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L’interaction sociale comme moyen de construction de connaissance

CHAPITRE 2 : CONSTRUCTION DE CONNAISSANCES EN ECOCONCEPTION,

B. L’interaction sociale comme moyen de construction de connaissance

Nous venons de constater qu’en écoconception il existe un besoin de création de connaissance notamment à un niveau local. Nous allons commencer par comprendre les mécanismes de transformation de connaissance existant. Cela nous permettra de décrire les initiatives actuelles et de se rendre compte que la création de connaissance n’est pas aisée. C’est pourquoi nous discuterons de l’intérêt des interactions sociales dans les processus de construction de connaissances.

1. Les mécanismes de transformation des connaissances

Compte tenu des définitions adoptées dans la précédente partie, nous présentons quelques mécanismes de transformation et manipulation associés aux éléments du champ des connaissances.

Le modèle SECI de Nonaka et al. considère les mouvements possibles entre et au sein des domaines des informations et celui des connaissances [Nonaka, Toyama, and Konno 2000]. Ainsi, il propose quatre types de transformations : la combinaison, l’externalisation, l’internalisation et la socialisation (voir Tableau 5).

Description Exemples

La combinaison est la transformation d’information en information.

Je rassemble plusieurs articles en un document, je créé une base de données…

L’externalisation décrit la conversion de connaissance en information.

Je réalise une fiche de retour d’expérience (REX), je rédige une note de calcul…

L’internalisation se produit lorsqu’une information devient une connaissance.

Je consulte un manuel

d’utilisation, je mesure une pièce…

La socialisation est le passage de connaissance d’un individu à un autre.

Les relations maitre-apprenti ou jedi-padawan sont des exemples de socialisation.

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Le modèle descriptif proposé par Mougin et al. permet notamment de se concentrer sur les éléments du domaine des informations [Mougin et al. 2015]. Par l’intermédiaire de ce modèle, ils ont pu par exemple décrire les mécanismes à l’œuvre au sein d’une communauté de pratique (voir Figure 15). Parmi les éléments qu’il contient, nous avons déjà évoqué la notion de traces de connaissance qui une fois partagées par d’autres peuvent devenir un objet de connaissance. Mais nous retrouvons aussi la possibilité pour un objet de connaissance d’être « emballé 53» c’est-à-dire rendu compatible avec un système d’information.

Figure 15. Exemple de mécanisme de transformation de connaissance, adapté de Mougin et al.

Cette idée est issus des travaux de Markus sur une théorie de la réutilisation de la connaissance [Markus 2001]. Elle insiste notamment sur l’importance de trois rôles dans ces processus. Un

intermédiaire doit conditionner54 les informations externalisées par un producteur afin d’être réutilisé par un consommateur (voir Figure 16).

Figure 16. Rôles dans la réutilisation de la connaissance [Markus 2001]

Le transfert de compétence entre deux acteurs peut s’avérer complexe. Ainsi, comme le montre la Figure 17, la compétence C d’un acteur s’appuyant sur une connaissance K peut être externalisée en une information. Cette même information engendrera une nouvelle connaissance K’ chez l’autre acteur. Il disposera ainsi d’une compétence C’ sans garantie que C et C’ soient équivalentes.

53 Les auteurs utilisent le terme de « packaged ».

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Figure 17. Mécanisme de transfert de compétences

Le champ des connaissances est donc manipulable par différents mécanismes qui ont été conceptualisés. Il est possible de les décrire par les transformations qu’ils engendrent ou les acteurs qui sont impliqués dans leurs réalisations. Nous pouvons nous rendre compte de la complexité de certains mécanismes d’apparence simple. Ils vont nous permettre à présent d’étudier les moyens de répondre au besoin de connaissance.

2. Répondre au besoin de connaissance

Les mécanismes présentés dans la partie précédente nous permettent de décrire quelques initiatives susceptibles de répondre au besoin de connaissance.

