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Le travail par genres de textes et la notion d’argumentation

1. La perspective communicative de l’enseignement et de l’apprentissage du français l’apprentissage du français

2.2 L’héritage de Bakhtine/Volochinov

Au lieu de faire un historique complet de la notion, un arrêt plus spécifiquement est fait sur le modèle théorique de Bakhtine/Volochinov (1895-1975). En développant une nouvelle linguistique, la « translinguistique », Bakhtine/Volochinov ont pris comme objet l’énonciation et l’interaction verbale. Pour ces auteurs, les genres de discours sont constitués de types relativement stables d’énoncés élaborés dans les sphères d’utilisation de la langue.

Les énoncés matérialisent l’utilisation de la langue et émanent des représentations d’un domaine d’activités humaines. « Nous parlons par énoncés et non par propositions isolées et, encore moins, bien entendu par mots isolés » (Bakhtine cité par Adam, 1997, p. 673). Ainsi, apprendre à parler, c’est apprendre à structurer des énoncés et, pour ces auteurs, « les genres du discours organisent notre parole de la même façon que l’organisent les formes grammaticales (syntaxiques) » (Bakhtine cité par Adam, 1997, p. 673). Dès lors, les genres fonctionnent comme une norme qui structure les énoncés. Bakhtine (1984) souligne par ailleurs le caractère mouvant des genres :

La richesse et la variété des genres du discours sont infinies, car la variété virtuelle de l’activité humaine est inépuisable et chaque sphère de cette activité comporte un répertoire des genres du discours qui va se différenciant et s’amplifiant à mesure que se développe et se complexifie la sphère donnée (Bakhtine, 1984, p. 265).

Adam (1997) formule une remarque quant au caractère normé des genres. Ces derniers possèdent un noyau normatif relativement stable et contraignant pour l’énonciateur, mais

néanmoins plus souple que les formes de la langue. Adam met en parallèle les couples

« grammaire-style et genre-texte » en affirmant « à titre d’hypothèse de travail, que le style est à la grammaire ce que le texte est au genre, c'est-à-dire la zone de variation du système complémentaire de la zone normative » (p. 675). Pour saisir cette richesse et cette variété des possibles, Bakhtine la relie à sa distinction entre genres premiers et genres seconds. Les genres premiers recouvrent les échanges verbaux ordinaires liés de manière immédiate à une situation de communication. Les genres seconds, quant à eux, sont issus du discours littéraire, scientifique ou idéologique, nés d’échanges plus complexes et plus poussés et dont la relation au contexte est « médiatisée par la création d’outils linguistiques complexes » (Canelas-Trevisi, 1999, p. 134). Dès lors, les genres seconds absorbent et transmutent les genres premiers tout en cessant d’avoir un rapport immédiat au réel existant (Bakhtine/Volochinov, 1984). La maîtrise des genres seconds est un des objectifs fondamentaux de l’école. Pour Schneuwly (1994), la production d’un texte écrit relevant d’un genre second exige, de la part du producteur/énonciateur, qu’il s’écarte du contexte immédiat. Il va devoir se situer, en tant qu’auteur, dans un contexte qu’il doit fictionnaliser.

Dans notre article, Vuillet, Mabillard, Tobola Couchepin et Dolz (2012), nous analysons la notion de destinataire dans un contexte de transposition didactique du genre RCL. Nous mettons en évidence qu’une forme de « fictionnalisation fictive » (p. 9) résulte de l’influence réciproque des phénomènes de dédoublement du genre et de fictionnalisation en situation d’apprentissage scolaire. Le concept de fictionnalisation fait référence à la représentation et à la reconstruction des paramètres du contexte de production que doivent réaliser l’énonciateur et le destinataire en situation langagière complexe. Bronckart et al. (1985) ont détaillé les opérations de contextualisation que doit effectuer l’énonciateur. Il doit fictionnaliser les différents paramètres qui gravitent autour de la situation de communication : le destinataire, le but, le lieu social ainsi que l’énonciateur. Ce dernier va donc reconstruire ou se représenter le contexte d’énonciation pour fournir la production discursive d’une base d’orientation.

Bernié (1998) ajoute que les traces de cette reconstruction sont « visibles dans le discours » de l’énonciateur et qu’elles le « structurent à travers diverses médiations » (p. 169). Dans notre article, Vuillet et al. (2012), nous mettons en évidence les effets de cette fictionnalisation sur les interactions en classe, les gestes didactiques de l’enseignant, les obstacles rencontrés par les élèves ainsi que leurs productions. Nous arrivons au constat que

« sous l’effet de la force « génératrice de fiction » du genre scolarisé et par l’intermédiaire

des opérations de fictionnalisation que celui-ci implique, l’élève s’inscrit dans une situation d’énonciation hautement complexe qui entraine sa propre fictionnalisation en tant qu’énonciateur » (p. 15). En d’autres termes, l’énonciateur place sa propre existence dans l’espace du comme si.

Les analyses nous conduisent à proposer trois principes de fonctionnement didactique associés d’une part à la recontextualisation, dans un cadre scolaire, de pratiques langagières de référence, et d’autre part aux modalités de distanciations-rapprochement résultant des opérations de fictionnalisation.

- Le principe d’ubiquité du dédoublement du genre : l’élève répond à deux exigences distinctes et simultanées qui s’inscrivent en même temps dans un même lieu physique mais dans deux lieux sociaux disjoints.

- Le principe d’éloignement dû au rapprochement : pour motiver les élèves et donner du sens à l’activité, l’enseignant tend à rapprocher certains éléments fictifs orientant les productions à la vie quotidienne des élèves. Ce faisant, il altère le traitement des situations de communication exigeant une certaine prise de distance.

- Le principe d’u-topos des genres scolarisés : avec la conjugaison des deux premiers principes, l’élève s’éloigne du produit final tel qu’établi dans la pratique sociale de référence.

Pour travailler un genre de texte, l’enseignant transforme l’outil de communication en objet d’apprentissage. En faisant recours à des situations de communication fictives dans le but d’ancrer l’apprentissage des élèves dans la réalité, le genre subit une forme de dédoublement qui génère de la fiction comme mentionné supra. L’espace didactique du « comme si » est mis en tension entre deux pôles qui engendrent un lien et une rupture. « Un lien, en ceci qu’il permet l’acquisition de savoirs relatifs à une pratique sociale de référence : et une rupture, en cela que l’espace du comme si n’est ni celui du quotidien connu, ni celui des pratiques langagières de référence » (Vuillet et al., 2012).

Dans nos recherches associées à l’équipe genevoise, il ressort que la maîtrise des genres seconds est un des objectifs fondamentaux de l’école. D’ailleurs, dans le Plan d’études en vigueur en Suisse (PER), les genres sont au cœur des activités de production et de

compréhension. Comment les genres peuvent-ils être considérés comme de réels outils d’apprentissage ? Comment favoriser en classe la confrontation des genres connus par les élèves (genres sociaux fruits de leur expérience du monde) avec les genres à acquérir à travers la maîtrise volontaire d’objets spécifiques ?