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L’archaïsme de la conception contemporaine du droit

Introduction de la première partie

Paragraphe 1. L’archaïsme de la conception contemporaine du droit

110. La balance de Thémis, la déesse grecque, composée de deux plateaux suspendus

à un fléau, est dans la conscience collective la représentation exacte de la justice. Elle est associée à des notions d’ordre, mais aussi d’impartialité (le bandeau que porte la déesse), d’équilibre, d’équité et d’harmonie. Il y a le glaive (le troisième élément) mais il ne saurait s’abattre sur qui ce soit arbitrairement. Pour allégorique qu’elle soit, elle est conforme à la représentation populaire 226 d’une justice en tant qu’institution qui ne saurait se délier des valeurs qui lui sont spontanément associées ; qui ne saurait donc être réduite à une simple courroie de transmission de la volonté du pouvoir auquel elle devrait au contraire pouvoir s’opposer lorsqu’elle est arbitraire. Cette exigence populaire d’autonomie est forte ; d’autonomie ou, en d’autres termes, de limitation du pouvoir à laquelle la pensée de Camus de

225 Au sens courant des lois au sens large effectivement applicables, c’est-à-dire au besoin sous la contrainte.

226 « Populaire » est un mot auquel il est urgent de donner ou redonner toute sa profondeur et sa noblesse. Non seulement il ne doit pas être assimilé, mais opposé, au « populisme ». Il n’a rien à voir en effet avec la démagogie nationaliste, xénophobe, répandue par des politiciens qui n’ont rien à faire en réalité des intérêts du plus grand nombre. Il vise au contraire les solidarités qui s’expriment dans des évènements ou entreprises tels, parmi une infinité d’exemples, que la bataille de Valmy qui sauva la Révolution et fût remportée par une armée de « sans-culottes », le Front populaire, l’éducation populaire et une multitude d’associations d’entre-aide comme Le

la mesure, de l’équilibre et de la limite que toute action humaine doit rencontrer pour ne pas sombrer dans l’hybris, permet de conférer une forme.

111. C’est une pensée que l’on s’attend à voir partagée en toutes circonstances par le

juge, alors qu’il n’en est rien. Ce n’est pas le juge qui est la source de la mesure quand la loi est mesurée 227, mais le législateur, et lui seul. Que la loi sombre dans la pire démesure et le jugement suivra. Un « suivisme » qui trouve son explication dans le fait que, selon la conception à laquelle le juge se croit tenu (et contrairement à ce que pense tout un chacun), le droit n’est qu’un autre mot pour désigner la loi. Ce que dit le juge en disant le droit, ce n’est pas autre chose que de la politique mise en loi. Dans cette optique, le contenu politique de la loi (ses motivations, ses fins, ses conséquences) échappe donc totalement en tant que tel à l’appréciation du juge. Et le pouvoir politique peut toujours — à condition bien entendu d’en avoir les moyens politiques — prendre toutes les mesures qu’il veut pour l’instauration de l’ordre social tel qu’il le conçoit, aussi préjudiciable soit-il éventuellement pour la cité, sans que le juge n’ait son mot à dire. Le droit d’aujourd’hui, confondu avec la loi du pouvoir politique en place, n’est pas, en cela, fondamentalement plus évolué que les droits les plus archaïques, par exemple que celui codifié en 1730 avant Jésus Christ par Hammurabi le sixième roi de la première dynastie de Babylone.

112. La loi dite du Talion souvent traduite en « œil pour œil, dent pour dent », dont on

retrouve des traces dans le droit pénal musulman fondé sur la charia, n’est pas pour un neutraliste plus à exclure qu’une autre, puisque pour lui il n’y a aucun jugement de valeur à porter sur le droit identifié à la loi. Il n’y avait de même pour lui aucun inconvénient de principe à ce que la loi en France jusqu’en 1981 punisse de mort la commission de nombreuses infractions ; non seulement sur les personnes, mais également sur la propriété, telles que le vol aggravé par le port d’une arme apparente ou cachée ou la destruction volontaire par explosifs de certains biens. Une peine de mort que Camus, en son temps, a vigoureusement combattue, notamment en publiant en 1957 aux côtés d’Arthur Koestler,un essai en forme de réquisitoire vibrant et très documenté en écho à Victor Hugo qui plus d’un siècle auparavant à l’Assemblée constituante, le 15 septembre 1848, avait déclaré y voir « le signe spécial et éternel de la

227 Le juge peut bien entendu faire preuve de mesure dans l’application de la loi. Mais c’est une mesure de second ordre ou de seconde main, subordonnée, une mesure dans la mesure de ce que la loi autorise. Une mesure qui n’est possible que si la loi laisse la possibilité au juge de se montrer mesuré. Une mesure dont le principe ne dépend pas du juge, mais du législateur.

barbarie ». Laquelle pourrait bien entendu retrouver une actualité à l’occasion d’un revirement politique qui ne peut jamais être exclu. Ainsi sur le média « France info » en janvier 2018, Louis Aliot député du Front National n’avait-il pas hésité à défendre la peine capitale à laquelle selon un sondage publié en 2015, rapporté et commenté dans Le Monde, 52% des français se sont également déclarés favorables. Il n’est pas douteux que ce qui a été présenté à juste titre comme un progrès du droit assimilé à celui de la civilisation, au moment de son abolition, puisse au contraire à d’autres moment où règne par exemple un climat d’insécurité, éventuellement plus ou moins créé, entretenu et amplifié par ceux qui peuvent yavoir intérêt, être considéré comme l’une de ses causes ou en tout cas comme un frein au rétablissement de l’ordre.

