• Aucun résultat trouvé

2 Du temps au marché : la nécessité d’élargir le questionnement sur le travail

2.6 Conclusions

67

l’expérience, sur la pratique et sur l’observation qui permet de construire des savoirs d’entretien » (op. cit., p. 187). Après cette première phase qui vise à chercher des solutions pertinentes aux problèmes posés, est abordée la seconde phase de généralisation induisant un apprentissage par « application pour indiquer que le but à atteindre est bien connu (il s’agit d’aligner les établissements sur le même schéma et le résultat escompté est clairement affiché : il s’agit de généraliser le schéma élaboré dans la phase précédente, (…) », (op. cit., p. 188). Nous allons montrer que la loi française sur les 35 heures va mettre en œuvre, associée à la négociation d’entreprise, cette généralisation d’un schéma d’organisation.

Enfin survient une phase d’adaptation, où un processus d’apprentissage prend une troisième autre voie. « Il n’y a cependant pas de remise en cause des principes fondateurs : on est dans une logique d’amélioration des fonctionnements à la marge » (op. cit. 189).

Nous nous sommes inspiré de cette dimension temporelle du travail d’organisation pour analyser la dynamique de la négociation collective en connexion avec le cadre légal. Bien entendu, nous sommes conscient des limites de cette réflexion pour une politique nationale visant toutes les entreprises : alors que dans l’entreprise « isolée », il y a un projet de modernisation qui peut être clairement identifié par des groupes qui poussent dans la direction de la modernisation, voire des opposants qui s’opposent au projet, cela semble plus difficilement identifiable pour une politique nationale, avec des gouvernements qui changent et avec une très grande variété de situations à régler. L’entreprise particulière a l’avantage de pouvoir donner lieu à un travail de régulation qui s’identifie dans des frontières clairement délimitées, par les rencontres entre projets, par la production des règles et par la mise en place des régulations. En ce qui concerne les politiques publiques nationales, nous sommes dans le cas d’une production normative qui vise un ensemble de situations extrêmement hétérogènes, mais où personne ne prévoit explicitement une évolution organisationnelle sur 20 ans. Le grand planificateur n’existe pas. La modernisation se fait par tâtonnements, par apprentissage et en quelque sorte sans être consciemment mise en place.

68

Au moment de la fondation de la sociologie, Weber a bien tenté d’esquisser un projet plus général d’analyse du travail en sociologie qui s’intéressait aux temporalités. Ce projet est celui d’une sociologie empirique en entreprise qui dépasse les frontières de celle-ci en s’intéressant aux institutions, aux classes sociales, à la religion, aux représentations, à l’action collective et à la trajectoire des individus. La sociologie du travail en France, après 1945, s’est intéressée aux temporalités et elle nous semble avoir abondé dans le même sens.

Les travaux fondateurs cités (Friedmann, Grossin et Naville) ont développé des approches qui ne sont embrigadées ni dans l’ouvriérisme, ni dans une réduction des temporalités au seul travail industriel, mais s’en démarquent de différentes façons, en diversifiant les points de vue et en critiquant précisément l’existence d’un temps industriel unifiant.

Des approches plus récentes ont introduit des questionnements plus spécialisés sur des temporalités particulières qui ont eu tendance à s’autonomiser : temps des professions, de l’emploi, du chômage, des loisirs, des marchés, de l’action publique, des relations professionnelles, du genre, des organisations, etc. Cette spécialisation contemporaine suscite bien des interrogations aux yeux du sociologue du travail : quelle cohérence possible – à partir du temps de travail et des activités – entre ces regards multiples sur des temporalités éclatées, d’une part ; quelle place des temps sociaux, problème touchant à la société toute entière, d’autre part ? La première question rejoint les analyses de l’échec relatif, après celui de l’école durkheimienne (Lallement, 2008), d’une sociologie unifiée du temps. La seconde se doit d’être rapprochée des effets de la globalisation financière et de la mondialisation des marchés. Un temps démocratique est-il possible (Chesneaux, 1996) ? Ces questionnements dépassent le cadre de la sociologie du travail.

Le rapport entre temps et travail est modifié aussi par la productivité, par l’emploi, par l’aspiration au temps libre et par la question sociale. Cet infléchissement multiple concerne d’abord une autre définition du rapport entre temps et travail actuellement en cours autour d’une interrogation sur la productivité du travail dans les entreprises. Il s’agirait d’une dissociation entre le temps et le débit du travail que les gestionnaires observent dans les entreprises. Ensuite, le rapport entre temps et travail a été profondément modifié par l’irruption de l’emploi dans la négociation collective. Au lieu de ramener tout aux salaires ou à l’argent, l’enjeu de l’emploi montre bien l’existence de valeurs difficilement quantifiables qui interviennent dans les décisions à propos du temps de travail. Cela vaudra aussi pour l’aspiration au temps libre, qui s’est manifesté dans la mise en place des horaires individualisés. Ceux-ci traduisent la volonté de l’individu de disposer et de gérer un temps à soi.

