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L’incertitude de la connaissance des systèmes complexes socio-spatiaux

La certitude de l’incertitude

La question de l’incertitude me semble centrale dans la réflexion sur la connaissance de la ville appréhendée en tant que système complexe. Pour développer mon raisonnement, je ferai

particulièrement référence aux travaux de deux collectifs scientifiques que j’ai animés et qui ont abouti aux publications « Faire science avec l’incertitude » (Fusco et al. 2015) et « Questions of Uncertainty in

Geography » (Fusco et al. 2017). D’autres travaux, plus spécifiques, seront mobilisés dans le Chapitre

4, où il sera question des méthodologies pour la connaissance incertaine dans l’analyse urbaine. Le concept d’incertitude a été d’abord introduit en économie par Knight (1921) pour élargir la vision classique de la théorie des erreurs et de l’évaluation du risque. Dans les trente dernières années il a fécondé la recherche fondamentale et appliquée dans plusieurs disciplines. Plus particulièrement, les mathématiques appliquées et les sciences informatiques ont développé des théories formelles de la connaissance incertaine (Shafer 1976, Zadeh 1978, Dubois and Prade 1988, Pearl 2000, Halpern 2005) en intelligence artificielle. En géographie, comme dans d’autres disciplines, l’incertitude est un

concept chapeau (Fisher 2005) qui correspond plus ou moins bien aux cadres formels proposés par l’intelligence artificielle. Incertitude devient alors un synonyme de connaissance imparfaite :

connaissance incomplète, inexacte, imprécise, floue, disputée, ambigüe, impossible, etc.

Dans le cadre du collectif interdisciplinaire « Faire science avec l’incertitude » (Fusco et al. 2015), avec d’autres géographes, mais également des économistes, des archéologues, des historiens, des sociologues, des anthropologues, des linguistes, des psychologues et des philosophes, j’ai défendu une définition large de l’incertitude. Cette définition large est nécessaire pour englober sous le concept chapeau d’incertitude l’ensemble des questionnements que les chercheurs en sciences humaines et sociales identifient comme relevant de la connaissance incertaine. Le risque serait de restreindre le concept au point de le faire coïncider avec les théories formelles de l’incertitude en intelligence artificielle, qui ne rendent pas compte de l’ensemble des questions posées par la connaissance en SHS. L’incertitude est en effet un concept relatif à un contexte de connaissance : il y a incertitude dès que l’on est en décalage avec une attente de connaissance dans un domaine donné. Ainsi, l’imprécision, l’indétermination, l’incomplétude, l’ambigüité ou l’imprédictibilité sont autant d’éléments qui relèvent de la connaissance incertaine, dès lors que l’horizon attendu est celui de la précision, la détermination, la complétude, l’univocité ou la prédictibilité.

Dans le cadre du collectif, j’ai également interrogé la distinction entre incertitude ontique et épistémique, souvent opérée dans les sciences naturelles et dans les sciences informatiques (Petersen 2012), et des débats sont apparus. Cette distinction renvoie à l’opposition bien établie entre états ontique et épistémique pour un système physique (Atmaspacher 2001). Est ontique l’incertitude liée à l’état d’un phénomène qui ne suit pas des lois déterministes, comme l’état des électrons autour d’un noyau atomique, régi par des lois stochastiques, reflétant une variabilité intrinsèque du phénomène, disjointe de la connaissance que l’on peut en avoir. En revanche, on qualifie d’épistémique l’incertitude liée à la connaissance de l’état d’un phénomène, indépendamment du fait qu’il suive des lois déterministes ou stochastiques dans son fonctionnement non observé (Petersen 2012). Pour une partie du collectif, cette distinction était peut-être importante dans les sciences physiques, où les chercheurs estiment pouvoir établir des descriptions “ontiques” des phénomènes, c’est-à-dire des lois régissant ces phénomènes indépendamment des observateurs humains. En revanche, elle tend à s’estomper pour les sciences humaines et sociales. En effet, comment peut-on caractériser d’intrinsèque la variabilité des phénomènes humains et sociaux ? N’est-elle pas toujours liée à une

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incertitude épistémique relative à des phénomènes appréhendés de façons approximative, imprécise, incomplète, etc. ? À un niveau plus conceptuel, les phénomènes humains et sociaux étudiés dans les SHS ne peuvent pas, par définition, exister en dehors d’un contexte d’observation humaine, celle du chercheur n’étant qu’un cas particulier d’observation. Les langues, les cultures, les organisations sociales, spatiales et économiques des êtres humains sont inséparables d’un contexte d’observation humaine, celui des acteurs qui participent à leur production, usage et transformation. On peut dès lors se poser plusieurs questions. Quel sens prendrait la recherche d’une conceptualisation de phénomènes indépendants d’un contexte d’observation ? Que voudrait dire une ontologie des objets sociaux sans observateur humain ?