Le système dédié au service R&D d’EDF, présenté en II.A.2, repose sur l’externalisation de connaissances d’un expert afin d’être internalisées par les utilisateurs. L’observation d’un forum internet dédié à un logiciel de simulation permet à Mougin et al. d’identifier que le transfert de connaissance se déroule par la manipulation des traces de connaissance des utilisateurs. La méthode GAMETH apporte des moyens de traiter la problématique liée aux

connaissances cruciales en entreprise [Grundstein and Rosenthal-sabroux 2009]. Il s’agit de

l’ensemble des compétences et objets de connaissance disponible au sein de l’entreprise mais qui sont vulnérables55. La problématique se décompose, selon Grundsetin et al., en cinq

facettes liées au repérage, à la préservation, à la valorisation, à l’actualisation et au management de ces connaissances. Il existe par ailleurs de nombreuses initiatives pour

modéliser les connaissances, la méthode MASK [Ermine 1996], ou encore décrire les procédés de recherche de connaissance extérieur [Purcell, Mcgrath, and Patrick 2010].

En gardant les dimensions évoquées dans la partie A.2, nous pouvons noter que les initiatives précédentes manipulent des informations ou des objets de connaissance génériques avec des collaborations qui semblent modérées. Ceci nous permet de compléter la précédente analyse (voir Figure 14) qui mettait en évidence que les systèmes existants pour traiter les problématiques relatives aux connaissances en écoconception ne couvraient pas tous les secteurs considérés. Nous prenons aussi en compte des initiatives de type wiki qui manipulent des objets de connaissances génériques avec des flux de collaboration élevées. Ces remarques sont représentées dans la Figure 18. Le concept de « cas d’école » 56 est un objet de connaissance car construit et reconnu par une institution. Il est d’un niveau intermédiaire entre l’action, puisqu’il fait référence à un cas concret, et local puisqu’il a vocation à guider d’autres activités [Troussier et al. 1999]. Nous avons également indiqué la possibilité qu’un utilisateur développe

55 La vulnérabilité se caractérisant par « la rareté, l’accessibilité, le coût et le délai d’acquisition ».

56 « Un cas d’école » tel que défini par Troussier et al. est, dans le cas d’analyse mécanique, un cas simple judicieusement choisi pour mettre en avant un phénomène et ainsi aider à la modélisation du problème traité [Troussier et al. 1999]

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des connaissances, puis des compétences, à partir des objets de connaissance manipulés par un système.

Figure 18. Comparaison des initiatives relatives aux connaissances en général selon 3 dimensions

Nous nous rendons compte, comme l’évoquait Markus, que « l’un des thèmes centraux du KM

est le rôle du système d’information dans le transfert de connaissance entre ceux qui en possède et ceux qui n’en possède pas » p58 [Markus 2001]. Les mécanismes existants reposent

systématiquement sur le postulat que la connaissance existe et qu’il faut être capable de la transférer. Les approchent usuelles tentent de gérer la connaissance dès lors qu’elle existe. De plus, les mécanismes de transfert ne peuvent garantir que la connaissance engendrée chez l’utilisateur sera identique à celle visée tant le contexte individuel peut être influent. Notons tout de même que chaque individu peut construire des connaissances sans que cela soit maitrisé. Malheureusement, il est difficile d’orienter cette construction vers des connaissances qui seraient jugées importantes.

Bernard propose une typologie des KMS basée, entre autre, sur la « psychological safety » [Bernard 2006]. Étant donné qu’il est souvent possible d’identifier les utilisateurs de KMS, il s’agit de s’intéresser à la sécurité57 qu’ils peuvent ressentir. Lorsqu’elle est faible, il lui est « inconfortable de prendre des risques, expérimenter et » surtout « d’admettre ses erreurs ». A contrario, lorsque qu’un utilisateur se sent en sécurité, il est plus enclin à « expérimenter pour

améliorer les activités du groupe ». Le contexte social joue un rôle fort dans l’utilisation de

KMS mais nous allons voir qu’il peut également apporter une réponse à notre besoin de construction de connaissance.

La création ou construction de connaissances n’est pas un mécanisme trivial mais il existe cependant des moyens de la réaliser.