Enfin en marge de la négociation collective, nous avons noté le retour de la question sociale, de la précarité et de la pauvreté notamment des jeunes, qui interdit de limiter le rapport entre temps et travail à l’entreprise. Il s’agit au contraire d’élargir la négociation à des populations qui sont soit au chômage, soit dans des situations de vulnérabilité variées.

69

La notion de marché permet de présenter autrement les changements liés à l’entreprise, de la situer dans son environnement. Certains considèrent le marché comme un artefact intellectuel, un mythe ou comme une idéologie. D’autres le traitent comme une réalité sociale, historique, cultuelle et économique. Cette notion permet non seulement d’interpréter les résultats de la négociation collective, mais elle permet aussi d’élargir pour l’analyse son déroulement à d’autres acteurs. Le temps industriel et le temps des marchands ne sont pas le temps des financiers, même s’il y a des rapports évidents : les premiers sont plutôt des temps longs de la coordination des activités ; le second est un temps plus court, parfois instantané. Pourtant l’intérêt est bien de rapprocher le marché financier, le marché du travail et le marché des produits. La financiarisation se présente comme une logique sociale « du court terme » que certains appelleraient « irrationnelle ». Cette évolution a néanmoins répondu à des questions très précises visant les stratégies de certaines entreprises dans la crise. Elle a contribué aussi à la marchandisation des risques à l’aide de nouveaux instruments financiers. Nous y avons vu un lien aux dispositifs du temps de travail dans la mesure où les deux auraient comme fonction de contrôler la variabilité, les financiers parlent de volatilité, pour s’assurer des marges supplémentaires. Il s’agirait d’un contrôle des risques financiers ou sociaux qui semblent pouvoir être assurés sous certaines conditions. La négociation dans ce contexte apparaît comme une manière collective de transférer des risques d’une partie sur l’autre. Mais fondamentalement ces risques sont l’objet même de la négociation, même s’ils ne sont pas équivalents : l’employeur prend des risques en embauchant, le salarié porte les risques liés à la définition des conditions de travail. Celles-ci sont souvent, mais pas toujours, configurées par les acteurs de la négociation. L’échange collectif permettant l’introduction de la norme variable obtiendra des assurances sur des contreparties. En passant des valeurs au territoire concret des transactions, ce sont les formes d’échange qui nous intéressent plus particulièrement.

Cet élargissement progressif de l’analyse des normes temporelles du travail industriel vers l’action des marchés nous a permis d’expliciter notre posture théorique. La construction des normes temporelles sera analysée avec des recherches longitudinales en France (20 ans) et en Allemagne (10 ans). Ces recherches donnent lieu à un type de comparaison spécifique.

Nous proposons de mettre au centre de l’analyse les niveaux de décision sur les normes temporelles et en particulier leur articulation. Cela suppose d’abandonner les visions stéréotypées qui rangent d’emblée les faits observés, soit du côté des régulations globales (sociétales ou autres) soit du côté des décisions locales. Il s’agit en effet de renoncer aux explications « totalisantes ». L’objet de la comparaison devient l’analyse des interdépendances entre décisions locales et globales. L’exemple de la négociation du temps de travail montre comment les différents niveaux de décisions interagissent. La loi définit certes le cadre des négociations, mais ce cadre est ensuite retravaillé au niveau de la branche, et au niveau de l’entreprise. Nos théories de référence s'appuient tout d'abord sur la régulation sociale de Jean-Daniel Reynaud (Reynaud, 1979). Cette théorie est née de

70

l'analyse des relations professionnelles entre les organisations syndicales, les organisations patronales et l'État. En particulier, la distinction entre régulation globale et régulation locale permet de réunir dans un même processus l'action des entreprises, de la branche professionnelle et de l'État. Le concept de la régulation permet de traiter de la construction des collectifs autour d'un projet, de la confrontation entre projets, et de la production des règles collectives en intégrant les différents niveaux de cette production. Cette théorie permet aussi de saisir les changements macro sociaux et politiques qui se produisent lors d'un changement de gouvernement par exemple. Chaque niveau d'analyse peut être analysé comme une régulation conjointe dans laquelle des processus d’action se rencontrent pour produire des normes. Ces processus d’action mobilisent des négociateurs représentant des groupes sociaux (organisations syndicales et employeurs).

