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L’importance de la dynamique intra-gestuelle et du timing inter-gestuel

1. Les processus articulatoires de marquage supraglottique de l’accent

1.4. L’importance de la dynamique intra-gestuelle et du timing inter-gestuel

Les études de Kelso et al. (1985) et de Vatikiotis-Bateson & Kelso (1993) sur anglais (et aussi le français pour la seconde) montrent que, concernant l’articulation du complexe mâchoire-lèvre inférieure, l’accent est produit par des gestes d’ouverture plus longs, amples et véloces par rapport aux syllabes inaccentuées18. Ces trois paramètres sont largement corrélés, notamment vélocité et amplitude, dans les deux contextes accentuels. De plus, les gestes articulatoires en syllabes inaccentués ont une tension articulatoire plus importante.

Les auteurs en déduisent que l’accent est réalisé supraglottiquement par une modification du paramètre dynamique intra-gestuel de tension articulatoire : les gestes en syllabe accentuée sont plus longs, car plus amples, mais surtout moins tendus. Ce mécanisme articulatoire est comparable à celui caractérisant un débit de parole plus lent. La relation de phase inter-gestuelle est, elle, relativement invariable entre les deux contextes accentuels. Les gestes articulatoires montreraient donc des relations spatio-temporelles quasi stables et indépendantes de la structure prosodique.

Néanmoins, comme le font observer Beckman & Cohen (1999) à propos de l’étude de Kelso et al. (1985), en dehors d’un artefact dans l’analyse des corrélations entre durée, déplacement et vélocité, la nature différente, la réalisation prosodique et la qualité segmentale des voyelles ne sont pas contrôlées. Les résultats mélangent ainsi différents effets produits par différentes catégories prosodiques (effet de proéminence nucléaire et lexicale, et effet de frontière).

Concernant l’étude de Vatikiotis-Bateson & Kelso (1993), la même remarque est applicable. En effet, l’examen du corpus français permet de se rendre compte que la catégorie accentuée comprend des syllabes initiales et finales pouvant porter un accent rythmique ou une intonation continuative ou conclusive. De plus, un certain nombre de syllabes initiales de constituant, toutes classées comme accentuées, sont probablement produites sans accent. Aucune validation perceptive ou acoustique des réalisations prosodique du corpus n’est effectuée.

1.4.1. Un timing articulatoire modifié sous l’accent

Les résultats de ces études sont, peut-être de ce fait, opposés à ceux obtenus par Nittrouer et al. (1988), Beckman & Edwards (1994), Harrington et al. (1995) et Beckman & Cohen (1999), s’agissant de la modification des relations de phase inter-gestuelles en contextes accentués.

Ces études montrent qu’en anglais le contraste entre la voyelle accentuée et la voyelle inaccentué repose principalement sur un retardement de la fermeture de la consonne suivante par rapport à l’ouverture de la voyelle accentuée précedente. La modification des relations de phase inter-gestuelles entre V et C relève d’un mécanisme de troncation particulièrement important, et constant pour différents débit de parole et entre les locuteurs, opérant lors de l’articulation de la voyelle réduite non accentuée lexicalement suivie d’une consonne.

Ce phénomène de troncation en contexte inaccentué est spécifiquement étudié par Harrington et al. (1995) et Beckman & Cohen (1999).

Ces travaux montrent par modélisation que la réduction vocalique en contexte inaccentué, c'est-à-dire sans accent nucléaire (voyelle pleine) dans l’étude de Harrington et al., et inaccentué et unstressed (voyelle réduite) dans celle de Beckman & Cohen, répond à un processus de troncation et non de réduction spatio-temporelle proportionnelle de la durée et de l’amplitude des gestes mandibulaires (Harrington et al. 1995) ou à une modification des paramètres intra-gestuels de tension et de vélocité des gestes (Beckman & Cohen 1999).

Il ressortirait donc que l’articulation supraglottique de l’accent en anglais ne repose pas pour les voyelles sur une modification de la raideur intra-gestuelle des gestes articulatoires, mais principalement sur une relation de phase inter-gestuelle retardée entre fermeture consonantique et ouverture vocalique, provoquant un allongement accompagné d’une amplitude d’ouverture plus importante, sans que la vélocité ne soit réellement modifiée.

On peut penser que ce mécanisme de troncation des voyelles inaccentuées n’est opératoire que pour l’enchaînement de gestes homo-organiques.

