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L’industrie « contrainte » par le sous-développement de l’agriculture et la dette externe

Les conséquences prévisibles de l’ouverture de l’économie colombienne : l’irrationalité de la décision

1.2. L’industrie « contrainte » par le sous-développement de l’agriculture et la dette externe

Absence de réforme agraire

Appropriation des terres par les narcotrafiquants

Subventions agricoles

des pays développés termes de l'échangeDégradation des

Source : fait par l’auteur.

Au moment de l’ouverture, l’industrie se situe dans la même situation de sous-compétitivité que l’agriculture, malgré les tentatives de pilotage par l’Etat de l’industrialisation depuis 1945.

1.2. L’industrie « contrainte » par le sous-développement de

l’agriculture et la dette externe

Parmi les indicateurs de compétitivité figurent en premier la production et l’importation de biens à contenu technologique avancé. En effet, ces biens sont indispensables à la modernisation de l’industrie et à la construction/consolidation de sa compétitivité. Or, durant les 25 années précédant l’ouverture, la production de tels biens n’a jamais dépassé les 4% du PIB, avant de chuter vers 2% à partir de 1980 (cf. graphique 1.4). Par conséquent, pour que les biens en question puissent intégrer le système productif colombien, et ainsi augmenter la compétitivité de l’industrie par son intensification en progrès technique, il fallait d’abord importer, avant de (essayer de) remplacer progressivement les importations par une

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production nationale ; tel était précisément tout l’enjeu du modèle de développement d’Industrialisation par Substitution des Importations (ISI).

Néanmoins, selon Martínez Ortiz (1986), les importations eurent tendance à stagner à des niveaux incompatibles avec les nécessités de l’industrialisation. Comme le montre le graphique 1.4, les importations n’ont même pas augmenté en réponse à la faiblesse de la production. Ces phénomènes témoignent de l’échec de l’Etat colombien à mener à bien l’Industrialisation par Substitution d’Importations (ISI). Surtout, ils montrent que l’industrie colombienne était dans l’impossibilité de procéder à une véritable modification structurelle de ses processus productifs, de manière à augmenter les coefficients capitalistiques et in fine à améliorer sa compétitivité

Graphique 1.4: Exportations, Importations et production colombiennes de biens à contenu technologique avancé, en % du PIB, 1975-1990

Source : DANE.

Le manque structurel de compétitivité se reflète alors dans un autre indicateur : la croissance de la productivité du travail dans l’industrie. Qu’il s’agisse de la production de biens à contenu technologique faible, ceux à contenu technologique intermédiaire ou ceux à contenu technologique avancé (fût-elle faible, étant donné l’échec de l’industrialisation en Colombie), la même tendance opère. La croissance est irrégulière, parfois négative. Sachant que chaque type de production a tendance à stagner (cf. graphiques 1.5, 1.6 et 1.7), les caractéristiques de la croissance de la productivité du travail traduisent l’absence d’une incorporation systématique et de long terme du progrès technique dans les processus de

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production industrielle. Ici réside la confirmation d’un manque structurel de compétitivité de l’industrie colombienne.

Graphique 1.5 : Production (en % du PIB) et taux de croissance de la productivité du travail (en %), industries à contenu technologique faible, Colombie, 1975-1990

Source : DANE, Banque Mondiale.

Graphique 1.6 : Production (en % du PIB) et taux de croissance de la productivité du travail (en %), industries à contenu technologique intermédiaire, Colombie, 1975-1990

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Graphique 1.7 : Production (en % du PIB) et taux de croissance de la productivité du travail (en %), industries à contenu technologique avancé, Colombie, 1975-1990

Source : DANE, Banque Mondiale.

Une politique commerciale protégeant l’industrie issue du modèle d’Industrialisation par Substitution d’Importations (ISI) est souvent désignée comme le facteur à l’origine de la sous-compétitivité du secteur (Llinas Toledo, 1997). Elle empêcherait l’industrie d’être incitée à s’ajuster aux prix des marchés internationaux, ce qui aurait des effets négatifs lorsque la politique commerciale est modifiée de manière à ouvrir à la concurrence internationale. Cet argument serait valable dans le cas de la Colombie, étant donné sa politique commerciale protectionniste dans le cas de l’industrie, dans le but de protéger les industries existantes, celles en cours de développement et en créer d’autres, et in fine de mener à bien le processus d’industrialisation (ibid.).

