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Quand l’habitude d’obéir à la loi inhibe la réflexion sur le Droit

Introduction de la première partie

Paragraphe 3. Quand l’habitude d’obéir à la loi inhibe la réflexion sur le Droit

212. Dans l’inventaire, sans prétention à l’exhaustivité, des explications possibles de la

confusion de la loi et du Droit, de la réduction ou de la résorption du second dans la première, il y a l’omniprésence et la familiarité du droit (avec un « d » minuscule). « Sans cesse, note à cet égard François Terré, même s’ils ne s’en rendent pas compte d’ostensible manière, les hommes entrent en contact avec lui : par la route ou par l’impôt, par l’achat d’un journal ou d’un livre, et même par l’heure que dit l’horloge, fidèle en cela aux fuseaux horaires que l‘ordre juridique a définis. Le droit est inhérent au quotidien. Il est en lui. Il est dans la réalité quotidienne ». 346 Dans la vie courante ses prescriptions, du fait même de leur familiarité, sont comme rendues invisibles, insensibles. On les suit sans même s’en rendre compte. Elles sont intériorisées. Dans Les deux sources de la morale et de la religion, Bergson compare ainsi la société à un organisme « dont les cellules, unies par d’invisibles liens, se subordonnent les unes aux autres dans une hiérarchie savante et se plient naturellement, pour le plus grand bien du tout, à une discipline » 347 sans faille. En effet, « Dans cet organisme plus ou moins artificiel »348 qu’est la société, « l’habitude joue le même rôle que la nécessité dans les œuvres de la nature ».349 Et les juges, ce que leur sociologie et leur formation favorisent sans doute, n’échappent pas eux-mêmes dans leur grande majorité à un certain conformisme. Celui qui

346 François Terré, Introduction générale au droit, Dalloz, 2012, p. 1.

347 Henri Bergson, Œuvres, Les deux sources de la morale et de la religion, PUF, 4e édit., 1984, p. 981.

348 Ibid., p. 982.

consiste à se placer dans le sillage du pouvoir politique en place. Par exemple si, comme peuvent en témoigner ceux qui l’ont vécu, le climat judiciaire s’est détendu un temps après le durcissement consécutif aux évènements de 1968 (dont la loi dite anticasseurs du 8 juin 1970 aura été un « temps fort ») avec l’arrivée au pouvoir de la gauche en 1981 et la nomination de Robert Badinter en tant que Garde des sceaux, cela n’a pas duré.

213. Le terrorisme des « années de plomb » puis aujourd’hui le terrorisme islamique,

l’embrasement cyclique des quartiers défavorisés, les mouvements sociaux liés aux diverses crises économiques et à la pauvreté tels pour ne citer que le plus récent celui dit des « gilets jaunes » 350, ont montré que l’appareil judiciaire suivait toujours aussi fidèlement la courbe ascendante des politiques sécuritaires, sans jamais faire entendre un son propre ; autre chose que quelques protestations syndicales sporadiques et sans portée réelle : la voix d’une autre légitimité que politique, juridique. Ce qui n’est bien entendu pas surprenant de la part de magistrats pour qui la neutralité axiologique, tenue pour inhérente à leur fonction, s’entend en toutes circonstances politiques et sociales de l’application de la loi sans limite éthique. Des magistrats qui s’estiment déliés de toute responsabilité en ce qui concerne les conséquences humaines possiblement désastreuses des lois qu’ils appliquent, en vertu d’une autre éthique, professionnelle et légale celle-là, qui leur commande d’adopter, en toutes circonstances, une démarche purement technicienne. Laquelle exclut toute implication de l’homme dans le juge, quelles que soient les conséquences humaines de ses décisions. Les seuls responsables de ses décisions sont les auteurs de la loi.

