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L’expérimentation : 1994-1996

2 Du temps au marché : la nécessité d’élargir le questionnement sur le travail

3.4 Une évolution en 5 phases

3.4.2 L’expérimentation : 1994-1996

Une seconde phase débute alors en 1994, durant laquelle est expérimentée un échange entre la réduction de la durée du travail et la modulation-annualisation du temps de travail.

On pourrait y voir une conséquence d’un recours faible à ce type de dispositif pendant la phase précédente : la question des organisations syndicales avait porté sur l’éventuelle contrepartie d’une acceptation de la « norme variable » par la négociation.

Ce n’est pas qu’un échange n’aurait pas été possible auparavant, mais l’innovation est que l’article 39 de la loi quinquennale le pose explicitement comme une possibilité d’expérimentation. Celle-ci est associée à la réduction de la durée du travail et en faveur de l’emploi, subventionnée par l’État (Morin et al., 1998). Ceci constitue la nouveauté mise en avant par la loi quinquennale, d’où notre appellation de la phase de 1994 à 1996 :

« expérimentation » d’un nouvel échange par la négociation collective. Disons-le tout de suite, cet échange n’a pas fait école.

D’une part, il est noyé dans un ensemble de dispositifs de la flexibilité temporelle : la négociation paraît « éclatée ». D’autre part, seules quelques entreprises procèdent à cet échange : le taux de recours à la modulation-annualisation diminue dans notre échantillon régional à 6 accords annuels. Cependant l’échec manifeste de cette expérimentation a jeté les bases d’une autre période, initialisée par la loi de Robien de 1996 à 1998, qui réussit cette fois « à recentrer » la négociation collective sur l’échange cité précédemment.

Afin de rendre compte de la nouvelle législation en vigueur sur le temps de travail depuis décembre 1993, nous avons constitué deux bases de données susceptibles d’effectuer un état des lieux de la négociation collective sur le temps de travail dans la région Midi-Pyrénées avant et après la loi du 20 décembre 1993. Notre hypothèse est en fait que la loi quinquennale constitue une première rupture du renouvellement de l’échange flexibilité contre réduction de la durée du travail, cette fois avec le recours à la modulation annualisation. Notre premier échantillon portant sur des accords entre 1984 et 1994 (Thoemmes, 2000) sera donc utilisé en fonction de cette rupture fin 93. L’idée est bien de voir s’il s’agit de deux périodes distinctes, une que nous appellerons la « genèse » et l’autre l’« expérimentation » des temps des marchés. Il s’agit donc ici d’une comparaison de deux

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périodes de négociations collectives sur le temps de travail qui ne sont séparées que pour rendre compte de cette « rupture ». Rien ne dit a priori qu’elle se manifeste dans les pratiques de négociation.

Nous indiquons les variations observables des pratiques sociales de négociation à la fois du point de vue de la taille de l’entreprise et de l’objet de la négociation. L’ampleur du recours aux différents thèmes du temps de travail et la nature de leur association seront explorées pour mesurer les différences dans les pratiques de négociation pour les deux périodes.

L’existence de 768 accords d’entreprise au cours de la période 1984-95 dans la région Midi-Pyrénées témoigne de l’importance du temps de travail dans les négociations (64 accords en moyenne par an). Néanmoins en 11 ans, de 1984 à 1994, il n’y a pas d’évolution quantitative, alors qu’au niveau national, pour la même période, le nombre d’accords d’entreprise conclus (tous thèmes confondus) double : 3 972 accords en 1984 contre 7 450 en 1994. De plus, les accords sur le temps de travail représentent 45,1 % des accords (3 024) en 1994. En 1995, le nombre d’accords dans la région Midi-Pyrénées augmente sensiblement par rapport à 1994. De 52 accords conclus en 1994, on passe à 88 accords en 1995 (+ 63 %). Ce chiffre atteint en 1995 est le plus important dans la région pour notre période d’observation.

