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CHAPITRE 2 : Langue et objet d’étude

1. Quelques propriétés morphosyntaxiques de l’amharique

1.4. L’ordre des mots et poisition initiale

L’ordre des mots des langues est un domaine important de la syntaxe. La disposition des constituants d’une phrase, les uns par rapport aux autres, n’est jamais complètement libre, ni complètement rigide (Van Dijk, 1981). Les langues dites à ordre libre recourent souvent à des marques casuelles pour différencier les arguments ; d’autres, comme le français, bien qu’on leur attribue un ordre canonique33 ou non marqué, utilisent plusieurs ordres selon le type de construction (interrogative, négative etc..).

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L’ordre canonique de la phrase amharique est SOV34 Leslau (1945), Greenberg (1966), Cohen (1970). Le sujet ou le groupe de sujet est en position initiale, viennent ensuite les compléments, et le verbe termine la proposition :

(30) Abebe yämm-i-wädd-ate-n tenesh-wa-n enqurarit agäNN-(ä)-at Abebe que-3M-aimer.INAC-O3F-ACC petit-DET.F-ACC grenouille trouver.ACP-3M-O.3F le garçon a trouvé la petite grenouille qu’il aime

Le marquage casuel de la fonction grammatical de l’objet rend l’ordre des constituants assez souple. La variation de l’ordre marque le statut informationnel de chaque argument, et joue alors un rôle pragmatique. L’ordre varie en fonction de l’information à transmettre et de la situation d’énonciation. Un ordre différent de celui de base (SOV), prend une valeur fonctionnelle et apporte une information spécifique. Pour cet exemple à trois arguments (31)a, cinq autres ordres sont possibles comme illustré ci-dessous :

(31) SOV (structure canonique)

a. lej-u enqurarit-wa-n ayy-at garçon-DET grenouille-DET-ACC voir.ACP-O.3F le garçon a vu la grenouille

En fonction du contexte et de la courbe intonative35, le garçon peut être le topique ou le focus de la phrase s’il y a une pause après le garçon. L’équivalent en français serait « le garçon, il a vu la grenouille ».

OSV (topicalisation de l’objet)

b. enqurarit-wa-n lej-u ayy-at la grenouille, le garçon l’a vue

34 Pour Leslau (1945), la structure SOV de l’amharique (l’ordre des mots en arabe est VSO) est due suite à l’influence des langues couchitique qui l’ont précédé dans son aire d’extension actuelle.

Dans son ouvrage An Amharic crestomathy (1965), Ullendorf notait que sémitique dans sa morphologie et son système verbal, l’amharique s’écartait du modèle sémitique dans sa synthaxe, marquée de « touranisme » selon l’expression de Polotsky (1960) dans son article « Syntaxe amharique et syntaxe turque ».

35 A l’oral, la prosodie est déterminante, l’intonation et/ou l’accent seuls suffisent à marquer l’élément important.

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La dislocation à gauche marque la topicalisation. Lorsqu’elle est accompagnée d’une rupture prosodique, elle marque en plus le contraste.

SVO (précision de l’objet, «afterthought»)

c. le-ju ayy-at enqurarit-wa-n

le garçon l’a vue, la grenouille

OVS (topicalisation de l’objet et précision du sujet, « afterthought »)

d. enqurarit-wa-n ayy-at lej-u

il a vu la grenouille, le garçon

La dislocation à droite sert à faire un rappel, lorsque le locuteur veut lever une probable ambigüitété « reminders ».

VOS (topicalisation du verbe, précision de l’objet et du sujet)

e. ayy-ä-w wesha-we-n leJ-u

il a vu le chien, le garçon

VSO (topicalisation du verbe, précision du sujet et de l’objet)

f. ayy-ä-w leJ-u wesha-we-n

il l’a vu le garçon, le chien

Du point de vue grammatical, l’ordre des constituants est assez libre en amharique, mais possède des fonctions pragmatiques. C’est-à-dire que chaque structure répond à l’exigence du contexte d’énonciation. Le locuteur a la liberté de poser en premier, l’élément qu’il estime être le plus important.