214. Une irresponsabilité du juge technicien qui peut s’avérer choquante, dès lors que

sa décision a consisté, par exemple, comme ce fût le cas souvent dans l’histoire y compris contemporaine, à condamner une personne sur le fondement d’une loi raciste. Choquante pour tout un chacun, mais non pour un juriste neutraliste conséquent qui, s’il doit être choqué, ne peut l’être qu’à titre personnel, à l’extérieur du palais. Une conception qui de notre point de vue trouve son explication dans l’intériorisation depuis deux siècles d’une subordination de principe au politique, enseignée ou plus exactement inculquée comme allant de soi, à laquelle de surcroît

350 La circulaire du 22 novembre 208 (N°NOR : JUSD1831952 C) « relative au traitement judiciaire des infractions commises en lien avec le mouvement de contestation dit « des gilets jaunes » est typique d’un certain continuum. Elle est destinée « Pour attribution » au ministère public et « Pour information » au siège. Elle vise entre autres « L’adaptation du dispositif judiciaire », la « judiciarisation des faits délictueux », « les qualifications pénales susceptibles d’être retenues », « les orientations de politique pénale » fixées au parquet, mais on voit bien qu’en réalité il s’agit de mettre tout l’appareil judiciaire en ordre de marche.

le positivisme juridique a fourni une caution prétendument scientifique. Une intériorisation qui a fait obstacle à l’émergence d’une authentique pensée critique, d’une pensée de l’autonomie du Droit et de l’office du Juge, qui a réduit la question de l’indépendance de ce dernier à une question purement statutaire, c’est-à-dire à une question purement politique. Et encore en France est-ce seulement à propos des magistrats du siège qu’il est possible de parler avec un minimum de sérieux, de l’octroi par le pouvoir d’une certaine indépendance car, pour ceux du parquet, placés à l’interface entre la police et la Chancellerie et sous l’autorité de cette dernière, il ne peut être sérieusement question d’autre chose que d’allégeance statutaire et factuelle. 351

215. Entre les trois situations idéal-typiques que sont : la soumission inconditionnelle

à la loi qui trouve son explication dans l’asservissement physique et moral de ses destinataires, la soumission à la loi parce qu’elle est le vecteur d’une tradition qui se perd dans la nuit des temps et se confond ainsi avec l’ordre même du monde, toujours plus ou moins divin, et enfin l’adhésion réfléchie, volontaire et sans faille à la loi en raison de ce qu’elle apparaît juste à tous, c’est évidemment à cette dernière situation qu’aspire tout homme évolué et raisonnable. Mais si cet homme est vraiment raisonnable, il sait qu’aucune loi d’aucune cité réelle ne peut faire l’unanimité de ses membres, que seul un idéologue peut y croire. Non celui qui pense le Droit avec Camus qui n’a eu de cesse de s’opposer aux idéologues de toutes obédiences. Dans son

Entretien sur la révolte il répond à Pierre Berger qui lui fait observer qu’il « récuse souvent la

logique » à l’œuvre dans la philosophie : « Ce n’est pas la logique [ni la philosophie] que je réfute, mais l’idéologie qui substitue à la réalité vivante une succession logique de raisonnements. Les philosophies, traditionnellement, essaient d’expliquer le monde, non de lui imposer une loi — ce qui est le propre des religions et des idéologies. » 352 Ce à quoi il s’oppose, c’est aux « utopies absolues » qui sacrifient le réel à la déduction abstraite et le présent au futur. » 353 Comme ce fût le cas, entre autres, de l’idéologie communiste soviétique.

216. Le propos pour le juriste qui s’en inspire, ne peut qu’être celui d’un

perfectionnement par le Droit d’une démocratie fondée, non sur un consensus parfait impossible

351 Étant entendu que cette allégeance n’a à jouer que dans l’assez faible pourcentage d’affaires qui intéressent plus ou moins directement le pouvoir. Pour les autres il est certain que les parquets agissent avec une certaine indépendance. Cependant dans le cadre de la politique pénale définie par le pouvoir en place.