Nous avons recensé 28 thèmes du temps de travail présents dans les négociations. Les 628 accords de la période 1984-93 donnent alors lieu à 1 209 apparitions de ces thèmes et les 140 accords de la période 1994-95 génèrent 276 apparitions de thèmes. Ceci signifie qu’un accord porte en moyenne sur deux thèmes différents du temps de travail. Nous évaluons l’importance relative de chaque thème pour les deux périodes de négociation.

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0 5 10 15 20 25

modulation durée congés dates congés dates ponts récup ponts récup TT recon. durée réduc. durée aug. durée recond. orga.

nouv. hor.

horaire var.

dépass. hor.

fin de semaine travail nuit tr. nuit femmes temps partiel chôm. partiel astreinte intermittence congés part.

heures sup.

ouverture excep.

modif. amplitude travail équipe repos hebdo.

rappel horaires repos comp.

avant (84-93) après (94-95)

Tableau n° 1 : fréquence annuelle d’apparition des thèmes du temps de travail avant et après la loi quinquennale.

Le premier groupe de thèmes dont le taux annuel augmente concerne les horaires de travail, l’aménagement du temps de travail. Le travail de nuit passe d’un accord à 6 accords annuels.

Le travail en équipes successives en tant que thème de négociation passe de 7 apparitions annuelles pour la première période à 11 pour l’échantillon 1994-1995. Le thème des équipes

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de fin de semaine est également plus fréquent et concerne 6 accords au lieu de 2 accords pour la période précédente.

Le second groupe de thèmes en augmentation concerne des thèmes plus proches des préoccupations de la loi quinquennale : temps partiel, repos compensateur et heures supplémentaires. Le travail à temps partiel augmente de manière considérable et passe de 3 accords à 11 accords annuels pour 1994-95. Les repos compensateurs concernent 8 accords au lieu de 3 accords annuels pour la période précédente et celui des heures supplémentaires passe de 5 accords à 9 accords annuels.

En revanche, la modulation-annualisation baisse de 9 accords à 7 accords annuels. La réduction de la durée du travail reste stable : 5 accords annuels. Alors qu’avant la loi quinquennale aucun accord n’avait combiné modulation et réduction de la durée du travail, ce ne sont que deux accords qui procèdent à cette association après la loi quinquennale.

La rupture est bien là, mais pas là où on l’attendait. La négociation produit des effets imprévisibles. Les plus fortes augmentations de la négociation collective concernent les équipes de fin de semaine, le travail de nuit, le travail à temps partiel, les heures supplémentaires, et les repos compensateurs. Il s’agit certes d’une augmentation des dispositifs liés à la flexibilité temporelle, mais ceux-ci regroupent des logiques de négociation qui ne sont pas centrées sur la variabilité de la durée du travail. Il s’agit aussi de l’individualisation (temps partiel), des temps des machines autour des dispositifs qui visent à prolonger la durée d’utilisation des équipements, et des questions de repos compensateur.

Certes, il faut s’interroger sur la nature du recours à ces dispositifs, étant donné que le repos compensateur de remplacement peut tout à fait être utilisé dans le sens de la variabilité de la durée du travail. Cette rupture un peu inattendue peut être encore mieux représentée en regardant le taux annuel du recours aux dispositifs liés à la flexibilité temporelle de la loi quinquennale.

En comparant les taux liés à la modulation, au temps partiel et au repos compensateur, nous constatons que la « modulation » est le « grand perdant » de cette période 1994-1995. Si on constate de plus que le nombre d’accords sur la réduction de la durée du travail, déjà très faible pendant la période 1984 à 1993, est encore en baisse, nous sommes dans l’obligation de constater que l’échange entre réduction de la durée du travail et modulation-annualisation, affichée comme une priorité légale en faveur de l’emploi, n’est pas effectif dans la négociation. Même si cet échange est effectué et expérimenté dans les textes légaux, la négociation collective ne suit pas sur ce point l’incitation légale.