113. Plus généralement, les dirigeants en place, pour se maintenir au pouvoir, peuvent

être tentés de recourir à la vielle et toujours efficace méthode du « bouc émissaire » et tenir telle ou telle catégorie de citoyens, telle ou telle minorité, pour responsable de tous les maux, réels ou supposés, du pays ; et recourir pour y remédier, à une législation gravement discriminatoire et attentatoire aux libertés, que les juges appliqueront en bon « bras du politique » 228, avec la neutralité professionnelle attendue d’eux et sans plus se préoccuper de la perte en termes de progrès de la civilisation qui en résultera. Et cela, même si cette application a pour effet « d’élargir le champ de la violence prétendue légitime en faveur du pouvoir et déclencher en retour des montées de violences qualifiées d’illégitimes. » 229 Ce sont des questions qui, pour eux, débordent le champ clos sur la technique, de leurs attributions. Ce qui ne veut pas dire que les juges sont majoritairement sans scrupules, dénués de sensibilité et d’humanité, voire sanguinaires, ce qui serait stupide. La magistrature n’est sans doute ni plus ni moins bien pourvue en qualités humaines que n’importe quel autre corps. Et il va de soi qu’ils peuvent désapprouver à titre personnel les motifs et les conséquences humainement insupportables pour une conscience morale moyenne, de certaines lois. Ce qui signifie seulement qu’ils s’estiment obligés de tenir sous le boisseau leurs désaccords quels qu’ils soient, pendant qu’ils jugent. Mais il se peut bien entendu que la loi leur laisse une certaine liberté de jugement, ce qui est même la plupart du temps le cas, par exemple en France en droit pénal où l’on sait que la personnalité du juge n’est pas sans incidence sur la fixation de la peine entre un minimum et un maximum qui peuvent être parfois très éloignés. Mais la marge de manœuvre qui lui est laissée,

228 Monique Chemillier-Gendreau, Régression de la démocratie et déchainement de la violence, édit. Textuel, Paris, 2019, p. 17

dépend de la manière dont le pouvoir actionne le « yo-yo » évoqué plus haut. Une métaphore qui est sans doute plus adaptée à la réalité que la balance de Thémis. Il ne fait aucun doute que le pouvoir en place peut toujours être tenté, même en l’absence de graves et réitérés troubles à l’ordre public, de resserrer, voire d’annuler, le pouvoir d’appréciation du juge au moyen de peines dites automatiques. 230

Commentaire. Sans multiplier inutilement les exemples, on voit qu’en effet on ne peut que

constater que la conception de la normativité au sein des sociétés politiques n’a pas fondamentalement changé depuis des temps sinon immémoriaux, à tout le moins fort lointains. Les États modernes démocratiques notamment, sont dotés d’institutions diverses et complexes dont le fonctionnement est régi par toute une pyramide de principes, de déclarations, de textes nationaux et internationaux dont en Europe des traités très contraignants, qui enserrent l’action des pouvoirs politiques dans des réseaux de contraintes tellement denses, que ceux-ci en paraissent privés d’autonomie ou en tout cas soumis à de constants contrôles. Ce qui conduit dans l’esprit de beaucoup, surtout chez les plus sincères parmi les juristes, à un renversement de perspective : c’est le droit (au sens courant) qui semble premier et le politique second, avec pour caractériser cette situation, la notion d’État de droit. Mais un renversement qui ne tient pas si l’on veut bien admettre que les fondations de l’édifice de la légitimité démocratique sont politiques, c’est-à-dire établies sur un rapport de forces. Il est possible qu’on ne les voie plus, qu’on ne voit plus que l’édifice bâti dessus, mais il n’en demeure pas moins que la solidité de ce dernier dépend du maintien du consensus politique qui a permis sa construction. Un consensus qui peut toujours à la faveur de circonstances politiques opposées, s’étioler voire se fracasser et entraîner la chute de l’édifice. L’histoire témoigne de l’écroulement comme des châteaux de cartes, de grandioses constructions juridiques sous l’effet de bouleversements politiques. Ce que ce paragraphe a voulu rappeler, c’est au fond la persistance du droit des

230 C’est ainsi que des peines dites « planchers » contraires au principe de l’individualisation des peines, ont été instituées sous la présidence de Nicolas Sarkozy pour tous les crimes et délits commis en récidive. Puis supprimées en 2014 sous la présidence suivante de François Hollande, Christiane Taubira étant Garde des sceaux. L’actuel Premier ministre a fait savoir au tout début 2018, qu’il n’était pas envisagé pour le moment de les rétablir, malgré les souhaits en particulier des policiers, exprimés entre-autres par le secrétaire départemental du syndicat de police Alliance à la suite d’une agression de policiers à Champigny-sur-Marne : « aujourd’hui, dans le code pénal, vous avez des peines qui sont annoncées pour des violences commises sur les forces de l’ordre. Ces peines-là ne sont jamais prononcées par le tribunal, donc nous on demande à ce qu’il y ait une peine minimale sur laquelle le juge ne pourrait pas transiger. » (Site de France Info, France Télévision, article du 4 janvier 2018). Il n’est pas exclu, par exemple dans le contexte des violences liées au mouvement dit des « gilets jaunes », que la question ne réapparaisse tôt ou tard dans le débat public ou ce qui en tient lieu.

origines sous la loi contemporaine, l’idée que sous l’appellation de loi ou de droit on ne vise au fond, aujourd’hui comme hier, qu’une excroissance de la politique.

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