L’argument est néanmoins fallacieux si l’on se rend compte que « [l]es prix ne sont pas (…) pour les pays qui ont à se développer, des prix "vrais" : à supposer même qu’ils ne soient pas manipulés – ce que personne ne pourrait soutenir – ils "correspondent" au niveau de développement des pays développés qui les imposent, et ne sont vrais (endogènes) que pour ceux-ci. Pour les pays du Tiers-Monde, ce sont de "faux prix", établis de manière exogène, ne "correspondant" ni à leurs structures productives, ni à leur niveau de développement » (De Bernis, 1988, p. 695). La détermination théorique des prix par les « forces » du marché est trop éloignée de leur détermination par le jeu des firmes transnationales, opérant à partir du soutien sous-jacent de leurs home-countries, leur permettant de disposer de subventions et autres avantages leur permettant de gagner des parts de marché (Gilpin, 2001). Dans ces conditions, au lieu de concevoir le protectionnisme comme un facteur de non-incitation à l’ajustement aux prix de marché – causant le manque de compétitivité –, le protectionnisme

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peut être conçu comme un moment provisoire, préparant à une exposition ultérieure à la concurrence internationale, dans le cadre d’une politique commerciale dynamique. Il s’agit donc plutôt de savoir quels facteurs auraient empêché l’industrie protégée de développer sa compétitivité.

Parmi ces facteurs figure à nouveau la politique économique, dans son « oubli » de l’agriculture. « Les effets d’entraînement – écrit De Bernis – sont au cœur de la problématique de développement ; parmi ces effets, l’articulation agriculture-industrie est à privilégier, dans son double sens, ce qui interdit de réduire l’agriculture à n’être que la source du financement du développement industriel ; la mécanique joue un rôle déterminant par la transformation qu’elle permet des modes de produire dans toutes les autres activités, à condition d’être elle-même en mesure de croître au rythme nécessaire (…) et de s’adapter à l’état des activités à moderniser de période en période (…) » (1998, p. 227).

Précisément, la politique économique pré-ouverture eut tendance à sous-estimer les effets d’entraînement de l’agriculture sur l’industrie. Elle s’est focalisée à tort sur son rôle de financement de l’industrie depuis 1900 (Ocampo et al., 1996). Le sous-développement de cette dernière, en conséquence directe du sous-développement de l’agriculture, contribue à limiter la production nationale des biens dont la technologie génère les gains de productivité indispensables à l’amélioration de la compétitivité.

L’incorporation du progrès technique aurait pu être possible avec l’importation des biens concernés, au lieu de les produire. Néanmoins, les importations furent autant pénalisées que la production, en raison d’un autre facteur, cette fois-ci externe : l’augmentation dramatique du service de la dette externe simultanément à la dégradation des termes de l’échange. Entre 1970 et 1990, ce service s’est progressivement accru de 1253%, alors que les termes de l’échange n’ont pas suivi la même progression, se comportant de manière chaotique à court terme et ayant eu tendance à rester au même niveau à long terme (cf. graphique 1.8). Dans ces conditions, il fut impossible d’utiliser de manière systématique et durable les devises issues des exportations pour financer les importations de biens à contenu technologique avancé. Bien que l’Etat cherchait à favoriser les exportations agricoles, minières et d’hydrocarbures pour disposer des devises en question10 (Mondragon, 1984 ; Ocampo et al., 1996), le service de la dette rendait ces mesures insuffisantes.

10 La Colombie illustre la mise en œuvre d’une politique commerciale mixte (Peytral, 2002, 2004, 2005, 2011), ne correspondant ni au protectionnisme total, ni au libre-échange intégral, mais à l’application de mesures plus

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Graphique 1.8 : Evolution du service de la dette et des termes de l’échange entre 1970-1990

Source : World Development Indicators et Global Development Finance.

Certes, l’endettement en tant que tel aurait pu fournir des devises à la place des exportations ; comme si la dette était une « avance » en devises, avance par la suite remboursée avec les exportations, moyennant les intérêts. C’est néanmoins oublier que le service de la dette allait augmenter de manière dramatique à partir de 1979, suite à la décision des autorités américaines de mettre en œuvre une politique monétaire restrictive d’inspiration néo-libérale en général et monétariste en particulier (Berr, 2003). Une telle politique s’est traduite par une hausse des taux d’intérêt directeurs de la Réserve Fédérale des Etats-Unis. Or,

la dette externe colombienne était pour une très large part à taux d’intérêt variables, sensibles à ceux de la Réserve Fédérale. L’augmentation des taux directeurs s’est répercutée en augmentation des taux d’intérêt sur la dette externe de la Colombie, accroissant subséquemment le service de la dette. En outre, la dette externe colombienne était majoritairement libellée en dollars américains. Avec l’augmentation des taux d’intérêt

ou moins protectionnistes – et inversement plus ou moins libre-échangistes – selon les produits exportés/importés. Dans le cas de la Colombie :

Protection d’une large gamme de produits industriels, afin deprotéger les industries existantes, celles en cours de développement et en créer d’autres.

