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L’anglais comme langue internationale

1.1 Introduction : Normes et déviances en langue

L’observation des normes, qu’elles soient sociales ou plus particulièrement linguistiques, se situe à la croisée de l’objectif et du subjectif, du comptage scien-tifique et du jugement de valeur. Relevant tout d’abord de l’observation de la fréquence des comportements, cette « discipline » est bien sûr un domaine de prédilection pour les sciences sociales. Pour certains anthropologues tels que C. Corbeil et S. Aléong, l’observation des normes contribue à une théorie gé-nérale de la culture rendant compte de l’ensemble des faits et usages sociaux. La complexité du domaine des normes provient essentiellement de ses différentes orientations définitoires. Pour le linguiste français A. Rey, la norme est d’abord une moyenne rendant compte de la fréquence de tel ou tel comportement. La lin-guiste autrichienne Seidlhofer constate par exemple que dans les situations où l’anglais est utilisé comme langue commune, certaines déviances par rapport à l’anglais standard sont si fréquentes qu’elle en deviennent « normales ». Tel est le cas de la règle consistant à mettre un « s » à la troisième personne du singulier des verbes au présent. Cette règle emblématique de l’anglais, constate l’auteur, corpus à l’appui, tend à disparaître en Europe continentale car des millions de lo-cuteurs l’omettent fréquemment sans que cela ne perturbe l’efficacité de la

munication. Malgré cette observation, l’erreur est encore aujourd’hui largement sanctionnée car elle reste un marqueur puissant de la maîtrise des règles de cette langue. Elle est ce trait caractéristique suggérant à ceux qui veulent bien l’en-tendre, que potentiellement, le locuteur « marqué » pourrait être amené à com-mettre d’autres erreurs. Cette logique se rapproche du propos de H.S. Becker dans son étude sociologique de la déviance et dont une partie traite du processus d’étiquetage des criminels.

To be labeled a criminal one need only commit a single offense, and this is all the term formal refers to. Yet, the word carries a number of connotations speci-fying auxiliary traits characteristic of anyone bearing the label. A man who has been convicted of housebreaking and thereby labeled criminal is presumed to be a person likely to break into other houses. (1962, 33)

La norme, qu’elle soit moyenne ou fréquence, ne saurait donc répondre à la seule définition quantitative car, comme le cas du « s » à la troisième personne le suggère, elle est également une valeur subjective départageant le bon usage du mauvais et, par quelque extrapolation hasardeuse pour certains, des bons lo-cuteurs des mauvais. Cependant, les auteurs ou acteurs sociaux réduisant la dé-finition du domaine de la norme à la simple valeur subjective sont pour A. Rey (1972) des puristes créant et prescrivant des normes à l’instar des « créateurs de règles » que H.S. Becker décrit sans complaisance :

The prototype of the rule creator [. . .] is the crusading reformer. The existing rules do not satisfy him because there is some evil which profoundly disturbs him. He feels that nothing can be right in the world until rules are made to correct it. (1962, 148)

Au-delà de l’aspect moral pointé du doigt par H.S. Becker, l’auteur suggère que les normes sont le terrain d’un affrontement politique. En ce qui concerne le domaine linguistique, les puristes, guidés selon A. Rey par un « souci légitime de limiter rigoureusement un domaine » (1972, 4) ou par simple conservatisme, s’opposent aux réformateurs voulant opposer aux normes en vigueur des normes nouvelles, c’est-à-dire conformes à une autre idée du « bon usage ». Vu sous cet angle, la norme comme valeur subjective est donc entièrement relative à celui qui la préconise et au groupe qui l’applique. Elle est en cela un phénomène arbitraire et la conséquence de cette arbitrarité est que la déviance ne peut être mesurée de manière absolue, mais de manière relative. Un acte n’est pas déviant par nature

mais par convention et le degré de déviance se mesure en fonction du niveau de réaction du groupe.