Dans le cas de gestes homo-organiques non antagonistes, l’articulateur étant le même, deux gestes contigus ne peuvent se chevaucher librement. Le mouvement de fermeture interfère de manière importante avec le geste d’ouverture, s’il est réalisé trop tôt. Ce comportement peut se traduire par une fusion des deux gestes (blending) en un seul, comme par exemple dans le cas de l’articulation de la séquence /t/ en contexte inaccentué relatée par de Jong et al. (1993), ou dans le cas des consonnes géminées réalisées avec une occlusion, une tenue et un relâchement uniques (Rochette 1973, Marchal & Del Negro 1991, Byrd 1995b, par exemple).

Dans le cas de gestes homo-organiques antagonistes, le premier geste peut être stoppé par l’attaque du second geste du fait d’une réduction temporelle importante. Ce patron correspond au processus de troncation mis en évidence pour les voyelles inaccentuées en anglais.

Les relations de phase inter-gestuelles interviennent également pour des gestes hétéro-organiques pour lesquels les articulateurs impliqués sont, en partie au moins, différents et relativement indépendants, comme la lèvre supérieure (ou inférieure dans une moindre mesure) et la mâchoire, l’apex et le dos de la langue, etc.. Dans ce cas, les interférences, notamment au niveau spatial, degré de constriction et lieu d’articulation, sont relativement réduites et les gestes peuvent plus librement se chevaucher temporellement.

Néanmoins, dans ce cas de figure, la position accentuelle, ou syllabiques et lexicales (Byrd 1996, Krakow 1989), ou l’importance des frontières prosodiques (Byrd et al. 2000) ou syntaxiques (McClean 1973, Hardcastle 1985), constituent également des facteurs pouvant contraindre la coproduction des gestes, en imposant par exemple un chevauchement temporel moins important19.

Ce point est étudié par Nittrouer et al. (1988) qui analysent en anglais l’effet d’un accent nucléaire focal sur la relation de phase entre la fin de la fermeture labiale (lèvre supérieure) des consonnes /p , m/ et le début de l’ouverture mandibulaire de la voyelle précédente /Œ/. Les résultats montrent, conformément à ceux obtenus par Beckman & Cohen (1999) et par Harrington et al. (1995), qu’en syllabe inaccentuée, par rapport au geste mandibulaire, le geste labial est systématiquement réalisé plus tôt qu’en syllabe accentuée.

1.4.2. Les études relatives au français

Peu d’études sur le français concernent l’examen du timing des gestes articulatoires en fonction de la structure prosodique. Outre celle de Vatikiotis & Kelso (1993) présentée ci-dessus et sur laquelle nous ne reviendrons, nous n’avons à notre connaissance que les travaux de Fletcher & Vatikiotis-Bateson (1990) et de Vatikiotis-Vatikiotis-Bateson & Fletcher (1992) 20.

La comparaison avec l’anglais est intéressante. D’une part, le français est une langue syllable-time et ne montre donc pas de réduction vocalique en syllabe inaccentuée comparable à l’anglais. D’autre part, en dehors de l’accentuation rythmique et pragmatique, proéminences accentuelles et frontières prosodiques de regroupements supérieurs se superposent. L’accent nucléaire final en français pourrait donc montrer au niveau de l’articulation supralaryngée un pattern différent ou mixte entre effet de proéminence et effet de frontière, c’est-à-dire intermédiaire entre allongement final par réduction de la tension des gestes et allongement corrélatif à l’accent reposant sur une modification du timing inter-gestuel.

De l’aveu même de leurs auteurs, l’article de 1992 n’est pas réellement informatif du fait d’effets croisés complexes entre les nombreux facteurs étudiés et d’une interaction importante des locuteurs pouvant montrer des comportements inverses (Vatikiotis-Bateson & Fletcher 1992 : 345). Nous ne rendrons dès lors que compte de l’étude de 1990.

Cet article s’intéresse à l’effet de la position finale et des accents internes de groupe intonatif (accents rythmiques, initiaux et finals confondus) sur l’ouverture du complexe mâchoire-lèvre inférieure, à partir de l’iteration en /mamama/ et en /papapa/ d’une phrase modèle.

Les auteurs montrent que l’accent final de constituant intonatif induit un geste nettement plus long, ample et véloce que les accents internes de constituant, eux-mêmes montrant les mêmes effets par rapport au contexte inaccentué, mais avec une différence bien moindre que celle relative au premier contraste accentuel. Les patterns spatio-temporels propres à chacun des contrastes prosodiques sont relativement différents au regard des phases d’accélération et de décélération de l’ouverture de la

19 L’influence de la position syntagmatique dans l’énoncé en fonction des frontières prosodiques, lexicales ou syntaxiques sur le timing articulatoire est exposée ci-dessous (cf. §I.2:2).

