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Observation et représentation du discours

5.2 L’observation du discours professionnel

5.2.1 Les différents types d’enquête

C. Nickerson (2000) distingue trois types d’enquêtes de terrain correspondant à trois objectifs différents : les analyses de besoins, les comptes rendus ethnogra-phiques et les études de genres dans les organisations. Les analyses de besoins peuvent être définies comme des enquêtes reposant sur une observation de terrain, c’est-à-dire au contact direct avec les participants dont l’enquêteur explore les pratiques professionnelles et linguistiques. La caractérisation des besoins peut en-suite aboutir à la création de programmes d’étude généralement taillés sur mesure pour une communauté professionnelle particulière (Louhiala-Salminen, 1996). Bien que l’auteur considère que ce type d’enquête est essentiellement mené sur le sol américain (Spinks et Wells, 1987; Cassady et Wasson, 1994), nous

consta-67Cf. section 5.3.3, page 158.

tons depuis quelques années l’émergence d’enquêtes liées à des problématiques locales tant du point de vue géographique que du secteur d’activité. S. Vander-meeren (1999) explore par exemple les pratiques linguistiques des employés dans l’industrie automobile européenne. Plus récemment, H. Kassim et F. Ali (2010) analysent les besoins des ingénieurs en anglais dans les entreprises malaisiennes. S. Wozniak (2010) présente une analyse des besoins ciblée sur une zone (la ré-gion transalpine) et un métier (les guides de haute montagne) où l’anglais est lalingua francaentre les guides (professionnels) et les amateurs d’alpinisme de toute nationalité.

L’enquête ethnographique se distingue de l’analyse de besoins par son ob-jectif principal d’établir des relevés de données écrites et orales dans certaines communautés. Ces pratiques communicatives sont étudiées dans leur relation au contexte de communication correspondant généralement aux pratiques cultu-relles et comportementales des employés. Comme l’enquête dans les milieux pro-fessionnels néo-zélandais de J. Holmes et M. Stubbe (2003) le montre, ce type d’enquête peut se concentrer sur une partie spécifique du discours professionnel. L’ouvrage de J. Holmes et M. Stubbe se concentre entre autres sur les rapports entre pouvoir et politesse au travail : «The book explores the complex and fas-cinating relationship between power and politeness in the workplace. Our focus is workplace discourse and we examine how people « do » power and politeness throughout the day in their talk at work» (2003, 1). Il est ici intéressant de noter que les « personnes » dont il s’agit ici ne sont pas réduites au statut d’employé mais que le contexte pris en compte est beaucoup plus englobant que des pa-ramètres tels que le genre (homme/femme) et les rapports entre les différentes communautés culturelles en présence dans les entreprises et les institutions néo-zélandaises.

Les études de genre s’inscrivent dans la tradition des études de l’ethnogra-phie de la communication initiée par J.J. Gumperz (1982) dans la mesure où les études reposent sur l’exploitation de documents écrits ou oraux. Contrairement aux études ethnographiques cependant, les études de genre possèdent une visée pédagogique, l’analyse de genre devant mener à des modèles qui pourront en-suite être exploités par les enseignants69. Les analyses de genre tirent également

des études ethnographiques un intérêt prononcé pour les problématiques inter-culturelles. Les enquêtes s’intéressent alors à la réalisation des genres en fonction de la culture des participants sur la base d’analyses contrastives. Notons sur ce point que si la plupart des études révèlent des contrastes sur la réalisation des genres en anglais, certaines prennent pour objet la révélation de contrastes sur des traits spécifiques lorsqu’elles comparent la réalisation de genres en anglais à celle dans d’autres langues. Par exemple, L. Yeung (1997) constraste les usages de la politesse en anglais et en chinois dans la correspondance d’affaires.

Aujourd’hui, la typologie des enquêtes de terrain proposée par C. Nickerson (2000) paraît quelque peu trompeuse dans la mesure où les enquêtes les plus ré-centes montrent le recours à des approches méthodologiques hybrides. Tel est par exemple le cas d’une certaine « tradition nordique » des enquêtes dans les mul-tinationales (Louhiala-Salminen, 1996; Louhiala-Salminen et al., 2005) où les chercheurs recourent aux méthodes ethnographiques en vue de l’établissement de genres de la communication en entreprise. Inversement, l’apport des études de genre peut contribuer à l’ethnographie de certains milieux spécialisés comme celui des guides de haute montagne évoqué précédemment (Wozniak, 2010). Comme la section 5.3 le montre, l’hybridité des méthodes d’enquête concerne clairement les observations de la correspondance.