Whether an act is deviant, then, depends on how other people react to it. You can commit clan incest and suffer from no more than gossip as long as no one makes public accusation ; but you will be driven to your death if the accusation is made. The point is that the response of other people has to be regarded as problematic. Just because one has committed an infraction of a rule does not mean that others will respond as though this had happened. (Becker, 1962, 12)

Cette relativité de l’acte déviant est confirmée par S. Aléong au niveau lin-guistique. Pour l’auteur en effet, « la faute n’est [. . .] pas absolue mais bien rela-tive au milieu ou au groupe social de référence. [. . .] l’erreur est un usage qui,à un moment donné, vient s’opposer à un autre usage jusqu’alors dominant » (1983, 263)2. L’observation des normes et des actes déviants suppose donc une double approche. L’une, diachronique permet d’observer un usage particulier dans le temps afin de repérer le moment où cet usage passe du statut d’erreur à celui d’usage « normal » (ou inversement). L’autre, synchronique, repose sur la com-paraison des usages entre eux à un moment donné. Cette double approche est par exemple adoptée par le célèbre sociolinguiste Labov dans ses études compa-ratives de la réalisation de certains phonèmes en anglais américain. Ses travaux montrent en effet que les écarts statistiques par rapport à la norme s’observent à la fois de manière synchronique et de manière diachronique. Dans W. Labov (1966), l’auteur constate des différences entre classes sociales. Dans W. Labov (1972), sa comparaison des usages au sein d’une même famille révèle des écarts entre gé-nérations. Pour W. Bright (1997) cependant, la portée des travaux diachroniques de W. Labov doit être limitée pour des raisons d’échelle. A une échelle beaucoup plus grande, comme celle qu’entraîne l’observation d’une langue ou d’un dialecte dans son ensemble, Bright suggère que les écarts dans le temps sont des mouve-ments imperceptibles, comparables à ceux des aiguilles d’une montre : la plupart ne peuvent être observés qu’a posteriori.

Dans ce cadre relatif où chaque groupe, quel que soit son mode définitoire, gé-nère et prescrit ses propres règles, la norme est, comme l’acte déviant, davantage un regard porté sur un objet que l’objet en tant que tel. A l’instar de L.J. Calvet (1999), pour qui les langues n’existent pas, nous dirons de façon quelque peu

provocante que la norme linguistique et son pendant, la déviance, n’existent pas en tant que tels. Il n’existe que des faits de langue et le regard que nous portons sur ces faits les rendent statistiquement ou subjectivement « normaux » ou « dé-viants ». Ce regard génère des représentations qui, selon le point de vue plus ou moins large, donneront lieu à un ensemble de variétés. L’idiolecte, le dialecte, le régiolecte, le sociolecte ou encore le technolecte n’existent que parce qu’ils sont décrits par les sociolinguistes et parce que leurs locuteurs ont la perception de se situer à l’écart d’une norme extérieure au groupe. Ils sont, pour prendre la métaphore de H.S. Becker, les «outsiders», les profanes, vis-à-vis du groupe considéré comme dominant. Une illustration de ce phénomène de mise à l’écart se trouve une fois de plus chez W. Labov, dans ses travaux portant sur le dialecte de l’île de Martha’s Vineyard. L’auteur démontre en effet que certains habitants de l’île, fraîchement débarqués du continent, imitent le dialecte local pour mar-quer leur identification à leur nouveau groupe d’appartenance. En montrant que la norme permet de rejoindre ou, au contraire, de s’exclure d’un groupe, W. La-bov suggère la fluidité du concept et la porosité des communautés linguistiques.

Cette propriété des communautés linguistiques est mise en évidence par C. Corbeil (1983) dans son modèle de régulation linguistique (cf. tableau 1.1, page 19). Pour l’auteur, les variétés de langue s’organisent en système continu per-mettant la circulation des comportements entre les différentes parties du système. Le système fait apparaître une organisation hiérarchique des variétés allant de l’idiolecte, à la base, au supralecte. A cette hiérarchie des variétés de langue correspondent une hiérarchie par taille de groupe d’une part (de l’individu au supragroupe) et, d’autre part, une hiérarchie par niveau de culture (de la culture de l’individu, sa « personnalité », à la « supraculture »). Selon C. Corbeil, les comportements linguistiques circulent entre les infragroupes et s’en trouvent fa-çonnés par l’infragroupe qui les adopte.