Simultanément, la politique commerciale favorise les importations de biens intermédiaires qui ne sont pas encore produits sur le territoire colombien mais qui sont nécessaires à l’industrie (notamment en raison de la technologie incorporée dans ces biens).

Enfin, la politique commerciale favorise certains types d’exportations afin de disposer des devises nécessaires aux importations: exportations agricoles (dont le café), minières et d’hydrocarbures.

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directeurs de la Réserve Fédérale, il s’ensuit une hausse du taux de change du dollar, en sorte que le service de la dette est encore plus accru. Ainsi les devises issues des exportations ne pouvaient-elles définitivement pas servir aux importations nécessaires à l’industrialisation, et partant à l’amélioration de la compétitivité. Plutôt, elles servaient à rembourser les créanciers selon des termes incompatibles avec l’industrialisation (Damill et Fanelli 1994).

La question est de savoir pourquoi la Colombie eut recours à l’endettement. De Bernis avance une explication pour l’ensemble des pays en développement pouvant aussi s’appliquer à la Colombie11 : « les objectifs des Etats du Nord (stabiliser le chômage), des institutions financières (activer les liquidités), des entreprises (vendre) convergent : endetter les consommateurs potentiels pour élargir les débouchés. A ce moments, Etats, entreprises et consommateurs du Nord sont tous endettés, il ne reste que (mais il reste) le Tiers-Monde : son endettement est encore limité, ses besoins énormes. L’alliance se noue alors au sein du Nord entre entreprises, banques et Etats, pour faire le maximum de prêts aux pays du Tiers-Monde (ou de l’Est) en contrepartie d’achats de biens » (1998, p. 155). Ces phénomènes – « alliance » du Nord, politique monétaire des Etats-Unis – montrent à nouveau que la compétitivité internationale n’est pas seulement déterminée par les facteurs internes.

L’environnement international lui-même a des effets sur lesquels, en outre, la Colombie ou tout autre pays en développement n’a qu’un faible voire aucun contrôle (cf. schéma 1.2).

11 Le deuxième chapitre montre que des facteurs plus spécifiques à la Colombie expliquent son endettement. Pour les besoins de l’analyse, les propos de De Bernis sont suffisants.

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Schéma 1.2 : L’industrie colombienne : facteurs de sous-compétitivité spécifiques au secteur

Sous-compétitivité de l'industrie nationale Facteurs internes Politique économique Facteurs externes Focalisation sur l'industrialisation « oubli » de l'agriculture Endettement « provoqué » par les

pays développés Dégradation des termes de l'échange Politique monétaire restrictive de la FED Hausse des taux d'intérêts Appréciation du dollar américain Augmentation du service de la dette

Limitations des effets d'entraînement de l'agriculture sur l'industrialisation

Faible production des biens à contenu technologique avancé

Limitation des devises disponibles pour l'importation

Faibles importations des biens à contenu technologique avancé

Faible incorporation du progrès technique dans les processus productifs

Source : fait par l’auteur.

Contraint par le manque de devise, l’Etat s’est contenté d’une politique d’industrialisation « à échelle réduite », dans le cadre de programmes industriels proposés par les Etats-Unis – ceux-ci cherchant à augmenter leurs profits avec des investissements directs à l’étranger12 (Romero & Glinkin, 1979). Cette industrialisation ne concerne que certaines branches de biens intermédiaires – papier, caoutchouc, métaux, produits chimiques et pétrochimique – et certaines zones du territoire colombien (Poveda, 1979 ; Ocampo et al., 1996 ; Garay, 1998).

12 D’après Romero & Glinkin (1979), l’Amérique du sud se caractérise par un taux de profit supérieur à celui des pays développés (12% contre 7,9%). Certes, le taux de profit varie d’une branche à l’autre, mais il indique une

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Cette limitation spatiale de la politique économique, en plus de sa limitation sectorielle – excluant la majeure partie de l’agriculture et une partie non-négligeable de l’industrie – est à l’origine de zones sous-développés au sein du territoire colombien. Ces zones « fragilisées » constituaient un motif supplémentaire à ne pas ouvrir davantage la Colombie aux flux commerciaux et internationaux.

Avant d’aborder ce point dans la section, il convient préalablement d’établir d’autres causes de la sous-compétitivité, communes à l’agriculture et à l’industrie.

1.3. Sous-compétitivité et sous-investissements en éducation et