5.2.2 La relation observateur-acteur

L’observation en sciences sociales, portant par définition sur des phénomènes sociaux, entraîne la nécessaire construction d’une relation entre un observateur, le chercheur et des observés, les acteurs sociaux. La question de cette construc-tion se pose avec d’autant plus d’acuité dans les situaconstruc-tions où le chercheur quitte son milieu naturel (universitaire) pour observer un terrain où il fait figure d’étran-ger. Dès les années 1960, dans les premières enquêtes sociologiques où l’accès au terrain est particulièrement difficile70, l’observation repose sur un partenariat étroit entre le chercheur et les acteurs sociaux. Comme H. Coenen le rappelle cependant, la nature de ce partenariat a fortement évolué, passant du « consensus orthodoxe » (2001, 20), où le chercheur appose son cadre normatif sur celui des

acteurs, tout en ignorant le leur, à une « posture réflexive » (2001, 29), où le cadre normatif de l’acteur social est pris en compte et interagit avec celui du chercheur. Dans les études de terrain présentées plus haut, cette interaction se traduit généra-lement par le rôle d’expert qu’occupent certains acteurs par opposition au simple rôle de donneur où les acteurs ne font que transmettre des données à observer. Le travail d’expertise consiste en effet à donner un point de vue interne dans le but de limiter les biais et les malentendus inhérents au relatif dépaysement du chercheur en milieu professionnel. Ce biais est particulièrement manifeste dans les études de l’ALF où l’observateur pourrait céder à la tentation de calquer sa propre perception de l’anglais en considérant certaines pratiques comme étant étranges ou atypiques, alors qu’elles constituent la norme dans le milieu observé. Le partenariat entre l’observateur et l’acteur apparaît alors comme une des clés pour contourner ce biais normatif. Dans leLanguage Wellington Project(Holmes et Stubbe, 2003), par exemple, ce partenariat est total et marqué, pourrions-nous dire, d’une « double réflexivité » à visée utilitaire puisque l’observation conduit in fineà des séances de formation des personnes observées :

Members of the LWP team also ran a range of workshops and seminars at partici-pating workplaces, based on analyses of « in-house » data. These sessions targeted the evaluation and development of selected aspects of workplace communication, focusing particularly on areas which had been identified as relevant by participants, such as meeting processes, the communication styles of managers and the rela-tionship between gender or ethnicity and workplace language. (Holmes et Stubbe, 2003)

La proximité entre observateurs et acteurs forme donc une caractéristique saillante des observations en sciences sociales en général et, plus particulière-ment, en analyse du discours professionnel. Dans l’analyse des échanges en cou-lisse, cette proximité forme en général le point de départ de la relation entre obser-vateur et acteur puisqu’elle facilite l’accès au terrain de l’entreprise. Elle accélère ensuite l’établissement d’une relation de confiance, période précédant le recueil de données et pendant laquelle observateurs et acteurs négocient leur place sur le terrain (Beaud et Weber, 1998) et leurs rôles respectifs. Comme S. Sarangi et C. Roberts le soulignent, cette phase de négociation, dont l’expérience présentée dans cette thèse met en évidence qu’elle dure jusqu’à la la fin de l’observation, est une garantie du succès de l’observation : «Although some ethnographic re-searchers might adopt a covert approach and pose as a member of the group or

community to be studied, the role-relations may crucially influence the research process and outcome» (1999b, 23).

Au moment du recueil cependant, les observateurs tendent à s’effacer, au point de passer presque inaperçus, comme l’illustre la métaphore anglaise «a fly on the wall» évoquée dans le titre de l’étude de L. Louhiala-Salminen (2002) où l’auteur se met clairement en retrait afin de ne pas perturber le déroulement naturel des actions. La nécessaire discrétion est également évoquée dans l’en-quête de J. Holmes et M. Stubbe où le chercheur de terrain, « teste discrètement son matériel d’enregistrement dans les différents zones de l’entreprise » (2003, 26)71. Cependant, comme L. Louhiala-Salminen le rappelle, la présence de l’ob-servateur, si ténue soit-elle, constitue un élément de pression et donc un « inévi-table biais » (2002, 225) dans l’observation : «Thus the fact that Timo and his team were observed certainly affected their discourse to some extent, both as to what was said or written, how the communication flows developed and how the language was formulated» (2002, 225). S. Doheny-Farina et L. Odell indiquent que cette présence, notamment pendant la période de recueil, reste indispensable dans la mesure où elle rassure les acteurs et, d’une certaine manière, facilite la production de données naturelles : «An investigator who does not interact with the participants may well make them uneasy. The participants may never accept a silent, mysterious observer, and they may significantly alter their customary behavior in the presence of someone they don’t know or trust» (1985, 512).

