• Aucun résultat trouvé

L’impossible et illusoire apolitisme du juge neutraliste

Introduction de la première partie

Paragraphe 2. L’impossible et illusoire apolitisme du juge neutraliste

114. Le droit dans sa conception classique et courante n’est qu’une superstructure

élevée sur une infrastructure politique. Marx aurait dit sur une infrastructure économique. Ce qui aujourd’hui, dans le contexte de la mondialisation néolibérale initiée et développée sous l’impulsion des multinationales, n’est pas sans résonnance. Mais qu’importe. Dès lors que les acteurs économiques les plus puissants s’emparent du pouvoir politique ou en tout cas déterminent directement ou indirectement son action, ils deviennent de fait des acteurs politiques ; ils font de la politique. Qu’ils agissent ouvertement ou en sous-main n’y change rien. Ce qui est certain, c’est que les juges, eux, n’auront pas leur mot à dire. Ils ne détiennent aucun pouvoir propre, ils ne représentent personne et ils sont institués par une loi dont ils tiennent toute leur légitimité. Une loi qui est la traduction normative de la conception que le pouvoir qui l’a prise, se fait du droit et de la justice.

115. Pourtant, selon certains théoriciens tels que les adeptes de la « théorie réaliste de

l’interprétation » (pour prendre la plus étonnante), bien loin d’être dans la dépendance étroite du pouvoir politique dont la plasticité des lois contrairement à celle des matériaux, ne semble devoir comporter aucun point de rupture, les juges disposeraient d’un pouvoir considérable. Pour eux en effet, la « loi est en fait un simple énoncé, un texte qui n’a aucune valeur normative (…). [C’] est l’interprétation opérée par le juge qui va lui donner sa qualité de norme ». 231 Un juge qui ne serait donc « plus la simple bouche de la loi comme le pensait Montesquieu, mais (…) le véritable auteur de la norme » 232 , celui qui lui donne sens, puisque « préalablement à l’interprétation les textes n’ont encore aucun sens mais sont seulement en attente de sens". 233 Est-ce-à-dire que lorsque la loi est indigne, c’est le juge qui l’applique qui est le responsable et unique responsable de cette indignité à laquelle il a « donné sens » ? Ou à

231 Jean-Benoist Belda, Centre du droit de la consommation et du marché, Université de Montpellier, La théorie

réaliste de l’interprétation, Réflexion sur la place du juge, p. 9.

232 Ibid.

233 Michel Troper, Une théorie réaliste de l’interprétation, in La théorie du droit, le droit, l’État, PUF, Léviathan, 2001, p. 74

tout le moins le co-responsable en tant que co-auteur ? Et s’il ne veut pas l’assumer, ne lui faut-il pas, plus encore que refuser d’appliquer la loi, la tenir pour inexistante, lui interdire d’accéder, avec le sens, à l’existence juridique ? Sinon, que vaut l’affirmation que le juge est « le véritable auteur de la norme » ? Une conception manifestement sans rapport avec la réalité judiciaire ; et dangereuse.

116. Une conception irréaliste, puisqu’aucun juge depuis la Révolution de 1789 ne s’est

reconnu et probablement ne se reconnaîtra jamais comme auteur des lois (au sens large) établies par les instances dédiées du pouvoir politique. C’est aussi une conception dangereuse, puisqu’elle opère une sorte de transfert sans partage de l’obligatoriété des lois, du législateur au juge qu’elle fait entrer ainsi, ipso facto, dans le champ politique. Mais une conception qui, pour irréaliste et dangereuse qu’elle soit, n’est pas à rejeter en bloc. Elle rejoint en effet l’idée populaire partagée par notre propre conception du Droit et du Juge, selon laquelle le juge n’est pas, ou en tout cas ne devrait pas être, un simple fonctionnaire d’exécution. Ce qu’il est pourtant, même si le processus technique du jugement peut s’avérer complexe dès lors que la solution légale étant dégagée, il n’a d’autre choix que de l’appliquer sans sourciller, même si elle doit avoir des conséquences humainement insupportables. Ce qui en quelque manière signifie que l’on attend du Juge une certaine validation éthique. Dans notre conception, il s’agit d’une évaluation de la conformité de la loi à l’éthique du Droit dont dépend l’acceptation ou le refus du Juge de l’appliquer.

