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3. Corrélats coarticulatoires entre segments non contigus

3.1. La coproduction C1#V2

Corrélats coarticulatoires entre

segments non contigus

Nous examinons ici les modifications temporelles entre gestes consonantiques et vocaliques séparés par une frontière prosodique hiérarchiquement croissante : tout d’abord entre la consonne finale pré-frontière et la voyelle de la syllabe initiale post-frontalière (C1#V2), puis entre la voyelle finale de constituant et la consonne initiale du constituant suivant (V1#C2).

Il ressort que, pour ces enchaînements trans-frontaliers entre segments non contigus, la procédure permet de dégager un nombre plus important de mesures pour une plus grande variété de groupes, que pour les enchaînements C1#C2 et #C2V2, et que pour l’articulation des segments C1, C2 et V2. Cela indique que les modifications de timing et de durée sont peut-être plus amples à ce niveau d’observation, et/ou que des changements non significatifs, mais réguliers, affectent la séquence en différentes positions syntagmatiques, qui cumulés deviennent significatifs quand on observe les phénomènes avec une fenêtre temporelle plus large.

3.1. La coproduction C1#V2

Concernant l’enchaînement entre la consonne pré-frontalière et la voyelle post-frontalière, 16 mesures sont dégagées par la procédure et montrent une influence de la hiérarchie prosodique (tableau III.2.10). La plupart concerne le groupe /lk/ et dans une moindre mesure le groupe /tk/ et /kl/. Toutes vont dans le même sens d’un accroissement temporel de l’intervalle inter-gestuel, entre la fin des différentes phases articulatoires de la consonne et le début acoustique ou EPG de la voyelle, en fonction de l’importance hiérarchique accrue de la frontière prosodique médiane.

Cet allongement de l’intervalle CV permet de distinguer de 2 à 4 niveaux hiérarchique pour /lk/. Toutes mesures confondues, ce contexte montre que, d’une part, les frontières intonatives (continuatives et conclusives) sont toujours plus marquées que les démarcations syllabique et lexicale en contexte inaccentué (INA), et, d’autre part, que la catégories accentuelle et la catégorie intonative continuative ont un comportement hiérarchique moins homogène selon les mesures.

Le contexte /tk/ rend compte globalement du même comportement que /lk/, mais de façon moins marquée en termes de niveaux distingués (de 2 à 3) et de nombre de mesures différentes concernées (5 au total).

Tableau III.2.10 – Tests post hoc et étendue moyenne pour les mesures articulatoires inter-individuelles retenues concernant la coproduction C1#C2

temporel mesure gpcs tests post hoc étendue index

durée dur.sq lk INA-ACC < ICT < ICC 39,7 256-294

Dvoy.cs lk INA < ACC < ICC-ICT 22,8 257-295

Dvoy.occ lk INA < ACC < ICC-ICT 19,2 261-300

Dvoy.max lk INA < ACC < ICT < ICC 24,1 259-297

Dmin.cs lk INA-ACC < ICC-ICT 23,2 263-303

tk INA < (ICT)-ACC < ICC 30,8 269-313

Dmin.occ lk INA < ACC < ICT-ICC 29,4 265-305

Dmin.max lk INA-ACC < ICT-ICC 23,4 264-304

tk INA-ACC-ICT < ICC 31,9 270-314

latence relative Pcs.voy kl INA-(ACC) < (ICT)-ICC 15,2 244-280

lk INA < ACC-ICC < ICT 53,0 258-296

tk INA < ICT-ACC < ICC 33,2 266-308

Pocc.voy lk INA < ACC < ICC-ICT 49,4 262-302

tk INA < ACC < (ICT)-ICC 34,6 268-312

Pmax.voy lk INA < ACC < ICC-ICT 52,2 260-299

tk INA < ICT-ACC < ICC 35,8 267-310

Pmax.min kl INA-ACC-ICC < ICT 124,5 248-281

Les modifications affectant /kl/ ne concernent que deux mesures de latence relative entre C1 et V2. Elles ne distinguent que deux niveaux de manière différente, selon les regroupements inter-catégoriels opérés.

3.1.1. L’allongement de la séquence

L’allongement général de la séquence ne concerne que le groupe /lk/. Il permet exactement les mêmes distinctions hiérarchiques des catégories que l’allongement du groupe de consonnes et pour une étendue maximale moyenne identique entre INA et ICC : 43 ms pour le groupe (tableau III.2.8) et 40 ms pour la séquence C1#V2.