5.2.3 Le rapport entre texte et contexte

Les méthodes d’observation en analyse des discours professionnels, et plus particulièrement, celle des discours des organisations, s’appuient sur des don-nées dont la fonction est de représenter le phénomène observé dans toute sa pro-fondeur. Cette tentative de représentation s’appuie traditionnellement sur deux types d’échantillonnages : d’une part l’échantillonnage de documents représen-tant le texte comme objet d’une analyse méthodique et, d’autre part, l’échan-tillonnage de documents représentant le contexte. La notion de contexte, selon P. Charaudeau, s’est considérablement élargie, partant d’une définition étroite

71«Later, when people were used to her presence around the place, the fieldworker began discreetly testing out recording equipment in different contexts within the factory environment» (Holmes et Stubbe, 2003, 26).

(l’environnement textuel du texte analysé) à une définition large incluant le co-texte, c’est-à-dire « les données présentes dans les conditions de production de l’acte de langage » (2009, 46). Pour C. Nickerson (2000), la notion de contexte résulte d’une triangulation entre une interprétation culturelle (limitée à une insti-tution, une entreprise), une interprétation hiérarchique (les relations de pouvoir et de politesse) et une interprétation situationnelle. Dans cette perspective, la vente peut être considérée comme une situation, pouvant elle-même être définie selon des paramètres situationnels tels que le type de produit vendu, le rapport entre clients et fournisseurs, le secteur d’activité, etc. La définition des paramètres si-tuationnels par le chercheur le mène ensuite à construire le contexte à partir de données dites « contextuelles » (également appelées « données ethnographiques » dans la tradition méthodologique de l’ethnographie de la communication).

Nous pouvons distinguer ici la construction du simple recueil car la construc-tion de données contextuelles correspond à un choix méthodologique une fois le recueil de données dans toutes les directions effectué. Ce choix consiste en un échantillonnage, c’est-à-dire la sélection méthodique de certains documents en fonction de leur caractère représentatif de la situation en question. Comme la figure 5.1 (page suivante) tend à l’illustrer, le recueil de données en vue d’une analyse du discours professionnel s’inscrit donc dans une perspective holistique où l’ensemble des données recueillies (texte et contexte) contribue de manière croisée à la caractérisation de la situation dans son ensemble. Incidemment, cette approche de l’observation « en profondeur » s’inscrit dans une certaine méfiance à l’égard des textes analysés dans la mesure où ceux-ci sont perçus comme non autonomes, c’est-à-dire qu’ils ne seraient représentatifs que d’eux-mêmes, justi-fiant donc la présence de données contextuelles.

Deux types de données contextuelles peuvent être distinguées. Les « données de familiarisation », le premier type, sont recueillies au départ de l’observation, alors que le chercheur se familiarise avec le milieu observé. Ces données sont gé-néralement issues de questionnaires ou d’entretiens préparatoires et de documents publics, publiés par l’entreprise elle-même (organigrammes, détails sur le secteur d’activité, taille, données démographiques, valeurs, etc.). J. Holmes et M. Stubbe, quant à elles, s’immergent dans le milieu observé : «a fieldworker donned ove-ralls and spent several days mixing with factory workers, observing the factory

Figure 5.1

La place du texte et du contexte dans les études de genre

layout, and noting the range of activities in which workers were engaged, in-cluding their communication pattern» (2003, 26). Le but consiste à dresser un portrait du milieu observé et, à terme, d’effectuer des comparaisons avec d’autres milieux. Les « données d’approfondissement », le second type, concernent les données recueillies pendant et après l’observation et correspondent généralement à des questionnaires, des entretiens et des prises de note de terrain. Dans les études de genre, ce type de donnée remplit deux fonctions complémentaires, la fonction « interprétative » et la fonction « perceptive ».

Par fonction interprétative, nous entendons que le contexte est utilisé afin d’interpréter la fonction du texte et de ses différents composants. Dans le tableau 5.1 (ci-contre), nous présentons de manière synthétique les types de questions posées dans deux thèses (Nickerson, 2000; Kankaanranta, 2005) en vue de créer des données contextuelles dont la fonction consiste à interpréter la fonction (et la place) des textes produits dans les milieux étudiés.

La fonction perceptive des données contextuelles consiste à valider la percep-tion du chercheur à partir d’un autre point de vue. C. Nickerson (2000) demande aux participants à son enquête de valider la perception qu’elle se fait de la fonc-tion communicative de certains messages. A. Kankaanranta souligne cependant que ce type de démarche pose le problème du temps que les employés ont à accorder à l’enquête : «The present researcher did not feel comfortable in

burde-Tableau 5.1

Fonction des données contextuelles interprétatives

Questions posées aux partici-pants

Fonction

Quelle langue utilisée avec le siège social ?

Rapport langue/hiérarchie Anglais pour quelles fonctions dans

l’ent. ?

Place de l’anglais dans l’orga-nigramme

Quelle langue pour les documents soignés ?