117. Il est certain que jusqu’à présent le juge ne répond nullement à de telles attentes.

La défiance des citoyens à l’égard de la classe politique a aujourd’hui gangréné la plupart des institutions ; y compris l’institution judiciaire, malgré l’engouement général dont elle serait l’objet selon certains auteurs. Des citoyens qui en viennent à penser, non sans raison et non sans le regretter, que tout vient « du pacte politique entre les hommes » 234… de pouvoir. Que « le droit n’est qu’une mise en musique de ce pacte » 235, c’est-à-dire plus prosaïquement en démocratie, des promesses unilatérales de campagne des élus, censées être acceptées par les électeurs. Des promesses que les premiers respecteront plus ou moins, selon qu’ils estimeront que l’évolution de la situation l’autorise ou non, les seconds devant attendre l’échéance

234 Monique Chemillier-Gendreau, op. cit., p. 24.

électorale suivante pour les sanctionner et voter pour la mise en œuvre, toujours aussi hypothétique, du programme des nouveaux élus.

118. Le pouvoir politique a bien entendu tout intérêt, lorsqu’il prend des mesures

iniques, à ce que sa population croit en l’existence d’un « sacre judiciaire », dès lors qu’il sait le juge sans pouvoir réel. Même les régimes les plus despotiques estiment utile de maintenir un appareil judiciaire entre eux et les justiciables afin de faire croire à l’intérieur comme à l’extérieur de leurs frontières, en l’existence d’une distance minimale entre l’acte de poser la loi et l’acte de la dire ou en termes plus directs, entre la condamnation sur le papier et la condamnation qui conduit des gens de chair et d’os à la geôle et/ou à la mort. C’est ce que l’on voit à l’œuvre à des degrés divers en Russie, en Chine, en Corée du Nord, aux Phillipines et dans de nombreux autres États. Dans les pays démocratiques, la situation est évidemment différente, même si à certains moments de troubles politiques et/ou sociaux graves, elle puisse l’être beaucoup moins, y compris chez les plus authentiquement démocratiques. Et l’on peut distinguer grossièrement en ce qui concerne les rapports du juge au pouvoir, entre un rapport de complaisance et un rapport plus caractéristique de l’illusoire et ambigüe prétention à l’autonomie du juge « apolitique » :

— 119. Le premier cas est celui de juges qui aiment le pouvoir, mais n’ont ni le goût ni le courage de le conquérir sur le terrain purement politique avec tous les aléas que cela comporte. Des juges qui savent que le pouvoir a besoin d’eux, qu’ils incarnent eux aussi symboliquement ce pouvoir, comme en témoignent l’architecture et l’apparat judiciaires. Des juges qui, n’ayant pas eu l’audace de faire de la politique, n’auront pas celle de s’affranchir sérieusement (pouvant cependant à l’occasion prendre quelques libertés avec l’interprétation pour se donner quelques frissons) de la tutelle du pouvoir politique. Mais ils attendront de lui d’être reconnus et récompensés pour leur loyauté à son endroit par de beaux avancements et de belles médailles. On pourrait à cet égard penser qu’un nouveau pouvoir pourrait à son arrivée se défier des magistrats qui ont fidèlement servi son prédécesseur honni, mais il faut plutôt penser que si ce nouveau pouvoir est un tant soit peu perspicace, il comprendra qu’ils le serviront avec une égale fidélité ; qu’ils ne sont pas attachés à un pouvoir, mais au pouvoir.

— 120. Le second cas, à l’opposé du premier et sans doute le plus fréquent, surtout dans les démocraties dites apaisées où les libertés sont globalement respectées et où par conséquent les juges ne sont pas confrontés à de graves problèmes de conscience, est celui d’hommes et de femmes qui sont entrés dans la magistrature pour diverses raisons (une certaine