352 OC/A2, T. III, p. 401.

à trouver, mais sur un consensus relatif obtenu de haute lutte par les citoyens les plus éclairés, sur quelques valeurs jugées essentielles, toutes rapportées dans notre conception à la solidarité. Un consensus relatif qui fait donc sa part au dissensus dans une démocratie à « hauteur d’homme » qui ne peut que tendre indéfiniment vers la troisième situation idéal-typique susvisée. Une démocratie qui compte en son sein des hommes capables de s’extraire des pesanteurs du quotidien, des contraintes de leurs fonctions, pour combattre les lois qui s’écartent à ce point de la solidarité qu’elles risquent de la faire basculer dans son contraire la dictature et avec elle, dans le règne de l’arbitraire. Des hommes parmi lesquels, dans une démocratie aboutie sans être idéale, une démocratie où règne l’État de Droit, devraient être comptés, « naturellement » pour tout un chacun convaincu qu’ils devraient être les gardiens inconditionnels des libertés, les juges. Une conviction qui, en vérité, n’est nullement partagée par ces derniers pour qui la protection des libertés n’est pas inhérente à leur office, pour qui elle ne dépend que de la loi. Pour eux contrairement au citoyen lambda, une loi n’est nullement délégitimée en tant que droit au motif qu’elle est manifestement arbitraire.

217. Pour admettre la possibilité de principe d’opposer une limite à l’application de la

loi, il faut que le juge accepte de se voir poser la même question faussement naïve qu’au doyen Vedel, accepte de reconnaître avec la même modestie et sincérité que lui, son embarras. Mais bien plus, accepte de remettre en cause la conception qui est responsable de son incapacité à apporter une réponse à la question apparemment la plus élémentaire que l’on puisse poser à un spécialiste du Droit : qu’est-ce que le droit ? Le risque est évidemment que l’opération ne tourne court, que la question ne soit interprétée comme une provocation sinon un outrage. N’est-il pas aussi déplacé de demander à un juge s’il sait ce qu’est le Droit, que de demander à un boulanger s’il sait ce qu’est la farine qu’il pétrit au quotidien ? Un juge qui rend jour après jour des décisions dans les litiges qui lui sont soumis, comme le boulanger fabrique nuit après nuit des fournées de pains. Un juge technicien ou scientifique pour qui les discussions sur « l’être du Droit » s’apparentent aux discussions byzantines d’autrefois sur le sexe des anges. Pour qui l’ontologie ne peut et ne doit concerner que les seuls philosophes et métaphysiciens. Pour qui la définition du droit par « l’autorité de celui qui l’énonce ou par son efficacité » 354 est bien suffisante. Pour que celui-là dépasse le premier stade de l’offense, pour qu’il s’ouvre à un questionnement sur l’être-même du Droit, il faut supposer la survenue d’un évènement assez fort pour réveiller sa conscience d’homme parmi les hommes, sa conscience de quidam, 354Michel Troper, La philosophie du droit, PUF, 2003, p. 20.

spontanément réactive à l’injustice majeure. Un évènement qui peut consister en l’obligation qui lui est faite d’appliquer une loi qui heurte de plein fouet un sens de la justice que n’a pas totalement inhibé la routine. Un évènement qui le place devant une alternative : soit se soumettre à son application, soit se démettre à défaut d’une solution qui lui permette de ne pas se soumettre sans pour autant devoir se démettre.

218. Une troisième voie qui, si elle est envisagée, peut le conduire, ce qui n’a pas été

le cas du doyen Vedel, à rompre avec une conception qui en fait n’a jamais été vraiment interrogée par les professionnels du droit. Une conception qui à l’origine procède d’un diktat des révolutionnaires ou autrement dit des politiques Une conception qui tire sa force auprès des professionnels du droit, non de sa vérité démontrée, mais de l’autorité de ses auteurs, de sa fausse évidence, de sa répétition, de la sorte d’endormissement de la curiosité intellectuelle désintéressée (dans un premier temps) que provoque la pratique quotidienne du droit axée sur la technique ; un droit dont l’omniprésence, la familiarité, donne au demeurant le sentiment de ne présenter, en soi, en tant qu’objet, aucun mystère. Une conception à laquelle il a été donné ultérieurement une certaine « contenance » théorique à prétention scientifique, mais qui n’est convaincante que pour celui qui, aujourd’hui encore, pense qu’il est possible et nécessaire pour que la science soit une science véritable, que le scientifique laisse à la porte de son laboratoire sa subjectivité au sens le plus large et s’il est un scientifique du droit, qu’il refuse tout questionnement d’ordre éthique. Son objectivité comme celle du juge, étant à ce prix. Mais ce qui est rejeté avec le questionnement éthique ce n’est rien moins que le Droit lui-même en tant que création proprement humaine. La norme et le système de normes « qu’observe » le scientifique du droit neutraliste, ce n’est pas le Droit et le système du Droit, mais n’importe quelle norme et système de normes imposé par n’importe quel pouvoir détenteur de la force.