3. Les interactions sociales pour la construction de connaissances

Nonaka et al. considèrent qu’une entreprise produit de la connaissance de façon continue [Nonaka et al. 2000]. Cette vision ontologique de l’organisation, comme un tout, les amène à théoriser les processus qui régissent ce phénomène. Ils proposent un « modèle unifié de la

dynamique de création de connaissances » qui repose sur trois éléments. Le premier est le

modèle SECI qui a été en partie présenté dans le Tableau 5. Nonaka et al. l’utilisent pour décrire une « spirale de création », c’est-à-dire que la connaissance se crée par une répétition

57 La notion de sécurité est intimement liée à celle de confiance c’est-à-dire « le partage de croyance entre les

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du cycle : Socialisation puis Externalisation puis Combinaison puis Internalisation etc… Cependant cette « spirale » ne se déroule que dans un contexte précis. Il s’agit du deuxième élément, appelé le « Ba 58». Celui-ci est défini comme un « contexte partagé en mouvement » qui est un espace, non nécessairement physique, lié à un moment spécifique. Le Ba apporte « l’énergie, la qualité et l’espace pour réaliser » la spirale de création de connaissance. Concrètement le Ba peut prendre la forme d’une réunion. Novak et al. affirment que « la

construction de connaissance » nécessite de disposer d’un « contexte social et cognitif partagé »

[Novak and Wurst 2005]. Cette vision du Ba peut se traduire, selon eux, sous forme de « plateforme communautaire partagée ». Le troisième élément du modèle de Nonaka et al. s’intéresse au patrimoine connaissance qui est créé par les 2 premiers.

Peillon et al. notent que le concept de Ba dépasse largement celui de communauté [Peillon, Boucher, and Jakubowicz 2006]. Selon eux, il offre un cadre dynamique qui permet « l’évolution non seulement des connaissances, mais aussi et surtout de la relation des individus

à la réalité de l’entreprise ». En effet, le Ba est lié aux interactions humaines qui se déroulent

en son sein [Nonaka et al. 2000]. Se plaçant dans la lignée des courants constructivistes et socioconstructivistes, Novak et al. démontrent que la « construction de connaissance est

inhérente aux processus sociaux » p3 [Novak and Wurst 2005]. De la même façon, Fraslin

affirme que « l’interaction de 2 personnes est fondamentale pour le partage de connaissance » car « aussitôt que des acteurs communiquent […] ils commencent un processus d’apprentissage

dans le sens où cela va changer leurs représentations mentales initiales» p109 [Fraslin 2013].

Cassier définit le concept d’interaction comme « des actions […] conscientes et dirigées vers

un but, émises par un individu à destination d’artefacts ou d’individus, et pouvant être médiatisées par un instrument. » p51 [Cassier 2010]. Fraslin complète cette vision en précisant

qu’il doit être possible d’observer des phénomènes « retours » à ces actions, citant [Kerbrat-Orecchioni 2005], et qu’elles prennent place dans un contexte commensurable c’est-à-dire que les individus partagent un langage commun, citant [Shigehisa 1993].

La thèse de Boboc porte sur la dynamique des connaissances et plus précisément sur les formes de socialisation dans l’entreprise Renault [Boboc 2002]. Reprenant une citation d’Hatchuel et

al., la connaissance y est définie comme : « compos(ée) d’un ensemble de thèses et de questions» p.16 [Hatchuel and Weil 1992]. La notion de questionnement nous intéresse tout

particulièrement car n’est-elle pas la source de tout apprentissage ? Et la construction de connaissance répond aux mêmes objectifs. Ainsi, nous nous tournons une nouvelle fois vers le champ de la didactique. Bachelard commence son ouvrage, traitant de la formation de l’esprit scientifique, par cette hypothèse « c’est en terme d’obstacle qu’il faut poser le problème de la

connaissance scientifique » p15 [Bachelard 1938]. Il complète cette idée par le fait que « toute connaissance est une réponse à une question » p16. Il serait donc possible de cibler la

connaissance à créer par le choix de la question ou la définition d’un problème à résoudre.

58 Le « Ba » est un kanji, idéogramme conceptuel d’origine chinoise, qui signifie d’un côté la terre ou un espace

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Nous avons commencé cette partie en tentant de répondre au besoin de création de connaissance posée par l’écoconception. Après avoir évoqué les mécanismes de transformation de connaissance, nous avons dressé un panorama des méthodes usuellement appliquées. Cela nous a permis de constater qu’elles reposent sur le postulat d’une connaissance déjà existante. Cependant, nous avons établi qu’il est nécessaire de construire des connaissances nouvelles, et que cela est possible à condition d’organiser des interactions sociales dans une situation particulière et selon un questionnement donné.

Il nous semble à présent pertinent de nous intéresser à la place des objets intermédiaires dans la réalisation de ces interactions.