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3 - L’ÊTRE AU MONDE SELON DESCOLA : UNE PLURALITÉ D’EXPÉRIENCES

Dans le document RENOUVELER LA VILLE, REPRODUIRE LA NATURE (Page 94-106)

Philippe Descola, l’histoire est aujourd’hui largement diffusée119, mène son premier terrain ethnographique chez les Achuar, sous-groupe des Jivaros amérindiens dans le cadre de son travail de thèse, à la fin de la décennie 1970. Ce travail sera publié quelques années plus tard (Descola, 1986). Il est alors surpris par les rapports que ses membres entretiennent avec toute une cohorte d’êtres non-humains, en s’apercevant qu’ils ne sont pas organisés selon une partition duale opposant entités sociales et naturelles. C’est cette première expérience de terrain qui lui fournira l’inspiration pour développer un système répertoriant les différentes manières « d’être au monde », selon le vocabulaire d’Heidegger réemployé dans un ouvrage de 2014120. Parmi celles-ci, la dichotomie Nature-Culture ne représente qu’une forme particulière de rapport au monde, géographiquement et historiquement située. Il s’agit d’une ontologie, définie par l’auteur comme « […] les systèmes de propriétés imputées aux existants. »121 (Descola,

2005, p. 180).

Bien que cette ontologie ne soit formalisée en tant que telle qu’à partir du XVIIe siècle, son origine est plus lointaine et repose sur l’élaboration progressive d’une distinction entre ce qui relève du sauvage et ce qui relève du domestique. Cette dichotomie encore à l’œuvre dans nos sociétés trouve sa genèse dans la société romaine. Ce qui la caractérise d’abord est une définition contradictoire, les deux termes se définissant par opposition et ne pouvant fonctionner l’un sans l’autre. Il est probable que l’opposition entre les espèces apprivoisées et

119 Voir par exemple l’entretien mené par David Hugot pour Le Philosophoire (2011).

120DESCOLA P., INGOLD T., 2014, Être au monde. Quelle expérience commune ?, Lyon, Presses universitaires de Lyon (Grands débats : mode d’emploi), 75 p.

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celles ne l’étant pas ait fourni les bases de l’apparition des valeurs afférentes au sauvage et au domestique.

Descola fait référence à la Grèce comme lieu de genèse de l’idée de phusis (qui deviendra littéralement « la nature »), cependant celle-ci n’est pas encore aussi inclusive que la nature des modernes. Le développement du christianisme poursuit le processus d’autonomisation et d’objectivation de la nature, en développant deux idées : celle d’origine et de fin du monde ; celle du « livre-nature ». Il est désormais question de retrouver les traces de l’intervention divine dans cette nature imparfaite, car simple manifestation incomplète de la perfection divine. Au cours de la période médiévale, la distinction semble perdre de sa force. Pourtant, la naissance de la peinture paysagère au XVIIe siècle impulse un nouveau rapport au paysage : l’apparition de la perspective linéaire de Panofsky, plaçant l’Homme en posture d’observateur, démontre que la nouvelle représentation des points de vue rend désormais possible un face à face entre une nature et un individu. Cette innovation iconographique illustre l’apparition d’une nouvelle coupure ontologique.

À l’âge classique, il devient question d’objectiver la nature par le biais de la rationalité scientifique. Mais ne nous y trompons pas, selon Descola qui s’inspire lui-même de Maurice Merleau-Ponty, ce n’est pas l’apparition des sciences modernes qui a rendu possible le changement de regard sur la nature, mais l’inverse (Ibid.). Les sciences de l’époque, qu’elles soient mécanicistes ou organicistes participent toutes à l’autonomisation de la nature. Par ailleurs, le développement de l’idée de nature est corrélatif à l’expansion de celle de nature humaine. À l’époque, les deux termes se diffusent conjointement, se définissant déjà par antagonisme.

L’apparition de l’humanisme à l’âge classique n’est pourtant pas suffisante pour donner tout son sens au grand partage. Il faudra patienter jusqu’aux prémices des sciences se donnant pour objet les collectifs humains : les premières sciences sociales, et avec elles, l’invention de la société. L’avènement du concept de société ne suffit pas davantage à asseoir définitivement le dualisme Nature-Culture. Si la sociologie, à ses débuts, centre ses analyses sur les sociétés occidentales, c’est le développement de l’anthropologie et par-là même de l’autre terme de l’antithèse : la Culture qui entérinera profondément la césure ontologique.