219. La troisième voie que propose d’emprunter la présente thèse, est celle de la

normativité proprement humaine, caractérisée par la reconnaissance par le Juge, à côté de sa dimension politique, de la dimension éthique du Droit. Un Juge qui, sur le fondement de cette dernière, pourrait être conduit à s’opposer à l’application d’une loi qui lui apparaîtrait manifestement contraire à cette éthique. Un Juge qui ne confondrait plus l’État de loi et l’État de Droit. Un juge qui investirait la plénitude de son office, qui conquerrait son autonomie avec celle du Droit, distinguée de l’indépendance statutaire octroyée par le pouvoir politique. Un Juge qui ferait ainsi la démonstration de la nécessité de sa présence pour qu’il y ait un véritable Droit, une véritable justice et un véritable État de Droit. Une démonstration contre la tentation

du pouvoir politique de lui substituer une machine à juger — la tentation qui fait l’objet de la seconde section de ce second chapitre consacré à « l’oubli » et à ses conséquences, de la dimension éthique du Droit.

Commentaire. C’est de la loi et d’elle seule que le juge tient, hier comme aujourd’hui, toute

son autorité. Son autorité et non son pouvoir. Son indépendance et non son autonomie. La question de son indépendance — de son principe et de son étendue —, est une question politique et non juridique. Les juges ont pu par le passé (ainsi par exemple à la suite de l’arrêt Blanco en droit administratif ou avec la jurisprudence élaborée sur la base étroite de l’ex article 1384 alinéa 1er du code civil en droit privé) et peuvent toujours aujourd’hui, prendre quelques libertés avec la loi en en comblant les vides (quoi que sa tendance soit à la saturation), en l’adaptant ou en en tirant des principes jusqu’à lors inaperçus ; mais sans que cela ne change fondamentalement la situation. Une situation qui varie (le « yo-yo » dont il a été question plus haut) mais qui en tout état de cause demeure en son principe celle théorisée par Saleilles déjà cité, que condense sa célèbre formule : « Au-delà du Code civil, mais par le Code civil ». Comme l’indique la Cour de cassation sur son site : « Sous couleur d’interprétation des textes, la Cour de cassation conduit à dépasser leur lettre, sans nécessairement trahir leur esprit ou l’esprit du système dans lequel ils s’insèrent ». On peut si l’on y tient parler d’innovation ou de création, mis il demeure que le dernier mot est toujours politique, que le juge n’est dépositaire d’aucune légitimité propre, qu’en disant le droit il ne dit que la loi, et qu’il n’est qu’un moyen à toutes fins du pouvoir : un moyen auquel le pouvoir peut en fonction de sa nature (démocratique ou non), laisser plus ou moins la bride sur le cou. Une bride qu’il peut à tout moment reprendre s’il estime que les circonstances l’exigent. C’est au travestissement de cette réalité de la subordination du juge à la volonté du pouvoir qui peut l’amener à devoir appliquer la loi la plus inhumaine, que confine la théorie neutraliste du droit inspirée d’une conception de la science retardataire ; une conception fondée sur le rejet de toute forme de subjectivé et en ce qui concerne le Droit, plus particulièrement et dangereusement, sur le rejet de ce qui, seul, le définit et lui donne sens : son humanité, précisément. Avec cette conception standardisée par l’université, le juriste n’a plus à se poser de questions sur la nature de la matière, sorte de pâte à tout modeler, dont sont faites les normes qui structurent, conditionnent en tous ses aspects la vie de la cité. Il doit concentrer ses efforts sur leur mise en œuvre sans avoir à s’en préoccuper.

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