sécurité et un certain niveau d’emploi, un certain goût pour le droit et la justice, un certain prestige, etc.), mais sans éprouver d’attrait particulier pour le pouvoir, et sans même d’ailleurs éprouver le besoin de réfléchir à leur rapport au pouvoir, puisqu’un tel rapport n’existe tout simplement pas pour eux. Pour eux tout est clair : il y a deux réalités bien distinctes : d’un côté la politique et de l’autre le droit. Et s’ils ne se posent pas la question de leur rapport au pouvoir, c’est parce qu’ils veulent s’en tenir strictement à leurs fonctions, qu’ils tiennent à demeurer en toutes circonstances des professionnels et rien que des professionnels qui mettent en œuvre une matière débarrassée de toutes les scories du débat politique. Une matière qui leur est livrée une fois le débat politique éteint, prête à son emploi purement technique. Il n’est pas plus question pour eux de complaisance que d’opposition à l’égard du pouvoir, et s’il peut y avoir parfois quelques tensions, quelques frictions avec lui, par exemple s’il entreprend de remettre en cause leur statut sur tel ou tel point, leur réserve à la fois « naturelle » et légale les maintiendra toujours en dessous d’un certain « plafond de verre » : il ne saurait être question, en tout état de cause, d’aller peu ou prou contre la loi.

121. L’illusion de l’autonomie est sans doute à son comble dans les démocraties les

plus affirmées. Celles où les juges n’ont pas de raison (évidente, flagrante) en l’absence d’incident majeur, d’interroger leur statut, leur pratique et leur conception du Droit et de leur office, ou autrement dit de douter fortement de la réalité de cette autonomie, confondue en fait avec « l’indépendance » qui leur est reconnue par la loi. De douter « Fortement », car l’illusion ne peut être totale. Aucun juge ne peut ignorer absolument la force d’attraction, certes variable, mais jamais totalement absente même dans le cours le plus linéaire de la vie sociale, exercée par le pouvoir politique sur l’institution judiciaire. Les symboles, les allégories, les inscriptions en latin sur les frontons et les parois des palais, peuvent peut-être encore aujourd’hui impressionner quelques justiciables naïfs et donner parfois à quelques juges au tempérament religieux, entre deux raisons concrètes de se souvenir de leur allégeance à la loi contingente (relatives par exemple au déroulement de leur carrière en termes règlementaires de grade et d’indice), le sentiment d’appartenir à une sorte de prêtrise dans un lieu où l’on met en œuvre une LEX écrite en lettres majuscules et majestueuses, intemporelle sinon transcendante. Mais cela ne peut guère durer plus longtemps que les effets de l’encens à l’église et les palais ne peuvent qu’apparaître à tout esprit lucide pour ce qu’ils sont : rien d’autre que les enceintes où sont rendues par des fonctionnaires appointés, les décisions que commandent les lois avec un « l » minuscule écrites par ceux qui, seuls, détiennent un réel pouvoir.

122. Pour qui pense le Droit avec un philosophe de l’absurde (de l’absurdité de la

condition humaine), il ne peut y avoir d’autre Droit et d’autre justice qu’immanents ou autrement dit que purement humains. L’espèce humaine est une espèce parmi les autres espèces vivantes et sociales, ni plus ni moins naturelle que les autres, mais dont l’une des caractéristiques essentielles réside dans le fait que ses membres sont dotés d’une conscience à la fois réfléchie et morale, qui leur permet d’ériger le constat de leur interdépendance en valeur. Une capacité spécifique au sens littéral, qui leur permet de comprendre que la régulation de leurs sociétés en tant que sociétés humaines, requiert de distinguer entre ce qui correspond à la nécessité première de toute régulation de toute société animale, soit l’imposition d’un ordre, et ce qui fait le propre humain de cette régulation, généralement désigné par « la justice » et plus précisément avec Camus, par la solidarité. Qui leur permet de distinguer la loi du Droit. Les sociétés humaines sont certes politiques, mais elles sont aussi et dans leur plus grand développement humain, éthiques. Ceux qui y exercent le pouvoir peuvent certes imposer leur loi, mais ils ne peuvent imposer leur Droit. Leur loi ne sera du Droit que pour autant qu’elle respectera l’éthique du Droit. Ce qu’ils imposeront par la force n’exprimera jamais que leurs choix. Dire le Droit pour le Juge, c’est Dire la loi conforme au Droit ou refuser l’application de la loi dans le cas contraire. Ce qui implique de rompre avec un apolitisme naïf ou hypocrite qui consiste, pour le juge, à appliquer une loi manifestement indigne, comme s’il n’était qu’un simple rouage matériel entre le législateur et le justiciable.