Cette circulation s’effectue selon quatre principes régulatoires. Le premier est le principe de convergence ou d’unification linguistique tel qu’il fut mis en œuvre en France au moment de la IIIeRépublique à travers la réforme de l’école par Jules Ferry. Le deuxième principe est celui de dominance pour lequel l’au-teur rappelle que « au sein d’un groupe, l’usage linguistique qui prédomine est celui des infragroupes qui contrôlent les institutions. » (1983, 297). Le troisième

Tableau 1.1

Modèle de Corbeil

Code Taille Culture

Idiolecte Individu Personnalité

Infralecte Infragroupe Infraculture

Sociolecte Groupe Culture

Supralecte Supragroupe Supraculture

Continuum linguistique et/ou culturel [(noyau) + (modulations)]

principe est celui de persistance, autrement dit « le maintien d’un même usage do-minant d’une époque à l’autre malgré ses propres variations temporelles » (1983, 298). Enfin, le quatrième principe, concernant le système linguistique lui-même, est le principe de cohérence défini de la manière suivante :

Au-delà des variations des infralectes par rapport au sociolecte, ou des sociolectes par rapport au supralecte, il existe un ensemble d’éléments formant système qui constitue la spécificité même de la langue et qui autorégularisent le fonctionnement du système linguistique de chacune des variantes. (1983, 298).

Le modèle de C. Corbeil repose sur une double conception de la norme lin-guistique : à la fois objet réel et objet construit par les linguistes. En cela, il s’ins-crit dans une conception saussurienne distinguant la parole (les objets réels) de la langue (les objets construits). Comme A. Rey (1972) le rappelle, cette distinction n’est pas une séparation mais une manière artificielle de rendre compte du phéno-mène de norme en séparant les réalisations (phoniques, graphiques) du système permettant ces réalisations. Pour C. Corbeil, comme pour A. Rey (1972) ou en-core pour J.R. Searle, il s’agit donc de distinguer les normes relatives aux usages des normes relatives au système de la langue lui-même. Cette distinction vient ici de J.R. Searle pour qui il convient de distinguer les règles « constitutives » permettant le fonctionnement du système « langue » des règles « régulatrices » (1969, 34), permettant le fonctionnement des usages de la langue. Dans ce cadre, les actes déviants ou les erreurs peuvent être classés ainsi : d’une part les erreurs de système et, d’autre part, les erreurs d’usage. Dans le premier cas, l’erreur est « fatale » dans la mesure où le code erroné ne permet pas le traitement du mes-sage. Dans le second, l’erreur est un écart par rapport à la pratique d’un groupe.

A ce titre, elle peut faire l’objet d’une linguistique de la variation.

Le phénomène de régulation linguistique et, plus largement, de norme lin-guistique, se trouve illustré de manière plus ou moins directe dans l’abondante littérature consacrée aux variations de langue anglaise dont on ne sait plus très bien, tant les normes sont diverses, s’il ne vaudrait pas mieux opter pour une appellation au pluriel :les langues anglaises. Après les travaux de W. Labov por-tant sur les variations internes au cercle des natifs de cette langue, les années 1980 et suivantes ont connu, et connaissent encore, un intérêt sans cesse renou-velé par des phénomènes extralinguistiques tels que l’émancipation des nations autrefois colonisées, la montée en puissance de l’Amérique au XXe siècle et, plus récemment, l’intensification de la circulation des hommes et de l’informa-tion. Dès 1983, alors que l’anglais prend le statut de langue « internationale », B.B. Kachru traite de manière frontale la question de la langue anglaise face à l’idée de norme. Il commence par confirmer sa relativité en plaçant le statut du locuteur (« natif » ou « non natif ») au cœur de la problématique d’une langue en expansion.