Aussi, pour Descola, les sciences sociales et plus spécifiquement l’anthropologie jouent-elles un rôle déterminant dans l’instauration du dualisme nature – culture. Bien qu’jouent-elles n’en

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soient pas à l’origine, elles le cautionnent, lui donnant plus de force. Sur ce point, Descola rejoint les positions de Latour que nous évoquions plus tôt au cours de ce chapitre.

Peu à peu l’objectif de l’anthropologie se précise : mettre en évidence des invariants à l’échelle de l’humanité en dépit des particularismes culturels de façade. Aussi, les nombreux débats entre anthropologues, parfois virulents, doivent en réalité se développer sur la base d’une épistémologie commune. Tous adoptent cette approche sans remise en cause profonde, donnant ainsi naissance au dualisme moderne qui provoque pourtant un biais ethnocentriste, que Descola s’attache à déconstruire :

« Faire du dualisme moderne l’étalon de tous les systèmes du monde nous contraint à une sorte de cannibalisme bienveillant, une incorporation répétée de l’objectivation des non-modernes par eux-mêmes dans l’objectivation de nous-mêmes par eux-mêmes. » (Ibid., p.123)

Mais cette prise de recul ne rend pas le projet de l’anthropologie caduque, à condition de prendre acte de la spécificité du système ontologique occidental, dans l’objectif de mieux comprendre les autres types d’ontologies. Finalement, la mise en cause de l’universalité de la cosmologie moderne invite à déporter le regard anthropologique. Il s’agit désormais d’expliquer les différentes façons d’organiser les liens et relations entre les existants dans le contexte de collectifs particuliers. En creux, cette proposition ébauche un paradigme universel commun à l’ensemble de l’humanité, et d’une autre ampleur que le naturalisme : elle suppose que ces façons d’organiser les relations entre les existants sont d’un nombre limité, et reposent sur un invariant : les schèmes intégrateurs de la pratique (Ibid.).

Nous reviendrons sur celui-ci dans la prochaine sous-section (3.1), en définissant ce qui est entendu par ce terme et ses implications pour l’anthropologie. Ensuite, nous présenterons les différents types d’ontologies mis en évidence par Descola, en insistant sur l’un d’eux, le

naturalisme, qui concerne directement notre société (sous-section 3.2). Or, pour l’auteur, les

ontologies supposent également la présence de certains modes de relations prédominants, que nous décrirons au cours de la sous-section 3.3, avant d’aborder les potentiels évolutifs de ces systèmes ontologiques dans la dernière sous-section (3.4).

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Ce détour décrivant précisément la théorie descolienne s’avère nécessaire pour la conception et la compréhension de notre cadre théorique. En effet, dans l’objectif de contribuer à une socio-anthropologie de l’environnement, il nous apparaît déterminant d’intégrer les apports de Descola.

3.1-LES SCHÈMES INTÉGRATEURS DE LA PRATIQUE CHEZ DESCOLA  Une théorie modérément structuraliste

La mise en évidence de la relativité du dualisme Nature - Culture ne doit pas faire renoncer à définir des invariants anthropologiques. Mais pour cela, il est nécessaire de reconnaître l’importance des structures de l’expérience humaine et sociale (sans souscrire à un structuralisme sans bornes). Descola rappelle que l’un des grands apports du structuralisme de Gregory Bateson ou de Claude Lévi-Strauss consiste à centrer l’analyse sur les relations sociales pour mettre au jour des structures inconscientes. Descola souscrit à cette analyse en termes relationnels, avec néanmoins quelques réserves. Il s’inscrit en faux contre les différentes approches de Ruth Benedict (les patterns) et prend du recul vis-à-vis de l’habitus bourdieusien122. De même, il conteste une partie des travaux d’Alfred Radcliffe-Brown et Claude Lévi-Strauss, qui ne résolvent pas la question du statut ontologique.