Ce regard sur l’insignifiance pratique de la distinction entre incertitude ontique et épistémique dans le domaine social est partagé par Taleb (2007), qui parle de « distinction sans différence » tout en remarquant que des situations futures de connaissance pourraient tirer profit de l’existence des deux concepts.

De l’incertitude de l’information géographique …

En ce qui concerne la géographie, les questions de l’incertitude (au sens le plus large du terme) ont vite été intégrées dans le domaine des systèmes d’information géographique (Duckham et al. 2001, Foody and Atkinson 2002, Zhang and Goodchild 2002, Longley et al. 2005, Fischer et al. 2006, Prade et al. 2010) et ont successivement investi la modélisation spatiale (Heuvelink 2002, 2007). Cette riche littérature, nourrie par les conférences biannuelles de l’International Spatial Accuracy Research

Association (ISARA) et de l’International Symposium on Spatial Data Quality (ISSDQ), fait état

d’importants développements pour la modélisation, la représentation et la manipulation de l’information géographique incertaine, tant dans sa composante géométrique (la localisation et la délimitation des objets géographiques) qu’attributaire (les caractères descriptifs des objets géographiques). La théorie classique des erreurs, issue de la métrologie, est désormais complémentée d’approches novatrices mobilisant les probabilités bayésiennes, la logique floue, les probabilités imprécises, etc. Des problèmes spécifiques se posent en matière de fusion d’information multi-sources, de changement de support spatio-temporel (impliquant des opérations d’agrégation/désagrégation), de propagation des incertitudes dans les traitements, de représentation graphique de l’information incertaine. De nouveaux enjeux émergent dans l’évaluation des incertitudes de l’information géographique volontaire (Flanagin et Metzger 2008). Mais toutes ces questions sont loin d’être exhaustives de l’incertitude en géographie. Dans Fusco et al. (2017) j’ai même souligné comment la focalisation de la communauté scientifique sur l’incertitude dans l’information géographique a fait perdre de vue des questions beaucoup plus fondamentales, lorsque l’on passe de l’information à la connaissance géographique.

… à l’incertitude de la connaissance géographique

La criticité du passage de l’information à la connaissance avait déjà été identifiée par Helen Couclelis, dans son célèbre article « The certainty of uncertainty : GIS and the limits of geographic knowledge » (Couclelis 2003). Elle y observait que, contrairement à un système d’information

géographique, le cerveau humain est capable de produire de la connaissance à partir d’informations. Or, observait-elle, il existe plusieurs situations dans lesquelles l’incertitude de la connaissance produite ne dépend pas de l’incertitude de l’information ou du manque d’expertise de celui qui manipule l’information. Dans ces deux cas, de la nouvelle information, plus abondante, plus précise, moins lacunaire, etc. et une meilleure expertise pourraient à terme réduire/éliminer l’incertitude des

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connaissances. En revanche, l’abstraction imparfaite, la tension entre généralisation et fait particulier, et l’impossible fermeture logique (ou, d’un point de vue plus pratique, la non-calculabilité de la solution) sont à différents titres toujours présentes dans les trois types de raisonnement qui fondent la production de la connaissance géographique (le raisonnement abductif, le raisonnement déductif en contexte empirique et le raisonnement non-monotone). Ces caractéristiques peuvent produire des incertitudes dans les connaissances géographiques, incertitudes que l’on ne pourra pas rendre négligeables par l’amélioration de l’information de base et de l’expertise du traitement.

