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1.3.1 Genèse de la recherche

Cette recherche doctorale a pris naissance, en 2009, dans le cadre de notre mémoire de master européen de recherche, spécialité Formation des Adultes, champ de recherches du Cnam : « Que sont nos représentations devenues ? – Comment l’écriture du mémoire probatoire a-t-elle transformé l’identité énonciative de sujets rédacteurs inscrits à l’examen probatoire d’ingénieur – le cas d’un dispositif de formation continue menant au diplômé d’ingénieur auprès de techniciens faisant fonction d’ingénieur ».

A l’occasion de la soutenance, notre directrice de mémoire nous avait alors interpelée quant à la stabilisation des dynamiques identitaires énonciative et professionnelle des sujets de notre public cible dans le champ professionnel. Qu’advenait-il de leur nouvelle identité énonciative ainsi appréhendée, de retour en situation professionnelle ? Et qu’advenait-il de leur identité professionnelle, une fois le titre d’ingénieur obtenu en fin de cursus diplômant, de retour en activité, dans leur entreprise ?

Nous avons souhaité creuser certains aspects de ce questionnement important pour nous et qui constitue l’objet de cette recherche : nous proposons d’analyser davantage les rapports pouvant s’élaborer entre identité énonciative et identité professionnelle en situation de formation continue, au regard d’un écrit prescrit par l’institution à savoir un « écrit long », plus long que le mémoire probatoire – une note bibliographique d’une trentaine de pages – et se rédigeant sur un empan temporel de six à neuf mois, devant rendre compte de la réalisation de tout ou partie d’un projet intitulé « mission d’ingénieur ».

Nous revenons sur ces dimensions dans la partie consacrée au contexte d’émergence de la recherche avec la formulation de notre première question de recherche.

Dans un premier temps, nous proposons d’appréhender l’écriture comme un outil de professionnalisation dans le champ de la formation des adultes, une pratique en transition qui évolue, qui est en mutation. Nous proposons donc pour cette raison de caractériser, dans ce qui suit, ce qu’implique d’écrire sur sa pratique.

1.3.2 L’écriture comme instrument de professionnalisation

Depuis les années 1990, de nombreux travaux ont porté sur la dimension professionnalisante de l’écriture ; l’écriture en tant qu’instrument de formation a accompagné la montée en puissance d’une demande institutionnelle de professionnalisation.

L’écrit est un vaste territoire à aborder : il se présente à la fois comme une expression personnelle, comme un accès à autrui, comme un outil de réflexion et de travail intellectuel. De ce fait, l’écrit possède des dimensions individuelles sociales et cognitives. Mais surtout l’écrit constitue l’élément central de la vie sociale de nos sociétés, rejetant à la marge et stigmatisant immanquablement ceux qui ne le maîtrisent pas. L’acte d’écrire, l’écriture, se situerait au sommet des pratiques langagières, justifiant ainsi les attentes sociales très fortes en terme de maîtrise.

1.3.3 L’écriture du mémoire, un moment clé du processus de

professionnalisation

Le mémoire final d’ingénieur imposé à ces techniciens faisant fonction d’ingénieur constitue un genre d’écrit professionnel hybride, injonctif et paradoxal.

En effet, l’institution prescrit ainsi la tâche d’écriture dans son offre de formation : le mémoire final d’ingénieur doit porter sur une mission d'ingénieur dans l'entreprise et doit être rédigé à partir de la réalisation de tout ou partie d'un projet de nature professionnelle, traduit en termes scientifiques et techniques, avec présentation d'une solution et de sa mise en œuvre, accompagné d'une documentation appropriée. Un genre discursif hybride, parce que le mémoire d’ingénieur donne à voir d’une expérience professionnelle autour d’un projet d’ingénieur conçu et réalisé et qu’il s’adresse non seulement à des évaluateurs mais aussi à des professionnels, eux-mêmes rédacteurs (Guibert, 1998, 123). Mais il donne aussi une large part à un état de l’art

autour de la solution technique proposée devenant ainsi un texte « scientifique » (Ibid.). Le

donner la « preuve » qu’il peut devenir ingénieur, alors même qu’il l’est dans son entreprise depuis en moyenne plus d’une décennie.

Si cette tâche d’écriture est plus ou moins clairement perçue, dans sa forme exacte, quant aux contours précis de l’écrit à rédiger par les candidats techniciens faisant fonction d’ingénieur, elle constitue surtout un moment clé du processus de professionnalisation pour ces derniers.

Elle se révèle à eux comme une « épreuve »par analogie à la «vocation de l’écriture » (Crépon,

2014), d’un genre particulier : les candidats évoquent leur expérience rédactionnelle de leur

mémoire d’ingénieur en des termes particulièrement forts. Leur discours dépasse le registre cognitif – « j’étais un handicapé de l’écriture qui était incapable d’aligner une phrase correcte, d’ordonner mes idées » – mais ouvre immanquablement sur des questions identitaires personnelles et professionnelles ; tantôt certains parlent de « l’œuvre de leur vie », d’autres du « défi d’écriture » qu’ils ont réussi à relever voire « de mur » qu’ils ont gravi « au prix de beaucoup de sacrifices » familiaux et professionnels.