La norme, dans le cas des locuteurs dont l’anglais n’est pas la langue maternelle, suppose implicitement la conformité avec un modèle fondé sur la langue d’une partie des locuteurs parlant leur langue maternelle. L’usage de cette partie des lo-cuteurs est érigé en norme privilégiée pour des raisons qui sont, avant tout, extra-linguistiques (instruction et statut). (1983, 708)

Cette norme-modèle privilégiée, rappelle l’auteur, n’a pourtant jamais reçu de « sanction officielle » (1983, 708) et elle tient son rôle de modèle essentielle-ment pour des raisons sociales. Un cas représentatif est la prononciation anglaise standard (Received Pronunciation, RP), qui, parce qu’elle représentait la façon de parler des classes dominantes, fut largement diffusée sur des canaux tels que la BBC ou lespublic schoolsen Angleterre. Pour B. B. Kachru donc, la RP et, plus tard, l’anglais standard américain, représentent le noyau normatif à partir duquel se greffent des variétés sociales (comme dans le cas du dialecte noir américain) et des variétés« importées » (le cas des variétés de l’anglais parlé en dehors du sol britannique ou américain). Les variétés importées telles que l’anglais indien ou l’anglais nigérien sont donc considérées par l’auteur comme marginales vis-à-vis de la norme-modèle. En s’adaptant aux cultures locales, elle « s’indigénisent » : « Les caractéristiques formelles indigénisées acquirent un contexte pragmatique

et un cadre de référence nouveaux, tous deux fort éloignés de ceux qu’elles pos-sèdent dans les cultures américaine et britannique » (1983, 720). Le processus d’indigénisation présenté par Kachru est, au fond, une forme particulière de ré-gulation linguistique répondant aux quatre principes énoncés plus haut. Si nous prenons l’exemple d’une variété importée telle que l’anglais indien, nous consta-tons qu’il y a correspondance entre les deux processus.

– Convergence: Les caractéristiques locales s’unifient et convergent. L’ac-cent indien par exemple a convergé vers une norme globalement homogène, dominante en Inde.

– Dominance : Il existe une élite servant de modèle local et assurant une certaine domination sur le groupe en question.

– Persistance: L’ancien modèle britannique persiste cependant et vient atté-nuer l’application du principe de dominance.

– Cohérence : Les caractéristiques spécifiques de l’anglais indien ne re-mettent pas en cause le système de la langue anglaise. Le noyau dur est conservé.

Cette correspondance suggère que la norme linguistique est à la fois la cause et le résultat de l’émergence des variétés de langues, et peut-être plus largement, des langues elles-mêmes. Comme le processus de régulation linguistique l’in-dique, c’est par la confrontation des différentes normes que peuvent émerger des formes nouvelles. A la fin du XXesiècle, les questions de norme en anglais s’ar-ticulaient autour des rapports de force de l’époque (émancipation des peuples an-ciennement colonisés, affirmation de la puissance de la norme nord-américaine). Qu’en est-il aujourd’hui pour cette variété d’anglais, qu’elle soit « anglais inter-national », «globish» ou « anglaislingua franca», parlée par des groupes d’indi-vidus « globalisés » ? Il semble en effet que cette variété d’anglais repose sur un nouveau paradigme. Tout d’abord, le phénomène social, économique et techno-logique que représente la mondialisation en ce début de XXIesiècle présente des rapports de force nouveaux tels que l’atténuation des pouvoirs politiques locaux et le renforcement des organisations internationales publiques et privées. Ensuite, dans le monde (occidental) interconnecté, les frontières traditionnelles entre les groupes humains tendent à s’estomper pour être remplacées par d’autres moins visibles dont certaines sont virtuelles. Alors que la définition des groupes et des communautés était jusqu’alors relativement stable et permettait la définition de normes linguistiques comme l’anglais britannique ou l’anglais australien, qu’en

est-il dans un monde où l’instabilité des communautés et des identités indivi-duelles devient elles-mêmes un principe de fonctionnement ?

Afin d’apporter quelques éléments de réponse à cette question ambitieuse, ce chapitre propose une piste exploratoire. Il est tout d’abord question de prendre appui sur le riche héritage des travaux sur l’anglais comme langue mondiale ou internationale dans une perspective diachronique. ll s’agira ensuite, à la lumière de la première partie, de suggérer une évolution des modèles traditionnels afin qu’ils puissent rendre compte, de manière plus efficace, de la norme de l’anglais comme « langue globale » aujourd’hui.