123. Un tel juge, fonctionnaire au sens le plus étroit, compatible avec n’importe quel

régime politique, n’hésitera pas, par exemple, s’il le faut, si son maintien dans son poste (voire plus) en dépend, à battre prudemment sa coulpe à l’occasion d’un retour à la démocratie après une dictature ; comme il s’était éventuellement empressé de manifester son zèle lors du retournement de situation inverse précédent. De cette adaptabilité judiciaire à l’air du temps, les exemples abondent, parmi lesquels celui de la justice chilienne qui a couvert les multiples atteintes aux Droits de l’homme commises sous la dictature du général Augusto Pinochet. Une Justice dont la Cour suprême à Santiago arbore sur environ quatre mètres carrés la fameuse inscription LEX au milieu d’un haut-relief grandiose. Une lex qui fût donc celle d’une dictature féroce pendant seize ans. Quelques jours avant le quarantième anniversaire du coup d’État militaire qui avait renversé le 11 septembre 1973 le gouvernement du socialiste Salvador Allende légalement élu, l’association des magistrats du Chili a estimé « L’heure (…) venue de demander pardon aux victimes, à leurs proches et à la société chilienne », et a publié une déclaration dans laquelle on peut lire : « Nous devons le dire et le reconnaître clairement et avec

force : le pouvoir judiciaire – et, en particulier, la Cour suprême de l’époque – a manqué à son devoir de garant des droits fondamentaux et de protection des victimes face aux abus de l’État ». Et en effet, « Entre 1973 et 1990, environ 3200 personnes sont mortes ou ont disparu » et « Quelque 5000 demandes de protection pour les disparus ou les personnes détenues illégalement avaient été rejetées sous la dictature par les tribunaux chiliens, qui prétextaient ne pas avoir d’information à ce sujet. » 236 Il n’est guère douteux que les magistrats de la dictature qui avaient été pour beaucoup ceux du régime précédent et seront ceux du régime suivant, n’étaient pas très différents des magistrats qui ont rédigé la déclaration en question. Le repentir est sans doute une bonne chose mais, même sincère, il n’a jamais été un antidote à la récidive ; surtout lorsqu’il est exprimé en dehors de toute réflexion en profondeur sur l’autonomie du Droit et de l’office du Juge par rapport à la loi ou autrement dit du pouvoir politique.

Commentaire. Le juge — un juge que l’on suppose humaniste et juge en rapport avec cet

humanisme —, qui se prétend apolitique professionnellement parce qu’il s’interdit en toutes circonstances de porter un quelconque jugement politique, de valeur, sur la loi, ne peut tenir avec quelque vraisemblance cette prétention que s’il officie dans une démocratie effectivement respectueuse des droits humains au sens large. Dans ce cas, il peut avec une certaine sincérité penser qu’il dit avec la loi autre chose que les stricts choix, la stricte volonté, du pouvoir ; qu’il dit un droit conforme à ce qui est humainement, socialement, souhaitable, que cette volonté ne fait au fond qu’exprimer. Il peut être troublé face à des lois liberticides prises dans une période d’instabilité politique et/ou sociale. Mais dès lors que la nature démocratique de l’État n’est pas directement remise en cause, et qu’il n’est pas directement porté atteinte à son indépendance statutaire, il peut encore soutenir sa position d’extériorité axiologique. Il peut se dire, en doutant quand même un peu à la périphérie de sa conscience de la parfaite sincérité de son propos intérieur, qu’il n’est pas complice du pouvoir qui est l’auteur de lois qu’il réprouve en tant qu’homme et citoyen. Mais il ne peut plus être question de sincérité lorsque le régime bascule dans la dictature et bafoue les libertés. Si le juge ne se démet pas, il ne peut, alors, qu’être complice ; et éventuellement futur repentant. À moins de se maintenir en tant que Juge qui dit le Droit distingué de la loi quand la loi est indigne. Un Droit qui intègre l’éthique qu’il avait spontanément intégrée dans sa vision du Juge au moment de son entrée dans la carrière, mais qu’il a paradoxalement écartée en endossant la robe, en adoptant la conception neutraliste du

droit en vigueur dans le corps. Il doit être entendu que le rejet de l’apolitisme qualifié plus haut de naïf ou d’hypocrite, n’a pas pour corollaire l’engagement politique du juge. Ce qui est rejeté, c’est le discours qui consiste à nier l’existence d’une limite éthique à la loi en tant qu’expression des choix politiques du pouvoir législateur. L’apolitisme visé consistant au contraire à considérer que ces choix sont sans limite. Or dans les deux cas, il s’agit de prendre position sur le politique — sur ce qui entre ou n’entre pas dans le champ du politique.

Documents relatifs