Ces deux points indiquent que la durée de la séquence en fonction du contexte prosodique repose très largement sur les modifications de durée et du timing affectant le groupe de consonnes qui la compose. Le fait que seul ce groupe ressorte de la procédure tient probablement à ce qu’il est le groupe de consonnes le plus long. En moyenne, tous locuteurs et catégories prosodiques confondus, il a une durée de 143 ms, alors que /tk/, /kl/ et /kt/ ont une durée respectivement de 132, 121 et 109 ms. Cette durée plus longue est également renforcée par un allongement différentiel selon la hiérarchie prosodique de la consonne codaïque /l/ presque trois fois supérieur aux autres consonnes : 36 %, alors que celui de /t/ et /k/ n’est que de 13 % environ (tableau III.2.6).

De plus, le chevauchement articulatoire dans ce groupe est quasi inexistant (sauf en contexte INA), alors que les autres groupes sont caractérisés par un chevauchement inter-consonantique important (figures III.2.22 et III.2.20).

Les autres groupes de consonnes ne semblent pas montrer, ou très ponctuellement, la même sensibilité que /lk/ à la hiérarchie prosodique (figure III.2.24), probablement du fait que la consonne codaïque /l/, par son caractère voisé, participe à l’établissement du contour mélodique dans la rime (cf. §II.2:1.2.5).

Figure III.2.24 – Durée moyenne de la séquence C1#V2 pour chaque groupe et locuteur selon la hiérarchie prosodique

3.1.2. L’intervalle inter-gestuel

Les mesures montrent que l’augmentation de la durée de l’intervalle CV selon la hiérarchie prosodique ne concerne que les groupes /lk/ et /tk/.

Pour /lk/, cet allongement est constaté pour tous les types de mesures effectuées entre les différentes phases articulatoires de la consonne (geste linguopalatal, constriction maximale et occlusion) et celles de la voyelle (phase acoustique et geste d’ouverture linguopalatale maximale). Ce groupe montre donc un effet très marqué du contexte prosodique. L’écart temporel entre la fin de la tenue de la consonne et le début acoustique de la consonne permet ainsi de distinguer catégoriellement les quatre niveaux de frontière selon leur ordre hiérarchique. Nous pouvons là encore relier ce phénomène au fait que ce groupe se caractérise par une absence de chevauchement inter-consonantique.

L’autre groupe antérieur-postérieur (/tk/) montre également une certaine sensibilité à l’influence de la hiérarchie prosodique. L’intervalle VC augmente entre la fin du geste linguopalatal ou de l’occlusion consonantique et le début du minimum de contact EPG de la voyelle. Reste que l’allongement de cet intervalle inter-gestuel ne permet de distinguer que véritablement la frontière intonative conclusive des autres types de démarcation.

Aucun des groupes /kt/ et /kl/ ne répond de ce point de vue à une influence systématique inter-individuelle de la hiérarchie prosodique.

Les mesures de latence relative inter-gestuelle vont dans le même sens que les mesures de durée. Elles montrent pour les groupes /lk/, /tk/ et /kl/ que l’articulation linguopalatale de la consonne pré-frontalière s’arrête plus tôt par rapport au début acoustique de la voyelle. La coproduction est donc plus réduite, plus la frontière prosodique est élevée dans la hiérarchie prosodique (figure III.2.25). /lk/ apparaît encore comme le groupe le plus sensible à l’influence prosodique. Deux des mesures le concernant montrent un intervalle inter-gestuel augmentant de manière catégorielle selon trois niveaux hiérarchiques : frontière de syllabe ou de mot < frontière accentuelle < frontière intonative.

Le même phénomène est observé pour le groupe /tk/, mais de façon moins prononcée et moins parallèle à la hiérarchie prosodique. Dans son cas, la frontière intonative conclusive, par une latence entre C1 et V2 plus longue, et la frontière syllabique ou lexicale, par un délai plus court, se distinguent respectivement de manière systématique des deux autres niveaux intermédiaires de frontière prosodique (accentuelle et intonative continuative).

De ce point de vue, le groupe /kl/ montre également une certaine sensibilité à l’influence du contexte prosodique, bien que les deux mesures ressortant pour ce groupe ne soient pas homogènes au regard des regroupements statistiques des catégories prosodiques. Néanmoins, ce contexte segmental ne montrait, jusqu’alors, aucune véritable modification dans son timing inter-consonantique ou dans l’articulation de ses segments en fonction de la hiérarchie prosodique.

Pour ce groupe, le fait que la latence relative trans-frontalière entre C1 et V2 soit sensible, même imparfaitement, à la hiérarchie prosodique, indique que des changements ténus et non significatifs dans son articulation et/ou son timing répondent tout de même à l’influence du contexte prosodique. Ces

légères modifications temporelles cumulées apparaissent de façon plus marquées dans les relations temporelles entre éléments plus éloignés de la frontière, mais toujours soumis à son influence.