Il devient dès lors nécessaire d’élargir le regard de notre discipline sur les questions de connaissance incertaine qui se posent au géographe et de montrer de quelle manière elles peuvent être interreliées. À côté des questions bien balisées d’incertitude dans l’information géographique et dans sa représentation graphique (et plus particulièrement cartographique), j’ai ainsi identifié, avec les collègues géographes du collectif « Incertitude et connaissance géographique » du laboratoire ESPACE, six autres grands domaines affectés par des questions d’incertitude : les définitions géographiques, l’explication des phénomènes géographiques, la complexité des systèmes géographiques, la géosimulation, la subjectivité dans les phénomènes spatiaux et l’intervention sur l’espace dans le cadre de l’aménagement et de la gestion des risques. Dans ce qui suit, j’argumenterai que la question de la

complexité des systèmes géographiques est centrale. D’elle découlent, directement ou indirectement, la presque totalité des incertitudes liées à la connaissance géographique dans les autres domaines considérés. Cela est d’autant plus vrai que l’on adopte une vision morinienne de

complexité généralisée.

L’incertitude de la connaissance d’un système géographique complexe

Il convient donc de revenir d’abord sur le lien entre complexité et incertitude. Qu’il s’agisse de complexité agrégée, avec propriétés émergentes et rétroactions, de prise en compte du caractère adaptatif des systèmes sociobiologiques, avec récursivité générationnelle et hologrammétrie informationnelle, ou bien des conséquences des non-linéarités, pouvant rendre chaotiques des systèmes déterministes relativement réduits, ou encore de l’impossibilité d’extraire les systèmes réels de leur environnement et d’en étudier des répliques en laboratoire, la complexité met à mal l’idéal laplacien de pouvoir connaitre avec certitude l’état passé, présent et futur d’un système donné. La connaissance que nous pouvons avoir des systèmes complexes auto-éco-organisés est toujours incomplète, approximative et incertaine.

En économie, dans la tradition de l’école autrichienne, Hayek (1967, 1978) avait déjà reconnu comment l’ensemble des sciences sociales étudie des systèmes essentiellement complexes. Hayek

opère alors une distinction entre la connaissance (en matière d’explication comme de prédiction) de type détaillé et celle de principe. La connaissance détaillée est celle qui permet d’identifier les causes

et les conséquences de phénomènes et de processus pris individuellement. On parlera en revanche d’une connaissance, d’une explication ou encore d’une prévision de principe lorsque ces dernières portent sur des régularités (jamais absolues) qui surgissent lorsque certaines conditions générales sont satisfaites. Dans les sciences expérimentales, lorsque l’on est capable d’éliminer la complexité du système dans son environnement pour reproduire de façon isolée le phénomène d’intérêt, on peut parvenir à des explications et des prévisions détaillées. Dans les systèmes complexes étudiés par les sciences sociales observationnelles, cela n’est pas possible. Nous devons alors nous contenter d’explications (et de prévisions basées sur ces explications) qui sont toujours de principe : elles se réfèrent à des comportements typiques, évalués qualitativement, des systèmes complexes, comportement qui ont normalement lieu (tout en souffrant des exceptions) si certaines conditions

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sont respectées. D’un point de vue opérationnel il n’est pas possible de préciser le temps, le lieu et la magnitude précise de ces évènements : leur connaissance est qualitative. De surcroît, des incertitudes affectent également leur survenue ou non dans des situations particulières : est-ce que les conditions générales de survenue ont bien été respectées (leur vérification opérationnelle pouvant être à son tour incertaine) où bien sommes-nous en présence d’autres conditions, exceptionnelles, pas prises en compte dans le comportement typique du système ?

En développant sa réflexion à la fois sur les systèmes biologiques, écologiques et sociaux, Levin (2002) aussi souligne comment l’étude des systèmes complexes auto-organisés adaptatives est l’étude de systèmes limités dans leur prédictibilité. De manière plus générale, l’étude de ces systèmes est caractérisée pour Levin par une tension continue entre le connu, l’inconnu et l’inconnaissable, acceptant par-là l’impossibilité à la fois pratique et théorique d’une connaissance exhaustive, macroscopique et microscopique, de leur état et de leur devenir. L’imprédictibilité avait par ailleurs déjà été identifiée par Poincaré (1908) dans le chaos déterministe. Lorenz (1963) avait tiré les conséquences de ces non-linéarités déterministes dans l’appréhension des phénomènes météorologiques. Mais le chaos observable dans les phénomènes géographiques n’est pas absolu. O’Sullivan (2004) remarque à juste titre que d’autres caractéristiques des systèmes complexes (notamment la convergence vers l’organisation qui est typique de la complexité auto-organisée) créent une tension avec le caractère apparemment aléatoire et imprédictible de certains phénomènes géographiques. De son point de vue, et en suivant Phillips (1999), cette contradiction apparente entre convergence et divergence peut être résolue lorsque l’on considère l’échelle géographique de l’organisation des phénomènes et de leur analyse. La divergence et l’imprédictibilité à la micro-échelle peut ainsi être compatible avec la convergence vers certaines propriétés structurelles à la macro-échelle. Cette considération s’accorde également avec les réflexions plus générales développées par Schrödinger (1944) sur la nécessité d’avoir un grand saut d’échelle entre les phénomènes moléculaires et la vie d’un organisme biologique : seulement la très grande numérosité permet au mouvement aléatoire des molécules d’être compatible avec la stabilité des fonctionnements macroscopiques de l’être vivant. Cependant, et ici O’Sullivan rejoint Hayek, les propriétés structurelles macroscopiques des systèmes géographiques peuvent être connues seulement qualitativement.