À la fois en contestant certains aspects de l’analyse Lévi-Straussienne et en souscrivant à d’autres, l’auteur se réapproprie un principe de Jean Piaget, le schématisme transcendantal, qui consiste à postuler l’existence d’une constante dans les schémas d’appréhension du monde, dont la caractérisation est l’objectif de Descola. « Ce livre repose en effet sur le pari qu’il est

possible de mettre au jour des schèmes élémentaires de la pratique et de dresser une cartographie sommaire de leur distribution et de leurs arrangements. » (Descola, 2005, p.144)

Il convient d’abord de définir la notion de schèmes, très englobante : Il y a une première différence entre schèmes universels et schèmes culturels. Au sein de ces derniers s’établit également un contraste entre schèmes individuels (proches de l’analyse de Sigmund Freud par exemple) et collectifs. Ce sont les schèmes culturels collectifs qui intéressent tout particulièrement l’anthropologue. « […] On peut les définir comme des dispositions psychiques,

122 Nous verrons plus loin qu’il ne remet pas en cause ce concept, uniquement qu’il entend se situer à un autre niveau d’analyse.

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sensori-motrices et émotionnelles, intériorisées grâce à l’expérience dans un milieu social donné […] ». (Ibid., p.151)

Survient ensuite un autre niveau typologique des schèmes. À partir de maintenant, nous ferons toujours référence aux schèmes culturels et collectifs. Ils peuvent être explicitables, ou non réflexifs (pour le dire rapidement, inconscients123). Au sein de ces schèmes non réflexifs, il existe une dernière différenciation : spécialisés (activés dans une situation particulière) ou intégrateurs (utiles dans la plupart des contextes). Ce sont les derniers qui retiennent l’attention de l’anthropologue.

« On peut les définir comme des structures cognitives génératrices d’inférences, dotées d’un haut degré d’abstraction, distribuées avec régularité au sein de collectivités à la dimension variable, et qui assurent la compatibilité entre des familles de schèmes spécialisés tout en permettant d’en engendrer des nouveaux par induction. » (Ibid., p.153).

Ces schèmes intégrateurs, en référence aux travaux d’André-Georges Haudricourt, permettraient entre autres une analogie dans le traitement des humains et non-humains, sans pour autant présumer de la nature de ces rapports. Les schèmes intégrateurs conditionnent en grande partie les schèmes spécialisés, en fonctionnant par différents types d’inductions, liant ainsi les représentations collectives aux mécanismes cognitifs individuels. Or, il existe un nombre limité de schèmes intégrateurs qui structurent les relations des différentes sociétés humaines avec leur environnement. Ceux-ci peuvent être globalement compris à travers deux mécanismes à l’apparence relativement simple : l’identification et la relation.

 Les modes d’identification et de relation

Ici, nous présenterons globalement les deux concepts, mais sans précisément nous pencher sur leurs traductions empiriques. En effet, nous reviendrons sur celles-ci à l’occasion

123 Les nouvelles approches de la cognition permettent de comprendre comment des schèmes peuvent affecter la pratique sans pour autant être mis en œuvre de façon consciente. Globalement, l’argument est que l’intériorisation de certains mécanismes cognitifs ne doit pas nécessairement passer par l’activité linguistique.

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du dernier chapitre de cette thèse, qui entend justement confronter la théorie descolienne au terrain. En outre, il nous semble superflu de détailler à l’excès cette théorie, l’objectif du chapitre étant principalement d’entamer un dialogue entre l’anthropologie symétrique de Latour et l’anthropologie de la nature de Descola afin de préciser ce qui nous amène à fonder notre cadre théorique sur la seconde tout particulièrement.

Les modes d’identification sont préalables aux modes de relation, ils ont pour objectif de définir intrinsèquement des termes, et sont entendus ici à la façon de Marcel Mauss. Ils constituent un appareil de médiation entre « le soi et le non-soi », en l’analysant en fonction des ressemblances et des différences perçues (Descola, 2005).

Les modes de relations relient les termes précédemment identifiés, selon différentes modalités pratiques. Ils sont extrinsèques, puisque les modes d’identification ne définissent pas complètement les modes de relations possibles dans un même système ontologique.

L’identification et la relation sont, selon Descola, des modes primaires de structuration de l’expérience humaine et sociale. Ces schèmes intégrateurs de la pratique structurant l’expérience englobent des modes secondaires (temporalité, spatialisation, figuration, médiation et catégorisation) qui ne seront pas analysés ici.

