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Une impérative distinction du Droit et de la loi

40. De ce qui précède, il résulte que le Juge révolté — le Juge dont l’office est conçu

dans l’inspiration de la pensée de Camus —, ne saurait être un Juge révolutionnaire au sens d’un Juge qui se donnerait pour but de mettre à bas le système du droit en place pour y substituer un autre système qu’il lui préfèrerait. Un juge qui, estimant que le droit applicable est dans son ensemble totalement incompatible avec sa conception du droit déciderait, soit de le subvertir de l’intérieur en se maintenant à son poste, soit de se démettre pour aller le combattre de l’extérieur. Le refus du Juge révolté d’appliquer le droit en vigueur en tout ou partie n’est pas subversif. Il n’est pas fondé sur une conviction personnelle et n’a pas pour but de substituer un nouveau droit au Droit actuel, mais au contraire d’appliquer le Droit tel qu’il est, envisagé dans la plénitude de son concept. Le Juge révolté est au service du Droit. Il n’est au service de la loi que dans la mesure où elle ne contredit pas de façon flagrante l’éthique du Droit. Il n’est donc, ni un agent servile du pouvoir, ni un agent « hors la loi ». Selon la formule consacrée il rend ses jugements au nom du peuple français, non au nom du pouvoir politique en place. Un peuple qu’il trahit s’il rend un jugement sur le fondement d’une loi prise par ce pouvoir, qui s’avère manifestement contraire au Droit.

VIII. Une impérative distinction du Droit et de la loi

41. De la présence d’un Juge révolté dépend, avec l’existence d’un véritable Droit,

l’existence d’un véritable État de Droit. Un État de Droit qui ne peut en effet exister tant que c’est le pouvoir politique lui-même qui fixe la limite à son pouvoir. Une limite qui, contrairement à ce qui est généralement admis, ne saurait être considérée comme acquise du seul fait de la présence d’une Constitution, même si le pouvoir politique s’y conforme et même si ladite Constitution organise un contrôle de constitutionnalité des lois a priori et/ou a

posteriori confié à une juridiction spécialisée, comme c’est le cas en France. En effet, la

Constitution est non seulement une norme politique, mais sans doute la norme la plus politique qui soit. Une norme dont le sort, en tout ou partie, dépend exclusivement de ce que veut et de ce que peut, politiquement, en fonction du rapport des forces en présence, le pouvoir politique.

107 Pour un esprit aux prises avec la réalité, la seule règle (…) est de se tenir à l’endroit où les contraires s’affrontent, afin de ne rien éluder et de reconnaître le chemin qui mène plus loin. » OC/HR, T. III, p. 372.

De même, ne constitue manifestement pas la limite nécessaire à l’existence d’un véritable État de Droit la prétendue séparation des pouvoirs, institutionnelle, entre le gouvernement et le parlement qui sont évidemment deux instances politiques. La limite requise devant être apportée par une instance à la fois inhérente à toute société politique et extérieure au pouvoir politique. Celle que devrait être la justice comme institution porteuse d’une éthique propre.

42. Ce n’est pas sur le fondement d’un texte positif, au sens positiviste 108, qu’il revient juridiquement au Juge de veiller au maintien, avec la solidarité, de l’égalité et de la liberté. Ce n’est pas un texte, tel que l’article 66 de la Constitution de 1958 qui déclare « l’autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle », mais s’empresse de préciser qu’elle « assure le respect de ce principe dans les conditions prévues par la loi », laquelle peut, bien entendu et à tout moment dans le principe et comme l’histoire en démontre l’effective possibilité, restreindre cette liberté, voire la supprimer. La garantie apportée par « l’autorité judiciaire » est d’autant plus illusoire que le garant de son indépendance n’est autre, aux termes de l’article 64, que le Président de la République qui concentre entre ses mains l’essentiel, directement ou indirectement, de tous les pouvoirs. Surtout lorsqu’il dispose d’une majorité confortable à l’Assemblée nationale. C’est de sa fonction même — Dire le Droit et le Dire tel que le conçoit le peuple souverain dont il est à cet égard le représentant —, que le Juge tire (devrait tirer) sa légitimité de garant de la solidarité sans laquelle il ne saurait y avoir de liberté authentique. Ce qui implique qu’il puisse y avoir un conflit entre le pouvoir politique et le juge qui ne s’estime plus placé vis-à-vis de lui dans un lien de subordination sans bornes. C’est à cette insubordination du juge à l’égard du pouvoir politique que correspond la notion d’un Juge

révolté. Une révolte du seul point de vue d’un pouvoir politique sans partage et de la théorie du

droit qui lui correspond.

43. Pour tout un chacun, le droit c’est l’ordre et la révolte le désordre, le plus souvent

accompagné de violences. 109 Et à plus forte raison encore pour des juristes neutralistes,

c’est-108 Positiviste au sens courant du droit produit par les instances dédiées du pouvoir politique et assorti de sanctions.

