ont l’avantage de leur procurer les liquidités nécessaires pour financer de nouvelles acquisitions, ou bien pour racheter leurs propres actions. En 1996, Claude Bébéar, président d’Axa, décide de fusionner avec l’UAP puis de ne pas se porter acquéreur des AGF, objet d’une OPA hostile du groupe italien Generali, parce qu’il opère un autre choix stratégique (celui de devenir un leader mondial de la gestion d’actifs). Cette décision a été déterminante dans le bouleversement des structures du capitalisme français, notamment des liens à

l’intérieur de son secteur public financier où l’UAP jouait un rôle pivot [Morin, 1998]. Cette opération a servi de déclic aux OPA-OPE en France et inaugure l’impact des marchés financiers dans les restructurations, notamment au sein du secteur bancaire-financier. Elle sanctionne le rôle de tout premier plan joué désormais par le groupe Axa dans la recomposition du capitalisme français. Cette situation trouve également sa traduction dans le changement opéré à la tête du patronat français où, pour la première fois dans son histoire, les « financiers » (et notamment les assureurs) ont pris le pouvoir sur les « industriels ». Tous ces changements se sont produits au détriment d’une coordination politique qui liait les dirigeants des grands groupes à l’appareil d’Etat et qui conférait au Ministère de

l’économie et des finances une fonction régulatrice déterminante 26. Dès lors, le critère dominant mis

en avant par les groupes pour justifier leurs restructurations est devenu celui de la création de valeur pour l’actionnaire.

2. La primauté du retour sur fonds propres

Les dirigeants ont gagné de l’autonomie par rapport à la sphère politique mais la contrepartie de cette prise de distance par rapport au pouvoir politique a été un pouvoir de contrôle accru des marchés financiers sur l’entreprise. Car la pression des marchés financiers s’exerce d’une manière toute autre que celle exercée par l’Etat et les banques créancières, quand le contexte inflationniste des années 70 avait favorisé le développement d’une économie d’endettement avec des taux d’intérêt réels négatifs. Comme on l’a vu dans le chapitre III, les marchés financiers sont avant tout soucieux de rentabilité du capital et de création de valeur en direction exclusive de l’actionnaire. Cette pression s’exprime sous la forme d’une exigence de rentabilité des fonds propres s’établissant autour d’une norme collectivement admise (et fabriquée) par la communauté financière. Cette norme, intériorisée par les entreprises, a tendance à converger à la hausse, quand bien même elle est différente d’une entreprise à l’autre à l’intérieur d’un même secteur (par exemple le secteur financier), d’un secteur à l’autre, voire d’un pays à l’autre. Les analystes financiers, les cabinets de conseil de même que les autorités de marché participent tous, chacun à leur manière, à la construction de cette norme collective et à son acceptation par la communauté des affaires [Montagne, 1999].

De plus en plus dominées par une logique de fonds propres, les entreprises françaises ont eu tendance à diminuer leurs investissements physiques et à accroître au contraire leurs investissements financiers sous forme de placements et d’acquisitions, notamment à l’étranger, sans que ce deuxième

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Lordon [2000] fait remarquer à cet égard qu’il ne s’agit sans doute pas d’un hasard que Claude Bébéar ait été l’homme de la situation. Il n’appartient pas en effet à cette « noblesse d’Etat », à la différence de la plupart des dirigeants de grands groupes français qui sont souvent passés par les cabinets ministériels avant de venir pantoufler dans le privé. Lui au contraire y a effectué toute sa carrière, dirigeant dans les années 80 d’une petite mutuelle d’assurance, les « Mutuelles Unies ».

mouvement ne vienne compenser le déclin de l’investissement domestique. Car les grandes entreprises allouent leur capital en fonction des meilleures opportunités de développement dans le monde, leurs projets de développement en France étant en concurrence avec leurs projets en Asie, Amérique latine, etc. Or le rendement réel du capital durablement exigé en France par les actionnaires (les investisseurs institutionnels et leurs gestionnaires de fonds) est élevé : il se situe entre 15 % et 20 %. C’est le fameux ROE (Return On Equity), c’est-à-dire le rapport Résultat net / Fonds propres, qui traduit concrètement le principe de maximisation de la création de valeur et de maximisation des richesses en direction des actionnaires. Il peut être obtenu soit en améliorant la rentabilité économique, soit en augmentant le taux d’endettement (par effet de levier). Cela conduit généralement les entreprises à entreprendre des réorganisations radicales dans le but d’améliorer la productivité du capital et du travail en vue d’une utilisation plus efficace des facteurs de production et/ou à avoir recours à l’endettement pour accroître la rentabilité des fonds propres. En France, les entreprises se sont en fait largement désendettées et depuis 1992-93, le recours aux fonds propres est devenu leur source de financement majeure. Toutefois, ce dernier s’est fait principalement par l’autofinancement et peu par l’émission d’actions : seules les émissions d’obligations ont augmenté depuis les années 80 ; l’avantage de celles-ci est que la rémunération exigée des créanciers d’obligations (taux d’intérêt) est plus faible que celle demandée par les actionnaires (ROE) et l’émission d’obligations n’est pas dilutive (c’est-à-dire qu’elle ne provoque pas de baisse du bénéfice par action).

Les restructurations favorisent à leur tour le recours au marché boursier comme mode de financement privilégié de telles opérations. Pour les entreprises cotées, ce dernier joue à la fois un rôle passif (évaluation permanente de l’entreprise) et un rôle actif à travers les offres publiques : une entreprise dont l’actif ne serait pas suffisamment valorisé constitue une cible naturelle pour d’autres sociétés du même secteur ou de secteurs différents ; même en l’absence d’OPA effective, la simple menace d’offre publique incite à une gestion plus conforme à l’intérêt des actionnaires. Aujourd’hui, beaucoup d’acquisitions sont financées sous la forme d’échange de titres plutôt que sous la forme de

liquidités, les actions étant devenues une véritable monnaie d’échange 27. Il est donc essentiel pour les

entreprises de maintenir la valeur de leurs titres au niveau le plus élevé possible, ceci afin de pouvoir financer les opérations de croissance externe et d’éviter le risque d’une prise de contrôle par OPA. D’où l’attention et l’intérêt croissant porté par les dirigeants au cours de bourse de leur entreprise,

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La hausse spectaculaire des cours boursiers des entreprises américaines de haute technologie leur a ainsi permis d’acheter de très grandes entreprises traditionnelles (par ex. le rachat de Time Warner par AOL) sans débourser d’argent liquide, et de financer leurs propres d’investissements.

doublé d’un intérêt personnel lié à la distribution de stock options ou de bonus fondés en partie sur la performance boursière de l’entreprise.

L’apparition des offres publiques hostiles en France et leur accélération depuis 1997 a relancé l’intérêt des dispositifs anti-OPA. La plupart des grands groupes français ont mis en place de telles mesures, que les investisseurs institutionnels dénoncent en principe, bien qu’ils ne soient pas toujours

présents aux assemblées générales pour s’y opposer 28. Parmi elles, les droits de vote double pour les

actions nominatives détenues depuis deux ans au moins (avec dividendes majorés) ainsi que la limitation des droits de vote sont les plus couramment utilisées, certaines ayant été introduites tout récemment dans les groupes de notre échantillon (A, D, H). Les dispositifs en matière d’augmentation de capital en cas d’OPA-OPE (connus sous le nom de pilule empoisonnée) sont plus rares (G), et les groupes ont plutôt tendance à y renoncer quand ils existent. Cette mesure n’a jamais eu beaucoup de

succès en France, contrairement aux Etats-Unis, car la COB s’y est toujours montrée hostile 29.