Cette expérience rédactionnelle produirait des effets quant à leurs représentations comme rédacteurs (Guibert, 1999), la manière dont ils se perçoivent comme rédacteurs, transformant leur rapport à l’écriture que Barré-de-Miniac (2000, 107) définit « comme la disposition d’un sujet pour l’objet social, qu’est l’écriture et pour sa mise en œuvre dans sa vie personnelle, culturelle, sociale et professionnelle. »

Lors de nos chantiers d’écriture menés auprès de ce public plus ou moins formé à l’écriture que sont les ingénieurs, au moment d’écrire quelque chose d’assez injonctif, ils perdaient alors tous leurs moyens. L’angoisse de la page blanche ne semblait donc pas seulement réservée aux seuls écrivains mais également à ces « écrivants » : si l’écrivain « accomplit une fonction », l’écrivant accomplit « une activité » ; les écrivants « posent une fin dont la parole n’est qu’un moyen » (Barthes, 1964).

Guibert (2003) affirme que nous pouvons considérer ces écrivants cnamiens comme artisans puisqu’ils « travaillent à la commande », chaque texte à produire étant différent, avec ses normes, ses règles, appartenant à un genre spécifique. Chaque écrit renvoie à la réalisation d’un « travail de qualité, minutieux et sérieux, nécessitant une grande compétence », ceci ne faisant que conforter la dimension artisanale de ces écrivants (Abric, 1984).

Mais serait-ce la seule dimension de ces écrivants confrontés à ce genre mémoire d’ingénieur qui se situe à la jonction de deux univers d’énonciation ?

Tout d’abord, celui du « métier à responsabilités » (Guibert, 2003, 102) : toute fonction de cadres suppose la capacité à prendre en compte la « complexité » (Morin, 2005). Egalement présent dans les postes à responsabilité la capacité de répondre à l’autre, d’élaborer sa stratégie discursive en fonction d’un lecteur construit, lecteur lui-même rédacteur.

Pa ailleurs, l’univers de l’université convoque une écriture académique et scientifique (Barré-de-Miniac, 2011 ; Cros, 2009 ; Godelet, 2009).

Se jouent là très certainement des enjeux identitaires sur le versant professionnel (Guibert, 1996). La rédaction de ce mémoire d’ingénieur amènerait ces professionnels à réinterroger leur « métier » d’ingénieur et contribuerait à bousculer leurs représentations en tant que professionnels, en tant qu’ingénieurs en révélant ainsi des moments clés, charnières.

En effet, ces techniciens faisant fonction d’ingénieurs dans leur entreprise depuis plusieurs années ne peuvent donc pas être considérés comme « vierges » de toute expérience professionnelle. Ils ne sont pas novices, ils sont même parfois considérés comme experts dans leur domaine par les entreprises qui les emploient ; ils sont soumis à cette injonction institutionnelle en formation paradoxale de donner la « preuve » qu’ils pourraient exercer une activité d’ingénieur. Cette expérience d’écriture du mémoire d’ingénieur en tant qu’exercice imposé pour obtenir le titre d’ingénieur et, par là-même, la reconnaissance n’est pas sans occasionner ce que Jodelet (1994, 11) nomme des représentations sociales. Cette notion, selon

l’auteur, est complexe dans sa définition et son traitement : « Sa position mixte au carrefour

d'une série de concepts sociologiques et de concepts psychologiques citant Moscovici (1984) implique qu'elle soit mise en rapport avec des processus relevant d'une dynamique sociale et d'une dynamique psychique et que soit élaboré un système théorique lui-même complexe ».

Cette recherche en intelligibilité se propose comme enjeu scientifique de comprendre les processus pouvant se déployer au cours de l’expérience rédactionnelle du mémoire d’ingénieur en formation continue. Plus précisément, nous cherchons à analyser les images de soi en tant que rédacteur, les images d’autrui pour soi, lui-même rédacteur, et celles en tant que

professionnel. Nous faisons à ce stade l’hypothèse que le processus de rédaction du mémoire d’ingénieur contribue à réinterroger, à transformer ces images de rédacteur et de professionnel. Nous tentons de comprendre la nature et de saisir les ressorts et les mécanismes qui ont œuvré à la professionnalisation de ce public très spécifique de techniciens faisant fonction d’ingénieur et candidats au titre d’ingénieur de l’Ecole d’ingénieurs du Cnam, l’EiCnam.

2 CHAPITRE 2 CONTEXTE DE LA

RECHERCHE ET ÉMERGENCE D’UN

QUESTIONNEMENT DE RECHERCHE