• Aucun résultat trouvé

3. LE CHEZ SOI D’ABORD ET LE CHRS FORBIN, DES IMPACTS DIVERGENTS

3.1 Du chez soi à la mise à l’abri, des ressentis différents

3.1.1. L’importance de l’habitat et du chez soi

Pour le philosophe Martin Heidegger, l’homme « est » parce qu’il habite. Habiter prend alors la forme d’être au monde et revêt une dimension essentielle.

Mais qu’est-ce que signifie « l’être au monde » pour quelqu’un n’ayant pas de domicile? L’habiter peut-il être autre chose qu’enclore, se protéger, s’abriter?

Plus qu’une enveloppe, l’homme entretient des relations avec son lieu de vie. Un logement n’est pas qu’un lieu dans lequel on dort. Il est également source d’émotions, de projection de soi et d’organisation de vie. Il renvoie à soi, au corps et à l’âme. Le Dictionnaire de l’habitat et du logement propose une définition complexe de ce terme : « La présence du terme «soi» dans l’expression «chez-soi» indique que la maison

est le lieu de la conscience d’habiter en intimité avec soi-même. Il est l’espace de la prise de conscience mais aussi celui de la connaissance de soi, de ses capacités et de ses responsabilités. Le chez-soi abrite l’intimité de l’habitant avec ses forces et ses faiblesses, avec la tentation de l’ancrage dans la maison, de l’arrêt, de la stabilité et des sécurités du repli. »137.

Dans La poétique de l’espace138, Gaston Bachelard met en évidence un lien complexe entre l’individu et l’espace qu’il habite. Effectivement, Bachelard explique que la maison n’est pas un corps de logis mais un corps de songes : les idées sont associées à des rêves, empreintes de nostalgie et de désirs, sentiments définissant une trajectoire de l’image de soi. Certains lieux deviennent une partie de soi et construisent l’identité spatiale du sujet via un jeu d’interactions entre l’individu et l’espace.

136 Stock Mathis. «Théorie de l’habiter. Questionnements. Paquot T., Lussault M. et Younes Ch. Habiter, le propre de l’humain», La Découverte, p.103- 125, 2007.

137 Serfaty Garzon, Perla. «Le Chez-soi: habitat et intimité» in Dictionnaire de l’habitat et du logement, Paris : Editions Armand Colin. 2003. p. 65.

Ainsi, "l’habiter" des sans domicile se différencie de "l’habiter" d’une maison, au sens où l’entend Bachelard. Pour le philosophe, la maison est un être doté d’une conscience de centralité qui se déploie dans une verticalité assurant stabilité et puisant sa force dans l’ancrage des fondations. L’intérieur d’un logement est souvent confondu par nature, avec l’intime et se structure sur différents niveaux : dans l’horizontalité, la disposition des pièces s’organise du plus personnel (salle de bains, chambre, etc.) vers le plus ouvert (entrée, salon, etc.) ; dans la verticalité, dans un lien symbolique entre la terre et le ciel. L’habiter du sans domicile se différencie car il n’a plus ce rapport à un espace qui lui est entièrement propre.

L’appropriation est un processus pouvant contribuer à cette réponse. « Il s’agit d’un processus qui

permettra de montrer que le comportement humain n’est pas un système passif : il exerce sur l’espace une emprise physique et/ ou psychologique, affirmant de la sorte une dominance à travers laquelle il peut se déterminer et agir. L’appropriation englobe ainsi des formes d’interactions qui expriment, à partir d’une occupation ou d’une utilisation particulière de l’espace, une affirmation de soi sur les lieux. »139

Dès la fin des années cinquante, puis au cours des années soixante et soixante-dix, un courant sociologique se développe qui ancre ses travaux sur l’habitat, le village, le quartier urbain ou le bidonville. C’est dans ce contexte que l’équipe d’Henri Raymond, étudiant l’habitat pavillonnaire, définira l’appropriation de l’habitat comme « l’ensemble des pratiques et en particulier des marquages qui lui

confèrent les qualités d’un lieu personnel »140. Le marquage est un aspect matériel important dans l’appropriation. D’autre part, cette appropriation est influencée par le modèle culturel du sujet.

Dans le Dictionnaire du logement et de l’habitat « le marquage, par la disposition des objets ou les

interventions sur l’espace habité, est l’aspect matériel le plus important de l’appropriation »141.