Je serais alors tenté d’adopter la vision proposée par ces auteurs, mais il faudra le faire avec une mise en garde. Cette dernière concerne le rôle que les phénomènes non-typiques peuvent avoir dans le fonctionnement et dans l’évolution des systèmes complexes. Cela revient à poser le problème des cygnes noirs que Taleb (2007) définit précisément comme ces phénomènes hautement atypiques (et donc extrêmement rares) qui ont un impact important sur le comportement du système et sur son évolution future. Si le phénomène étudié suit une loi de puissance, comme c’est souvent le cas dans la plupart des phénomènes sociaux, on pourrait questionner l’idée même de phénomène typique et comportement typique : comme nous aurons la possibilité de voir successivement, les phénomènes distribués en loi de puissance n’ont pas de comportement typique. L’anticipation qualitative des

phénomènes typiques reste, dans la mesure du possible, la seule option opérationnelle qui s’ouvre au chercheur en sciences sociales. Nous devrons néanmoins le faire en prenant conscience du fait que

des phénomènes extrêmes et atypiques, non prévisibles ex ante, et ayant un rôle fondamental dans

les fonctionnements et les évolutions des systèmes, pourront néanmoins se vérifier. Ces

considérations seront d’une importance capitale lorsque l’on se penchera sur la prospective des systèmes géographiques, l’anticipation de leur devenir et les implications pour l’intervention consciente dans une démarche d’aménagement de l’espace (Chapitre 5). Ce que nous retiendrons ici est l’inéluctabilité d’une connaissance incertaine, qualitative et donc approximative, du comportement, même seulement typique, d’un système géographique complexe.

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Concepts, explications, interprétations : l’incertitude est dans la complexité du système

Or, bien d’autres questions de connaissance incertaine dérivent, directement ou indirectement, de la complexité des systèmes socio-spatiaux. Dans « Questions of Uncertainty in Geography » (Fusco et al. 2017), je soulignais ainsi comment les concepts mêmes utilisés par le géographe dans ses analyses peuvent être incertains. L’identification de concepts généraux pouvant subsumer la variété des phénomènes observables dans les systèmes spatiaux est un exercice intellectuel très délicat, dans lequel nos capacités cognitives innées se combinent avec les protocoles disciplinaires. Cet exercice est habituellement affecté par des nombreuses incertitudes, qui sont parfois abordées dans les débats de la discipline. La complexité des systèmes spatiaux permet une multitude de niveaux de lecture, se focalisant sur des phénomènes différents, et permettant de donner des significations différentes aux concepts théoriques employés. La plupart des concepts de la géographie humaine sont concernés : ville, quartier, région, frontière, situation, aire culturelle, etc. en tant qu’objets géographiques et urbanisation, périurbanisation, métropolisation, globalisation, développement territorial, développement durable, etc. en tant que processus géographiques.