Quelle est la conclusion que nous pouvons tirer de cette comparaison de deux périodes séparées par la loi quinquennale à l’épreuve d’un échantillon régional exhaustif des accords

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d’entreprises ? La première conclusion porte sur l’effet de rupture de la loi quinquennale. Le passage en revue des différents thèmes qui peuvent apparaître dans les accords sur le temps de travail montre une variation de la fréquence d’apparition des thèmes pour les deux périodes. Par exemple le taux annuel pour le travail à temps partiel a quadruplé. On peut dire que pour le temps partiel, l’effet d’incitation des législateurs a eu comme conséquence une augmentation notable du recours à ce dispositif. Et si nous prenons l’ensemble des thèmes, il y a bien une différence entre les pratiques de négociation avant et après la loi quinquennale. Par contre, notre supposition d’une augmentation d’un échange entre réduction de la durée du travail et modulation-annualisation ne s’est pas vérifiée. Rappelons que déjà la loi de 1987 avait ouvert la possibilité d’un tel échange, mais la loi ne l’avait pas inscrit dans le cadre du maintien de l’emploi.

Nous y voyons la seconde conclusion de cette comparaison. Pendant que les articles 38 et 39 de la loi quinquennale (1993) circonscrivent bien une expérimentation de l’échange modulation contre réduction de la durée du travail en faveur de l’emploi, et avec les subventions de l’État dans certaines conditions, la négociation collective ne suit pas. On pourrait donc parler d’un échec relatif29 de l’expérimentation de cet échange que nous devons tenter d’expliquer. Non seulement cet échange est noyé dans un ensemble de dispositifs éclatés de flexibilité temporelle, mais aussi le recours à la modulation annualisation, proprement dite, est plus faible que pendant la période précédente. On pourrait dire qu’il ne s’agit pas seulement d’un échec mais d’une régression de la variabilité collective de la durée du travail. La loi oblige à une perte salariale en cas de réduction de la durée du travail. N’est-ce pas la perte salariale qui empêche l’échange modulation contre réduction de la durée du travail d’avoir lieu ?

Sinon comment comprendre qu’avec la loi de Robien (phase suivante) nous renouons à la fois avec la réduction de la durée du travail, mais aussi avec la mise en place de la modulation-annualisation et avec l’action sur l’emploi ? Nous sommes bien en présence de deux phases du travail d’organisation, mêlant action gouvernementale et action négociatoire. La première phase de 1982 à 1993 constitue la « genèse » des dispositifs de variabilité collective de la durée du travail en ce sens que ces instruments normalisent les écarts à la durée du travail moyenne. Durant ces 10 années, différentes lois se sont succédé pour compléter les dispositifs plus classiques des heures supplémentaires et du chômage partiel dans la gestion de la variabilité de la durée du travail.

L’échange entre réduction de la durée du travail et modulation annualisation ne se produit pas. Même lorsque le législateur à la fin de 1993 débute une deuxième phase

29. Nous rejoignons la constatation de l’échec de la relance de la réduction de la durée du travail et de l’emploi (PELISSE, 2004). Nous parlerons ici surtout de l’échec de l’introduction de dispositifs visant la variabilité de la durée du travail.

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d’expérimentation de ce type d’échange avec des subventions et sous forme d’un article de loi, consacré à cet échange, cette expérimentation se solde par un échec.

Nous y voyons une preuve que le travail d’organisation n’est pas un « long fleuve tranquille ». Il peut essuyer des revers. La loi n’est rien sans les pratiques des négociations qui l’accompagnent. L’action publique a bien changé. Les incitations ne sont suivies sur le terrain que dans la mesure où elles correspondent à des aspirations que les acteurs de la négociation peuvent traduire en accords collectifs. Il est trop tôt pour envisager un nouveau paradigme de la négociation qui s’imposera et prendra la suite du début de la flexibilité temporelle des années 80, où on avait échangé le temps des machines contre la réduction de la durée du travail30.

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