Notre cadre théorique s'appuie ensuite sur la théorie du travail d'organisation, élaborée par Gilbert de Terssac, qui montre que travailler est avant tout organiser (de Terssac, 2003). La composante organisationnelle ne peut pas être séparée de l'action productive. La distinction habituelle entre le travail d'encadrement qui se situerait du côté de l'action organisationnelle et le travail d'exécution qui serait le travail productif sans composante organisationnelle devient obsolète. Avec cette théorie, la négociation collective peut être considérée comme un véritable travail qui a lieu dans la sphère productive, caractérisée par un rapport de subordination. Le travail des négociateurs produit du changement dans les entreprises. Il peut modifier l'ensemble des conditions de travail. Enfin, le travail d'organisation suppose l'existence d’un processus social qui peut être analysé, notamment sa dimension temporelle. L'idée d'un cycle et des phases distinctes de ce travail d'organisation sera développée consécutivement aux travaux proposés sur la SNCF par de Terssac et Lalande (2002) et appliquée à la négociation du temps de travail.

71 3 La mise en marché du temps en France

Nous voudrions alors montrer comment la négociation collective au cours d’une vingtaine d’années a mis le temps en marché. En partant de la question du temps de travail, la négociation s’est mise à configurer les marchés du travail et des produits. Elle a en retour intégré le temps dans des accords globaux qui ont une visée particulière. Cette pratique a eu comme effet tendanciel de faire disparaître le temps comme protecteur de l’individu. Le temps devient le moyen au service d’une finalité différente et, par là même, la signification des normes temporelles change.

Ce chapitre porte d’abord sur l’introduction d’une nouvelle règle d’organisation par la négociation collective qui configure les échanges entre les organisations syndicales et les employeurs. Les échanges portent (1) sur l’introduction d’une « norme variable » de la durée de travail qui s’est généralisée et (2) sur le glissement de la négociation collective vers la préoccupation du « marché du travail » au niveau local et au niveau des politiques publiques. Les deux évolutions sont liées (3) aux mouvements des marchés, des produits et de l’emploi, que les acteurs de la négociation de l’entreprise cherchent à contrôler en mettant en œuvre des logiques prévisionnelles. C’est ce que nous appelons le temps des marchés. Il résulte de la négociation collective. Le temps des marchés n’est ni le temps des marchands ni le temps des financiers que nous avons analysé au chapitre précédent. Il est le résultat d’un échange collectif et de transactions au cours des deux dernières décennies.

Sur la base d’une analyse de plus de 2 000 accords d’entreprise en France, ce chapitre retrace le travail d’organisation sur 20 ans par cinq phases (Genèse, Expérimentation, Recentrage, Généralisation, Différenciation) pour établir une nouvelle règle d’organisation.

Ce chapitre porte ensuite sur les producteurs de ce temps des marchés et en particulier sur les délégués syndicaux et sur les salariés mandatés. Les débats récents sur les retraites et sur les salaires ont amené à nouveau des discussions sur l'opportunité de négocier en entreprise, dans les branches d'activité ou encore au niveau national. En effet, le problème social de la négociation collective est complexe : les acteurs de la négociation collective, l'État, les employeurs et les organisations syndicales doivent déterminer le niveau pertinent des discussions sur un sujet donné. Ce choix du niveau de la négociation est d’autant plus délicat qu’on constate la multiplication et la variété des normes et des règles : l’organisation internationale du travail, l'Europe, les règles légales nationales, les accords interprofessionnels, les accords de branche nationaux ou territorialisés, les groupements d'entreprises ou les multinationales, les entreprises et les établissements, les services, les ateliers, les professions et même les individus contribuent à la création des normes et des règles. Certes, dans un passé récent, beaucoup a été décidé par le législateur, dans les branches d'activité et lors des accords d'entreprise. Néanmoins on observe aussi les

72

difficultés de ces niveaux « traditionnels » des relations professionnelles à créer les règles effectives qui déterminent les conditions de travail. Pourquoi ?

D'une part, parce que les interlocuteurs ne sont pas toujours présents à ces différents niveaux de l’entreprise, de la branche et même au niveau national. La crise du syndicalisme, un taux de syndicalisation particulièrement faible en France, mais aussi l’éclatement du syndicalisme en une multitude d’organisations, rendent souvent caduque une représentation homogène des salariés. Surtout dans les petites et moyennes entreprises et dans certains secteurs, une prise en compte des intérêts des salariés dans la négociation s’avère problématique.

D'autre part, un certain nombre d'expériences locales et régionales ont permis l'émergence de nouveaux acteurs de la négociation qui ont parfois pris le relais des discussions. Avec cet article nous voudrions nous intéresser à ces nouvelles manières de négocier. Au tout premier plan de ces innovations nous situons le mandatement syndical dont nous ferons une analyse approfondie, dans le cadre des accords « 35 heures ».

Documents relatifs