Afin que les différents modes d’identification soient comparables, ils doivent reposer sur une structure et des mécanismes communs. Le premier invariant de l’ensemble de ces systèmes ontologiques est la différenciation de l’intériorité et de la physicalité (ou extériorité). L’argument est le suivant : qu’importent les contextes socioculturels, ses membres se conçoivent toujours comme étant partagés entre une intériorité et une extériorité. Précisons que pour l’auteur, cette dualité de l’individu est à géométrie variable : en effet, elle ne recoupe pas nécessairement la distinction moderne corps-esprit qui, si on la transposait à d’autres sociétés, reconduirait tout droit vers l’ethnocentrisme qu’il s’agit de surpasser. De la même façon, le second invariant de toutes les ontologies est l’identification, qui repose sur l’attribution de ressemblances ou de dissemblances, alors entendues selon leur acception commune. Ces deux constats posés, il est mathématiquement possible d’envisager quatre modes d’identification différents :

99 Ressemblance des intériorités Différence des physicalités Animisme Totémisme Ressemblance des intériorités Ressemblance des physicalités Différence des intériorités Ressemblance des physicalités Naturalisme Analogisme Différence des intériorités Différence des physicalités

Tableau 1 : Les quatre ontologies (source : Descola, 2005, p.176, reproduit par l’auteur)

Le précédent tableau présente les différents modes d’identification envisageables en fonction des combinaisons potentielles entre les couples physicalité-intériorité et ressemblance-dissemblance, ce qui représente pour Descola « […] les pièces élémentaires d’une sorte de

syntaxe de la composition du monde d’où procèdent les divers régimes institutionnels de l’existence humaine » (Ibid., p.180). La description successive de ces ontologies va nous

permettre de préciser comment se manifestent ces modes d’identification. Pour éviter d’alourdir davantage la démonstration, nous passerons rapidement sur les trois premiers, puisqu’ils ne concerneront pas directement cette thèse.

3.2-LES QUATRE MODES DIDENTIFICATION :ANIMISME, TOTÉMISME, ANALOGISME ET NATURALISME

 Animisme

Cette ontologie est majoritairement répandue chez les Amérindiens, parmi lesquels les

Achuar. Comme le mentionne le précédent tableau, l’animisme repose sur le principe d’une

identité d’intériorités entre humains et non-humains. Les dissemblances s’établissent sur les extériorités. Humains et non-humains sont par ailleurs si semblables sur le plan de l’intériorité que, pour Descola, « […] le corps [apparaît] comme différenciateur ontologique. » (Ibid., p.188). Plus précisément, c’est la forme des corps qui permet cette diversité, puisqu’on reconnaît des propriétés identiques à la matière qui compose l’ensemble des existants. Alors qu’entre humains et non-humains les formes divergent, les comportements sont les mêmes.

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L’animisme est caractérisé par des collectifs spécifiques, chaque espèce (humaine ou non) fonctionnant à la manière d’un groupe social.

L’animisme généralise donc la qualité de sujet à l’ensemble des existants. De fait, cela rend particulièrement complexes certaines activités, la chasse par exemple, qui implique de devoir tuer un autre sujet pour assurer sa subsistance.

 Totémisme

Claude Lévi-Strauss avait proposé une analyse du totémisme comme un dispositif classificatoire très élaboré (dans Le totémisme aujourd’hui par exemple ([1962] 2002)). Descola, sensible à la qualité de l’analyse de son ancien directeur de thèse, propose pourtant de définir le totémisme sur un autre plan : il n’est pas question d’un dispositif catégoriel, mais d’une ontologie fonctionnant sur une homologie des termes, autrement dit une « indifférenciation » totale entre humains et non-humains (Descola, 2005). C’est l’Australie qui regroupe le plus d’exemples de totémisme, dissemblables en apparence, mais en réalité très homogènes sur le mode d’identification. Descola soutient l’existence d’une continuité des caractéristiques physiques et intérieures tant chez les humains que chez les non-humains.

La subjectivité peut alors être décelée dans les collectifs hybrides plus que chez les individus. La question qui se pose alors est celle du rétablissement d’une certaine altérité, permettant des interactions. La solution retenue consiste à survaloriser les attributs individuels des caractéristiques de l’espèce. Le totémisme donne ainsi naissance à des collectifs composés d’humains et de non-humains qui interagissent de façon complémentaire.