Le marquage est un processus par lequel l’espace est signé. Erving Goffman, en 1973, a repris le concept dans son analyse des relations sociales et les a divisées en trois types :

- les marqueurs centraux, placés au centre d’un territoire et qui annoncent la revendication ; - les marqueurs frontières, qui indiquent la ligne de séparation entre deux territoires adjacents ; - les marqueurs signés, qui comportent la signature dans un objet et forment ainsi la part du

territoire de la possession du signataire.

Par ailleurs, « la notion d’appropriation véhicule deux idées dominantes. D’une part, celle d’adaptation de

quelque chose à un usage défini ou à une destination précise ; d’autre part, celle qui découle de la première, d’action visant à rendre propre quelque chose. »142.L’objectif de ce type de possession est l’adapter à soi et, ainsi, de transformer cette chose en un support de l’expression de soi. De même que l’espace est perçu et investi différemment dans chaque culture. Les processus en œuvre dans l’appropriation peuvent ainsi traduire les différents types de besoins ou de valeurs des individus et des groupes en présence.

On distingue deux types d’appropriation : l’appropriation individuelle et l’appropriation collective. En effet, la présence d’un groupe influence considérablement l’appropriation.

L’appropriation est un processus interactif qui se traduit comme un mécanisme d’adaptation. Il suppose que le rapport à l’espace n’est jamais neutre et que l’individu ou le groupe détienne des ressources personnelles et sociales capables de "remplir" l’environnement de signes et de valeurs culturelles qui y étaient absentes. L’appropriation constitue un phénomène complexe de la relation à l’espace. Il s’agit d’un processus qui permet de rendre compte des diverses formes d’emprise que nous exerçons sur les lieux. Les SDF peuvent montrer des valeurs culturelles ou sociétales au travers des objets qu’ils possèdent, des vêtements qu’ils portent. Peut-on parler d’une adaptation à "l’habiter temporaire" et de cette manière d’une appropriation de n’importe quel lieu, du banc à la structure d'hébergement ? Ou est-ce qu’on ne s’approprie jamais vraiment cet objet ou cette chambre parce qu’il ne nous appartient pas et qu’on peut en

139 Serfaty-Garzon Perla. «L’Appropriation». Op. Cit., p. 5. 140 Ibid.

141 Ibid. 142 Ibid.

être chassé à tout moment ? Au CHRS Forbin, la réglementation et la cohabitation permettent-elles une appropriation des lieux ?

A priori, investir un lieu à des fins d’utilisation privée ne va pas de soi. En effet, « Habiter ou investir un

intérieur privé est un habitus qui paraît aller de soi. Pourtant on peut se déshabituer et perdre les repères de l’espace privatif quand on a trop longtemps territorialisé l’espace public (…) Ils sont donc nombreux ceux qui témoignent de leurs problèmes à investir un lieu, à être sédentaires, à vivre dans la norme. La rue, l’espace public en général, est fondamental dans leur vie et l’espace privatif est pour eux restreint. »143 A partir de ces différentes observations, les questions suivantes sont apparues: le CHRS Forbin est-il seulement un habitat protégeant ses usagers des intempéries, une simple enveloppe matérielle servant à la protection physique ou revêt-il une dimension plus intime et plus personnelle, telle que Bachelard l’évoque dans la poétique de l’espace ? De même, les sans domicile ayant retrouvé un logement autonome grâce au dispositif du CSA, arrivent-ils à habiter au sens de Bachelard, après des années de rupture avec un domicile personnel ? Le logement revêt-il pour ces personnes, la notion de l’abri et du chez soi ? Et si ce n'est pas le cas, des processus d'appropriation sont-ils malgré tout présents ?

Au-delà de la dimension psychique de l’habitat, la dimension matérielle sera, elle aussi, interrogée. Des mécanismes parfois oubliés suite à la perte d’un appartement autonome sont à réacquérir. Il s’agit de l’entretien de l’appartement, de se faire à manger, de planifier et réaliser des achats relatif au logement... Notamment concernant les locataires d'un CSA, cela génère-t-il des freins quant au rapport à l'Habiter ?

Nous allons voir que le ressenti du logement peut être très différent pour nos témoins et que les témoignages sont assez concordants pour chaque structure. Pour certains, il n'est qu'une étape, un abri protecteur qu'ils n'investissent pas vraiment. Pour d'autre, c'est leur domicile, leur chez soi, pleinement approprié.

Documents relatifs