Rapport langue/prestige

Quelle fréquence pour quels

genres ?

Place des genres dans les pra-tiques pro.

Quels messages exclus du corpus par les employés ?

Mesure de la confidentialité Interprétation des messages ? Mesure de la conscience du

genre

ning the informants with lengthy questionnaires since the compilation and collec-tion of the emails for the research was already a time-consuming task for them» (2005, 134). Ceci est l’une des raisons pour lesquelles le chercheur est réguliè-rement conduit vers d’autres sources plus accessibles tels que les sites web des entreprises ou des ouvrages de référence (cf. figure 5.2, page suivante). D’autres sources de données contextuelles peuvent également provenir de personnes exté-rieures à l’enquête certes, mais considérées comme représentatives du contexte étudié. A. Kankaanranta (2005, 2006) utilise un groupe témoin constitué d’étu-diants en école de commerce afin de valider sa perception de quelques messages typiques de son corpus de courriels.

Cette place du contexte par rapport aux textes étudiés correspond à l’objectif des études de genres dont la plupart sont orientées sur la fonction que remplissent les textes dans un cadre contextuel assez large. Les données contextuelles em-piètent en effet sur des territoires aussi divers que les pratiques professionnelles, les rapports sociaux, voire les valeurs de secteurs entiers d’activité. Une question se pose donc concernant la pertinence de telles sources dans le cadre d’une étude

Figure 5.2

de registre où le texte est envisagé non pas comme une fonction dans un contexte, mais comme la manifestation de situations récurrentes définies à partir de para-mètres situationnels précis72. En d’autres termes, nous suggérons que la méthode d’observation dans le cadre d’une étude de registre ne saurait être envisagée de la même manière dans la mesure où les données textuelles et contextuelles entre-tiennent un rapport différent de celui d’une étude de genre.

Figure 5.3

Place du texte dans une étude de registre

Comme la figure 5.3 tente de l’illustrer, l’observation d’un registre profes-sionnel accorde une certaine confiance au texte, ce qui lui confère une place pré-pondérante dans l’observation. Les données contextuelles ne sont pas envisagées d’une manière la plus large possible, comme c’est le cas dans une étude de genre où l’objectif est de rendre compte de la fonction de l’organisation des textes à partir du plus grand nombre de facteurs possible. Au contraire, comme nous le suggérons à l’aide des figures 5.3 et 5.4 (page suivante), les données contextuelles sont des paramètres situationnels en nombre généralement limité et dont on me-sure l’impact sur le texte de manière systématique. Le point focal d’une analyse de registre est donc le texte, comme partie émergée de la situation. Il s’ensuit que le recueil de données en vue d’une analyse de registre s’inscrit dans une logique inverse à celle des études de genre73. La logique couvrant les multiples facteurs

72Cf. section 2.4.2, page 92.

de variation des genres est délaissée au profit de la recherche de facteurs précis dans le but d’identifier des schémas de variation.

Figure 5.4

Place du recueil de données dans une étude de registre

Cette différence de logique de recueil n’entraîne pas de différences parti-culières en termes de qualité des textes. En effet, qu’il s’agisse des études de genre ou de registre, la qualité des textes prélevés sur le terrain (entendons par là leur variété générique, disciplinaire, etc.) dépend essentiellement de l’intuition de chercheur et de ce que les participants veulent bien mettre à sa disposition (cf. la section 5.3.3, page 158, consacrée à la confidentialité). Un problème se pose cependant pour l’analyse de registre supposant des calculs de fréquence et, à ce titre, requérant un échantillon sans doute plus grand que pour une étude de genre. Certes, un calcul de fréquence74 sur quelques dizaines de courriels possède une certaine portée, mais elle est fortement limitée par la petite taille de l’échantillon. Les corpus de grande taille permettent en effet de faire émerger des schémas de fréquence plus variés et des occurrences rares (peu probables dans les corpus de petite taille) que lorsque l’échantillon est réduit.

74Le calcul de fréquence des traits linguistiques est une méthode centrale d’analyse des études de registre.

En conclusion, l’analyse d’un registre des discours professionnels entraîne un rapport entre le texte et le contexte globalement différent de celui des études traditionnelles du domaine où les analyses de genre sont prépondérantes. Alors que les données contextuelles des études de genre sont envisagées de manière large, une étude de registre suppose une approche plus étroite, concentrée sur certains paramètres (hypothétiquement) situationnels. Ensuite, la nature même de l’étude de registre, dont une partie importante repose sur le calcul de schémas de fréquence, suppose le recueil d’un ensemble relativement vaste de données textuelles. Comme nous allons le voir dans les sections suivantes portant sur les courriels dans les entreprises, cette démarche constitue à la fois un obstacle et un potentiel de recherche.