 Analogisme

La troisième ontologie, l’analogisme, est inverse au totémisme. Elle repose sur un double processus de différenciation concernant aussi bien les intériorités que les physicalités. On la retrouve en Chine, dans certaines parties de l’Amérique centrale ou de l’Afrique de l’Ouest, mais également dans l’âge médiéval européen : la chaîne de l’être, thématique récurrente au cours du Moyen-âge européen pour rendre compte de la structure du monde, consiste à analyser le cosmos comme composé par une infinité de singularités, se différenciant très peu, et dont la mise bout à bout forme une hiérarchie cohérente. Chaque maillon varie à

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peine du précédent, mais si l’on analyse le début et la fin de la chaîne, les différences sont incommensurables. Ce mode d’identification, pour maintenir sa cohérence, s’appuie sur l’inventaire constant des similitudes entre les êtres, mais qui demeurent toujours différents en essence.

Le grand nombre d’individus propre à l’analogisme se traduit – à la différence de l’animisme – par une subjectivation beaucoup moins forte. Les sujets sont présents à la fois partout et nulle part, puisque les existants n’ont pas d’identité stable. En conséquence, l’analogisme induit des collectifs fortement hiérarchisés, seule façon de maintenir leur cohérence.

L’analogisme entretient des rapports particuliers avec le naturalisme, puisque selon Descola, la société médiévale occidentale reposait sur le premier, qui aurait progressivement muté vers le second.

 Naturalisme

Alors que dans le naturalisme il y a universalité des physicalités, les intériorités divergent fortement. En bref, si l’on considère volontiers que la matérialité des êtres est partagée par tous (composition par des atomes et des molécules, soumis à des lois naturelles universelles), la cosmologie naturaliste repose sur le postulat de l’homme comme exception, qui bien que rattaché au règne animal, est le seul à avoir développé une conscience. Une autre particularité du naturalisme est sa prétention à l’universalité. Or, « […] il est indispensable

d’évaluer ses prétentions à l’hégémonie au regard de formulations alternatives issues du même creuset historique […] ». (Ibid., p.244)

L’auteur revient donc sur différentes approches de l’humanité, qui remettent en cause son monopole de la rationalité. Il prend pour exemple Montaigne, La Primaudaye, ou encore Condillac. Pourtant ces différents auteurs semblent ne pas pouvoir échapper au piège du naturalisme, qui rend impossible l’attribution de véritables vertus morales aux non-humains.

Outre certains philosophes, il serait possible de trouver des signes de remise en cause de la dichotomie Nature-Culture chez des éthologues qui soutiennent l’existence d’une intériorité animale proche de la nôtre. Ces éthologues se fondent principalement sur la mise en évidence de formes de langages animaliers très variées, qui dénoteraient une intentionnalité

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chez certains primates. Mais la majorité des éthologues ne parlent pas d’une quelconque forme de conscience animale, plutôt d’une capacité d’apprentissage apparaissant de façon inconsciente et rétroactive.

Après avoir envisagé la possibilité d’attribuer une forme de conscience anthropique à certains animaux, autrement dit de caractéristiques proprement humaines à des non-humains, Descola propose une approche symétrique, en analysant maintenant l’éventualité d’un « homme sans esprit ». Sans remettre réellement en cause la conscience de soi, il s’agit d’interroger la réalité d’un esprit humain. La principale critique portée à l’encontre de ce dernier est celle de la cognition comme mécanisme physiologique : l’appréhension se réaliserait par le biais des dispositifs sensori-moteurs (la mémoire musculaire en fait par exemple partie). De cette façon, l’intériorité spécifique qui distingue les humains disparaîtrait.

Mais en réalité, les disciplines remettant le plus profondément en cause le grand partage du naturel et du culturel dans le contexte naturaliste sont la philosophie morale et le droit, que les modèles de pensée soient « extensionnistes » (étendre la morale à certains non-humains), ou « holistes » (accorder une valeur intrinsèque à chaque existant, c’est l’exemple de l’écocentrisme d’Aldo Léopold124). Pourtant, ces tentatives de renversement ontologique restent lacunaires.

Le naturalisme repose sur l’anthropocentrisme, et pour cette raison ne reconnaît un caractère social qu’à l’humanité et ses différentes manifestations culturelles. Il nie donc la possibilité de relations intersubjectives entre humains et non-humains. La problématique qui se pose alors est de situer les cultures dans une nature unique. Deux solutions sont envisageables : le « monisme naturaliste » (l’homme s’adapte aux contraintes environnementales) ; le

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