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1.2 Enjeux socioprofessionnels de la recherche

1.2.1 La figure de l’ingénieur, qu’est-ce qu’un ingénieur ?

1.2.1.2 L’ingénieur au fil du temps, quelques repères historiques

Dès l’antiquité grecque, il semble très difficile d’exercer la « profession » d’ingénieur qui transparait encore une fois dans le nombre important de termes pour le qualifier et le décrire. Pour ce faire, sont alors utilisés les mots de « mécaniciens », « constructeurs », « architectes », « professionnels », « experts », « compétents ». Platon va jusqu’à souligner leur caractère d’« hommes spéciaux » (Verin, 1998, 12).

Le rôle de l’ingénieur qui construit, du fait de ses « fonctions militaires » dans la guerre, des machines et de « véritables arsenaux » s’accroît parce qu’il apparait le mieux placé « pour juger

Cette « figure originelle » va perdurer et s’articuler au 16ème et 17ème siècle autour de « deux noyaux de compétences » constitués par « l’art des constructions et la fabrication des engins de guerre » (Roby, 2014, 20).

La figure de l’ingénieur de la Renaissance doit être replacée dans le contexte politique de l’époque, celui des guerres qui ravagent l’Europe, et culturel bien évidemment avec Léonard de Vinci qui en est le plus bel exemple, tout à la fois artiste fabuleux et « constructeur »

ingénieux et prolixe. Au 17ème siècle, les ingénieurs participent à la construction des

infrastructures du pays et des vaisseaux de marine (Ibid.). A l’image du maréchal Vauban sous

le règne de Louis XIV, tout à la fois ingénieur hydraulicien, architecte militaire, urbaniste dont les nombreuses fortifications et autres citadelles parcourent encore aujourd’hui notre territoire. Ces nouveaux ingénieurs vont alors « revendiquer une nouvelle place » : au motif qu’ils « œuvrent dans la technique », ils vont désormais faire valoir « cet aspect de leur métier qui les excluait de la classe dirigeante » et ainsi intégré « l’élite intellectuelle » (Verin, 1998, 16).

Le 18ème siècle, siècle des lumières, fut « critique » (Ibid., 18). Il verra la naissance des Écoles

d’ingénieurs destinées à former « les membres des corps techniques de l’État à des tâches de commandement ». Sont alors créées tout spécialement l’École des Ponts-et-Chaussées et l’École du Génie qui pourvoient « au commandement des grands travaux d’équipement », par « d’anciens élèves de l’École polytechnique » (Bouffartigue et Gadea, 1996, 6). Il faut sans doute y voir là la naissance de la spécialisation des diplômés de l’École polytechnique qui encore aujourd’hui, en tout cas pour les plus brillants sortants, s’engagent à faire, dans le langage familier des diplômés, « X Pont ». Diderot et d’Alembert (Roby, 2014, 21) définissent les ingénieurs selon leurs activités en « trois grands corps de l’État » : les ingénieurs du « génie militaire, « ceux de la marine » avec les constructions navales et ceux « civils des ponts et chaussées ».

A contrario, le 19ème sera quant à lui « constructif » voire celui des « constructeurs » et véritables entrepreneurs, à l’aune des travaux de Gustave Eiffel, ingénieur centralien, célébrés dans le monde entier encore aujourd’hui, et « positif », pour ne pas dire « positiviste » à travers l’image du fondateur du courant du même nom, Auguste Comte (Verin, 1998, 18).

Cette époque des grands travaux industriels et des découvertes scientifiques réclame tout naturellement ces « hommes spéciaux », les ingénieurs.

La 1ère et 2nde industrialisation en Europe mais bien évidemment sur l’ensemble du territoire

français vont contraindre à redéfinir de nouvelles compétences chez les ingénieurs français et redéployer par voie de conséquence les programmes de formation scolaire de ces derniers pour

inscrire définitivement « la science de l’ingénieur dans l’ordre des savoirs » (Ibid.)

En Europe justement, et pour longtemps, vont s’affronter et se distinguer, comme sur le terrain de l’industrialisation, deux figures d’ingénieurs, le modèle dominant de l’ingénieur français, de

tradition militaire, du polytechnicien et celle « exotique » de l’ingénieur civil anglais (Ibid.).

Ces deux figures dominantes renvoient à deux pratiques du métier d’ingénieur qui, très

concrètement, « s’affrontèrent dans toute l’Europe dès le début du 19ème siècle » (Ibid., 18).

Il convient de rappeler que les formations correspondant à cette nouvelle figure de l’ingénieur civil – les ingénieurs issus de l’École centrale – se complètent par celle de l’ingénieur industriel – les ingénieurs des Arts et Métiers –, tous destinés à œuvre dans le secteur privé industriel en plein essor (Bouffartigue et Gadea, 1996, 6).

Toutefois, il faut noter également que les Centraliens privilégient le secteur prestigieux des grands corps d’État, dont le profil alors tendra à se rapprocher de celui de sa grande rivale,

l’École polytechnique (Ibid.).

En dépit, en 1828, de l’Ecole centrale des arts et manufactures destinée à former des ingénieurs « civils », le modèle dominant de l’Ecole polytechnique perdure. Cette « tension » entre ces deux modèles, spécifiquement français, de production d’ingénieurs perdure jusqu’à nos jours, jusque dans la constitution de leurs programmes respectifs de formation et voire même dans les organes de représentations de leurs ingénieurs, tels que les associations d’anciens élèves et des publications scientifiques.

Nous avons pu constater auprès d’anciens collègues informaticiens d’un laboratoire de recherche, leur étonnement quant à cette singularité française. Experts en Intelligence Artificielle, issus des prestigieuses universités américaines de Stanford et du MIT, ceux-ci

s’interrogeaient sur le sens même de « polytechnicien ». Pour ces ingénieurs hyperspécialisés dans des domaines aussi pointus que les systèmes experts, les bases de données, la reconnaissance vocale ou le langage naturel, le terme de poly, revêtait un caractère bien mystérieux.

Avec le choc que furent les deux guerres mondiales avec une économie et une industrie ainsi traumatisées, la nouvelle organisation du travail, l’économie productiviste à des fins de reconstruction, sans parler des années nommées Trente Glorieuses et de l’explosion des nouvelles technologies – Intelligence Artificielle entre autres –, la figure de l’ingénieur va encore se complexifier. Tous ces facteurs bouleverseront la formation des ingénieurs français avec la création de nouvelles filières et transformeront, diversifieront durablement le paysage des activités professionnelles de l’ingénieur.

Et aujourd’hui, au 21ème siècle, l’ingénieur semble être une figure sociale qui incarne d’emblée

ce siècle dédié à l’innovation, aux nouvelles technologies, au tout numérique et à la robotisation. Dans le contexte de la mondialisation et d’absolue nécessité d’innovation, quid alors du modèle français de l’ingénieur à la « tête bien faite » ?

Lors de la Conférence introductive « La société, les ingénieurs et l’idée de programme » du colloque du Réseau Ingenium (2011, décembre, Cnam, Paris), le physicien philosophe, directeur de recherche du CEA, Etienne Klein s’alarme quant à l’effacement de la figure de l’ingénieur « ingénieux » et créateur. Selon lui, cet ingénieur est désormais capté au profit du scientifique pour ses compétences en matière de calculs mathématiques par le monde de la finance.

Cette figure sociale de l’ingénieur se présente comme incontournable puisque présente dans la quasi-totalité des secteurs économiques mais offre cependant une dimension très hétérogène. Après ces quelques repères historiques, nous abordons dans ce qui suit la figure de l’ingénieur français, les origines et les principales caractéristiques de leur formation.