En définitive, il apparaît que le timing inter-gestuel entre la consonne codaïque pré-frontalière et la voyelle post-frontalière est modifié dans le sens d’un éloignement plus marqué des gestes, plus la frontière prosodique inter-segmentale correspond à une démarcation importante dans l’énoncé. Les différences de timing opérées entre les segments non contigus vont dans le sens d’une rupture syllabique plus nette entre la rime de syllabe finale de constituant et le noyau de la syllabe initiale du constituant suivant, plus le niveau hiérarchique de la frontière prosodique est élevé.

Si l’on rattache ces faits aux modifications de timing internes à la rime V1C1# et à celles relatives au timing inter-gestuel C1#C2, on peut penser que, au moins pour les groupes /lk/ et /tk/, plus la frontière prosodique est élevée, plus la cohésion articulatoire est importante à l’intérieure de la rime de la syllabe finale, et plus la rupture temporelle entre les gestes trans-frontaliers est marquée.

Nous observons également, encore ici, une sensibilité différente des groupes face au niveau de frontière prosodique inter-segmentale. On peut penser que plus un groupe est articulatoirement sensible à cet effet, plus il distinguera de niveaux prosodiques différents selon sa place hiérarchique et plus un nombre important de mesures permettront d’asseoir cet effet. Si l’on retient ce critère de sensibilité croissante des groupes à la hiérarchie prosodique, l’ordre suivant apparaît : /lk/-/tk/ > /kl/-/kt/ (figure III.2.25).

Nous avons vu précédemment que /kt/ et /kl/ se caractérisent par une coproduction plus importante que leur groupe miroir respectif /tk/ et /lk/. Ils manifesteraient une plus grande cohésion articulatoire, du fait de contraintes inhérentes qui les rendent moins sensibles aux variations de timing inter-gestuel. A l’inverse /tk/ et /lk/ paraissent moins coarticulés et manifestent d’une moins grande résistance aux variations contextuelles (cf. §III.2:2.3). C’est ce que nous observons également ici au niveau de l’effet de frontière sur les relations temporelles entre la consonne initiale du groupe et la voyelle initiale post-frontalière.

Figure III.2.25 – Latence relative entre la fin EPG de C1 et le début acoustique de V2 (Pcs.voy) pour chaque groupe et locuteur selon la hiérarchie prosodique

La figure III.2.25. montre ainsi que même les groupes /kl/ et /kt/ semblent répondre, même de façon plus réduite et moins cohérente que les groupes /lk/ et /tk/, à l’influence de la hiérarchie prosodique concernant le délai inter-gestuel trans-frontalier entre geste consonantique codaïque et geste vocalique initiale.

Ainsi, le fait que la séquence /k#(l)a/ réponde, bien qu’imparfaitement, à l’influence de la hiérarchie prosodique, indique que des modifications de timing ou de durée interviennent également dans l’articulation consonantique et/ou la coordination C#C ou #CV en frontière prosodique majeure pour les groupes les plus résistants.

Un point particulier est à noter concernant le groupe /kl/. Celui-ci est différent des trois autres au regard de la syllabation. Les groupes de consonnes composés d’une occlusive suivie d’une liquide

(/kl/) ou d’un glide sont tautosyllabiques, alors que leur groupe miroir (/lk/) et les groupes de deux occlusives (/kt/ et /tk/) sont hétérosyllabiques (Delattre 1940b, Pulgram 1965, Dell 1995).

Dans son cas, la position de la frontière prosodique, observée ici, n’est pas superposée à la frontière syllabique. En parole continue, ce type de séquence consonantique VC#CV (/ak#la/) est resyllabifiée en V#CCV (/a#kla/) en frontière de mot (Delattre 1940b, 1951, Meynadier 2001).

Or, le fait que la latence relative entre /k/ pré-frontalier et /a/ post-frontalier augmente en frontière de groupe intonatif ou accentuel pourrait indiquer que cette resyllabification est bloquée par une démarcation prosodique.

Cette interprétation serait compatible avec la conception de certains auteurs qui considèrent qu’en français le groupe rythmique (ou syntagme phonologique marqué par l’accent final) est le domaine de la resyllabification CC ou CV. Ainsi, en frontière de groupe accentuel ou de groupe intonatif, la resyllabation post-lexicale pourrait ne pas être opérée (Delattre 1940b, Pulgram 1970, Lauefer 1985) : « The coarticulation between two consonants across a prosodic boundary is suspended, suggesting that preconsonantal enchainement does not take place across rhythmic group boundaries. » (Laueufer 1985 : 348).