109 Dans le Nouveau Petit Robert de la langue française 2008, on constate que la révolte y est décrite en effet en opposition à la notion de droit : soit comme une « Action collective, généralement accompagnée de violences, par laquelle un groupe refuse l’autorité politique existante, la règle sociale établie et s’apprête ou commence à les attaquer » ; soit comme une « Résistance, opposition violente et indignée » ou encore une « attitude de refus et d’hostilité devant une autorité, une contrainte ». Les différentes définitions des différents dictionnaires étant accompagnées de nombreux termes qui appartiennent au même champ lexical — désobéissance, insubordination, émeute, guerre, insurrection, révolution, rébellion, sédition, soulèvement, jacquerie, mutinerie, etc.

à-dire pour l’immense majorité des juristes auxquels la neutralité interdit de porter un quelconque jugement sur la loi et donc interdit d’attacher une quelconque légitimité à une violence qui a pour effet de la violer. Des juristes qui ne peuvent qu’entendre immédiatement dans le titre de la thèse une contradiction dans les termes : comment concevoir, dans le principe même, un Droit de l’Homme révolté, alors que le droit a pour fonction évidente de réguler, de pacifier les rapports entre les membres de la cité, de prévenir, de neutraliser et éventuellement de sanctionner toute forme de désordre et de violence. Alors que le pouvoir politique détient le monopole de la violence. Qu’il est le seul à pouvoir décider d’y recourir par l’intermédiaire de ses agents et dans le cadre de la loi qu’il a édictée. Toute autre violence étant considérée comme illégitime. Et il importe peu, pour les juristes en question, que ceux qui détiennent actuellement le pouvoir aient, auparavant, pour sa conquête, commis les pires crimes du point de vue légal (et accessoirement moral). Seul importe pour lui le fait de la détention actuelle, effective et efficace de la force. Les conquérants par les armes valent les conquérants par les urnes. Les premiers, tout autant que les seconds (et peut-être même plus), condamneront d’ailleurs avec la plus grande fermeté toute violence qu’ils n’auront pas décrétée, quoi qu’ils ne puissent nier — et aucun juriste positiviste avec eux —, que pendant le temps de leur conquête, alors qu’ils étaient soumis à l’ancienne loi, ils étaient hors la loi.

44. Mais il s’agissait d’une loi dont ils affirmeront sans sourciller qu’elle ne méritait

pas le nom de loi, contrairement à celle qu’ils lui substitueront. Ce qui justifiera que de délinquants, ils passent dans la postérité pour de « grands hommes » — lesquels, comme l’histoire le montre assez, ont souvent été, avant d’être célébrés en tant que tels, de grands massacreurs. Ce qu’ils seraient d’ailleurs restés dans la mémoire collective, s’ils n’avaient réussi dans leur entreprise de conquête du pouvoir. Comme Raskolnikov l’expose dans Crime

et Châtiment, il faut, pour devenir un grand homme, penser qu’on est en quelque manière un

surhomme et que cela justifie qu’on s’affranchisse du « droit commun ». La suite des évènements décide au final de son statut historique : de grand homme ou de grand criminel. Les nouveaux maîtres de la légalité peuvent bien entendu prétendre qu’ils ont agi pendant la période critique au nom d’un droit naturel par définition supérieur au droit positif alors en vigueur, mais ils n’en devront pas moins être considérés par les juristes neutralistes historiens, pour cette période, comme des criminels. Ces mêmes juristes qui néanmoins déclareront sans sourciller, que si leur accession au pouvoir est parfaitement illégale, que si la violence qu’ils ont exercée était totalement illégitime, la légalité des normes qu’ils produisent depuis leur accession victorieuse au pouvoir ne fait pour autant aucun doute.

45. Pour sortir d’une telle « logique » qui suppose une totale abdication éthique de

l’homme dans le juriste, il faut admettre que le neutralisme n’est pas une théorie du Droit, mais une théorie de la seule expression normative de la volonté du pouvoir politique en place. Une théorie moniste de son action normative indifférente au fait qu’elle puisse être parfaitement injuste, arbitraire voire meurtrière ; une théorie qui considère que ses lois sont en tout état de cause applicables dès lors qu’il dispose des moyens de contrainte nécessaires contre ceux qui pourraient vouloir s’y opposer. Comme seront tenues pour positives les normes produites par ceux qui le renverserait pour y substituer un autre régime despotique ou, indifféremment, un régime démocratique, cette « circonstance » étant sans conséquence juridique. Reconnaître au Droit, en tant que Droit positif et non en vertu d’un quelconque droit naturel, une dimension éthique, avec Camus fondée sur le « nous sommes », c’est considérer, sans contradiction, que dans le cas d’un pouvoir inique, c’est sa loi qui est en dehors du Droit et ceux qui s’y opposent, dans le/leur Droit.

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