Dans le discours, l’amharique réserve prioritairement la première place au sujet dont on parle « subject prominent36 », et cette opération n’a pas besoin d’autre marque comme illustré ci-dessous :

36 Amharic, like English, is subject prominent. Subject prominent languages have been characterized by Li and Thompson (1976) as having subjects in initial position and as having selectional and agreement restrictions which tie the subject to the verb. Amharic has both these characteristics. (Greta D. Little, 1977 : 83)

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(32) Abebe abat-u dabo gäzz-a-ll-ät

Abebe père-POSS.3M pain acheter.ACP-3M-BENEF-O.3M Abebe, son père lui a acheté du pain

Dans cet exemple, Abebe n’est pas le sujet grammatical, mais celui sur qui porte l’information (Lambrecht, 1994). La position initiale est celle privilégiée de l’élément cognitivement saillant de la phrase parce qu’il attire plus l’attention (Givon, 1987, 1992 ; Rickheit & Habel, 1995). Nous allons voir en détail, dans la dernière partie (page 113), les conditions et contextes où –mm et dämmo se greffent aux éléments placés en tête de proposition.

Nous avons vu que le verbe amharique peut à lui seul former une proposition à plusieurs arguments étant donné qu’il porte les indications des personnes en genre et en nombre, de même que le temps, l’aspect ou le mode :

(33) e-wäsde-ll-ät-allähu

1SG-prendre.INAC-BENEF-O.3M-AUX.PR je le lui porte

Bien que le pronom plein ne soit pas nécessaire (ça relèverait de la redondance), il peut être inévitable dans certains contextes où il est important de pointé le sujet. Sa présence peut alors être traitée comme n’importe quelle expression nominale. Cette reprise marque une emphase pour signaler une focalisation. C’est-à-dire que le pronom distingue la personne désignée ené (moi) parmi d’autres, sans besoin de marque supplémentaire (34). Le pronom peut aussi être accompagné de -mm (35) ou dämmo (36) en fonction de l’information à transmettre par rapport au contexte comme illustré ci-dessous :

(34) ené e-wäsde-ll-ät-allähu

moi 1SG-prendre.INAC-BENEF-O.3M-AUX.PR

moi, je le lui porte (mais pas une autre personne, ou les autres font autre chose)

(35) ené-mm e-wäsde-ll-ät-allähu

moi-mm 1SG-prendre.INAC-BENEF-O.3M-AUX.PR

moi aussi, je le lui porte (quelqu’un d’autre l’avait déjà fait/le fera aussi)

(36) ené dämmo e-wäsde-ll-ät-allähu

moi dämmo 1SG-prendre.INAC-BENEF-O.3M-AUX.PR quant à moi, je le lui porte (quelqu’un d’autre fait/fera autre chose)

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moi, à mon tour, je le lui porte (quelqu’un d’autre l’avait déjà fait, c’est mon tour)

Force est de constater que ce n’est pas la présence de -mm ou dämmo qui signale le topique ou le focus discursif. Le choix dépend de l’intention du locuteur, qui tient naturellement compte de l’information connue ou supposée connue de son interlocuteur, puisque ces morphèmes engendrent des présuppositions autre que celui du pronom simple qui lui, marque la focalisation.

La position initiale joue un rôle important dans la structuration de l’information. Nombreuses sont les langues qui, comme l’amharique, modifient l'ordre des mots de la phrase pour montrer le segment important du discours et orienter l’interprétation du message. L’ordre d’accessibilité est capital dans l’organisation de l’information, c’est-à-dire que la position syntaxique suffit à marquer la primauté d’un élément par rapport à d’autres dans un contexte donné.

La flexibilité de l’ordre des mots en amharique permet à langue de réserver la position initiale aux éléments qui doivent capter l’attention de l’allocutaire, sans qu’il n’y ait besoin de recourir à d’autres marques obligatoires.

La position initiale donne une certaine importance aux constituants qui y sont placés, elle oriente l'interprétation des segments, de même qu’elle lie le discours antérieur au discours à venir (Virtanen, 2004).

-mm et dämmo accompagnent le mot ou le groupe de mots déjà mis en valeur par sa position. L’objectif du locuteur est alors de donner des instructions, et guider l’allocutaire dans l’interprétation du message.