Selon Passeron (1991) les concepts théoriques des sciences sociales sont toujours polymorphes, ce qui introduit un certain degré d’incertitude et d’ambiguïté dans leur application (mon observation). On pourrait leur opposer des concepts définis ad hoc à partir des analyses empiriques, mais le problème de ces concepts « sténographiques » est leur faible potentiel de généralisation : ils ne sortiront pas du domaine très spécifique où ils ont été formulés sans introduire de nouvelles incertitudes (mon observation). Passeron examine également le rapport entre le formalisme quantitatif et la connaissance qui en découle dans les sciences sociales. Dans les sciences naturelles et expérimentales, le gain de la formulation se mesure dans la capacité à enregistrer une cumulation des expériences, mais l'auteur montre qu'il en va autrement dans les sciences de l'observation empirique où il y a reconstruction interprétative et, du coup, disproportion entre la précision opératoire d'un formalisme et l'approximation des actes de traduction. Le passage entre formalisme quantitatif et reconstruction interprétative est toujours nécessaire lorsque les quantités analysées sont des indicateurs de l’état, du fonctionnement ou de l’évolution d’un système complexe : on mesure une pression artérielle, on dénombre les délits reportés à la police, mais on interprète un état de santé d’une personne ou un niveau de sécurité dans le quartier. La question de la reconstruction interprétative est d’autant plus importante en vue du type d’objets étudiés par les sciences sociales, un point particulièrement abordé dans « Faire science avec l’incertitude » (Fusco et al. 2015), texte que je reprendrai directement dans son argumentaire. Suite au débat ouvert par le constructivisme social (Berger et Luckmann 1966), une importante tradition philosophique opère une distinction dans l’ontologie des objets. Searle (1995) distingue les faits qui existent indépendamment de nous (ontologiquement objectifs : par exemple le fait qu’il y ait de la neige au sommet de l’Everest) et ceux qui dépendent de nous, sujets humains (faits ontologiquement subjectifs : par exemple, le fait de considérer un ensemble de fibres de cellulose comme un billet de banque ayant une valeur monétaire).

Selon Smith (1996) ainsi que Casati et Varzi (1994), il y a d’un côté les objets physiques (qui existeraient indépendamment des êtres humains et de leurs institutions), et de l’autre les objets sociaux (qui découlent de l’intentionnalité collective des êtres humains et de leurs institutions). Les objets physiques peuvent être séparés en deux catégories : ceux que l’on reconnaît directement par nos capacités intellectives innées (objets physiques bona fide) et ceux qui nécessitent une convention définitoire entre scientifiques (objet physiques fiat). En créant des conventions de définition, les scientifiques ont tendance à faire glisser l’ensemble de leurs objets d’étude physiques dans la catégorie des objets fiat. En première approximation, la recherche en sciences naturelles s’attèle aux objets

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physiques, tandis que les sciences humaines et sociales s’attachent aux objets sociaux, sans occulter nécessairement leur soubassement physique. S’il est vrai que les conventions de définition donnent une existence sociale aux objets physiques, il demeure une différence fondamentale à cet égard entre sciences naturelles et sciences humaines et sociales. En effet, alors que les conventions sociales qui définissent les objets physiques fiat sont élaborées par la communauté scientifique (sans oublier bien évidemment les dynamiques sociales propres à la construction des objets scientifiques), la plupart des objets sociaux sont des constructions sociales élaborées par des acteurs sociaux, avant même que le chercheur s’y intéresse, qui font ensuite l’objet d’une seconde construction sociale par le biais des conceptualisations savantes et des conventions des chercheurs.

À l’évidence, la connaissance des objets physiques peut être incertaine (problèmes de métrologie, prévision d’un état futur, etc.). La « double construction » ontologique des objets sociaux rajoute toutefois de l’incertitude à leur connaissance car leur compréhension dépend non seulement des catégories du chercheur (dites “étiques”) mais aussi de celles des acteurs sociaux qui les ont créées (dites “émiques”, De Sardan 1998). Or, il n’est pas évident que ces catégories correspondent (incertitude de l’interprétation, incertitude des catégories logiques de l’analyse) : quand on interprète un objet social, on n’est pas sûr d’être dans le “vrai” concernant sa signification dans un contexte social donné, et cela d’autant plus s’il s’agit d’une société distante dans le temps ou par rapport aux référentiels du chercheur. Dans Fusco et al. (2017) les collègues archéologues ont fait état de la centralité de cette question dans l’interprétation des vestiges découverts (à quels objets se référent ils ? quelles en étaient les fonctions ? quelles en étaient les significations sociales ?). Les incertitudes de l’appariement des ontologies étiques et émiques renvoient à l’impossibilité de séparer connaissant et connaissances dans une approche morinienne de complexité généralisée.

L’interprétation des objets sociaux est également centrale dans les démarches de la géographie sociale et culturelle, dès que l’on se penche sur la signification sociale des objets géographiques et des pratiques des espaces au sein de groupes sociaux ou de cultures (par exemple, en ce qui concerne les