20 Nous n’avons pu avoir accès à celui de Vatikiotis-Bateson, E. (1988), Linguistic strucrure and articulatory dynamics : a croos-lingusitc study, Bloomington : Indiana University Linguistics Club. Mais, cette étude semble reposer sur les mêmes résultats que les autres travaux de cet auteur exposés ici.

mâchoire. La phase d’accélération est relative à l’intervalle temporel entre la fermeture maximale dans la consonne et le pic de vélocité lors de l’ouverture de la voyelle. La phase de décélération correspond à l’intervalle temporel entre ce pic de vélocité et l’ouverture maximale de la voyelle.

Les syllabes inaccentuées sont caractérisées par une accélération du geste d’ouverture CV plus courte et une amplitude moins importante que les syllabes accentuées, sans qu’un effet apparaisse concernant la décélération du geste. Ce profil articulatoire indique que la tension du geste est plus importante en position inaccentuée (Byrd & Saltzman 1998), et que cette modification de la spécification dynamique intra-gestuelle est interprétable comme une stratégie articulatoire afin de produire des versions gestuelles réduites, c'est-à-dire des gestes plus « petits » en syllabe inaccentuée. Le contraste entre syllabe accentuée et syllabe inaccentuée reposerait donc sur une modification interne de la dynamique des gestes.

L’accent final, au contraire, est réalisé par un patron articulatoire dynamique différent. Dans ce contexte, seule la phase de décélération du geste d’ouverture CV est spécifiquement allongée, le geste étant par ailleurs plus ample que sous l’accent interne et en syllabe inaccentuée. Cette manœuvre dynamique articulatoire pourrait correspondre à une autre stratégie : retarder le geste de fermeture consonantique subséquent en allongeant la partie finale du geste d’ouverture vocalique, cet allongement permettant par ailleurs d’atteindre un déplacement vertical plus extrême.

Ainsi, au regard des syllabes inaccentuées, accent interne et accent final répondent dans la première partie du geste (la phase d’accélération) à un même patron articulatoire dynamique reposant sur une réduction de la tension du geste afin de réaliser un mouvement plus long et ample. Par contre, dans la fin du geste d’ouverture CV, l’accent final se distingue de l’accent interne par une phase finale plus longue permettant d’éloigner le geste de fermeture consonantique, probablement pour éviter une troncation du geste d’ouverture.

Dans un autre registre, nous avons analysé, dans deux études (Meynadier et al. 1998ab), les effets d’un accent focal contrastif sur la coproduction linguopalatale dans le groupe quadri-consonantique /kskl/ en français.

Alors que, d’un point de vue spatial, peu ou aucun effet homogène entre les locuteurs est observé sur l’articulation des consonnes, l’accent induit une modification du patron spatio-temporel de contact linguopalatal dans certains enchaînements inter-consonantiques du groupe.

Globalement, l’accent (sur la voyelle précédant ou suivant le groupe) provoque un allongement de toutes les séquences bi-consonantiques. Cet allongement de la durée des gestes n’est pas accompagné par une diminution du chevauchement inter-gestuel. En effet, à ce niveau la coordination entre les gestes articulatoires contigus n’est pas affectée par l’accent, et il semble plus tôt, au contraire, que la durée du chevauchement augmente proportionnelle avec l’allongement de la séquence.

Par contre, il apparaît que pour certaines séquences consonantiques, particulièrement /sk/ et /kl/, l’intervalle temporel entre les phases de tenue (contact linguopalatal maximal) des deux consonnes est plus important sous l’accent qu’en position inaccentuée. De plus, l’allongement de cet intervalle n’est pas corrélé à l’allongement général de la séquence, comme l’est en bonne partie le chevauchement inter-gestuel.

L’accent induirait donc directement un écart temporel plus important entre les phases de tenue des gestes linguopalataux contigus. Cet écart semble dans un grande partie réalisé par un allongement spécifique du relâchement de la constriction linguopalatale de la première consonne des séquences bi-consonantiques.

Ainsi, l’accent focal contrastif en français provoquerait une modification du timing des gestes d’articulation linguopalatale par un retardement de la constriction maximale de la seconde consonne dans les séquences CC, même si cette modification est en partie dépendante de la nature des contraintes articulatoires ou aérodynamiques inhérentes au type d’enchaînement CC.