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L’ ESSOR DE LA POP

Il manquait un plateau à la fois plus visible et plus spacieux pour dévoiler ce qui se tramait ainsi sous le couvercle du jazz. La création du Montreux Jazz Festival en 1967 vient combler cette lacune, même si l’association Circolo del Jazz s’était déjà lancée dans une aventure similaire à Lugano31. Alors que le festival de Lugano s’inscrivait encore dans le cadre non marchand typique des microcultures du jazz, le festival de Montreux connaît une transformation exemplaire, grâce à l’autonomie gagnée en termes de finances et de programmation musicale par son principal artisan Claude Nobs. Au départ, la programmation du festival repose pour l’essentiel sur un concours d’orchestres européens de jazz organisé par Radio-Lausanne en collaboration avec l’Union européenne de radiodiffusion. En 1972, le Montreux Jazz Festival est déjà devenu l’un des principaux rendez-vous des musiques populaires en Europe. Ce développement rapide est emblématique de la construction d’une culture pop au sens où l’entend Richard Mémeteau32. Il s’agit d’une liberté gagnée non

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participe à des projets de fusion avec le rock puis la musique traditionnelle suisse ; Beat Kennel (1945) fonde l’organisation Bazillus, un des piliers de la scène musicale zurichoise jusqu’en 2013 ; Irène Schweizer (1940) entame une pérégrination musicale qui lui ouvre la porte des foyers européens du free jazz.

31 Avec deux ou trois soirées de concert au Kursaal de Lugano, le Festival Internazionale del Jazz di Lugano est le premier du genre en Suisse.

Organisé sur une base bénévole de 1962 à 1969, il est lié à la scène italienne du jazz et reste peu connu au nord des Alpes.

32 Mémeteau (2014, p. 17) : « C’est parce qu’on est capable de liberté avec sa culture initiale qu’on peut acquérir une aussi grande liberté avec la culture majoritaire. Cantonner à l’exotisme figé les différentes minorités, c’est leur dénier cette liberté première qui ouvre à une réappropriation

seulement dans l’interprétation des répertoires par les musiciens, mais aussi dans la conception des plateaux et de leur promotion.

La transcription des performances musicales sur un support audio, puis audiovisuel, pensée dès le début comme une partie intégrante de la manifestation, représente ici un changement de paradigme.

Le Montreux Jazz Festival résulte de la conjonction de plusieurs initiatives. Il y a au départ la volonté de l’Office du tourisme de Montreux, dirigé alors par Raymond Jaussi, de donner une envergure nouvelle à sa commune et à la région. La télévision et les radios de Suisse romande en sont les partenaires privilégiés, grâce au « Montreux Television Symposium and Rose d’Or », dont la première édition a lieu en 196133. Engagé dans ce cadre par l’Office du tourisme, Claude Nobs y conjugue sa passion pour les musiques populaires et son talent d’organisateur. Suite à la rencontre de Willy Leiser, animateur de l’émission « Au pays du blues et du gospel » à Radio-Lausanne, il met sur pied à partir de 1962 des concerts de blues, notamment au Pavillon du Montreux Palace ou au Lido du Casino de Montreux.

Cette découverte de l’héritage musical afro-américain à travers la présence sur scène des musiciens de blues a joué un rôle essentiel. Alors que les premières éditions du festival se concentrent sur le jazz contemporain, les autres performances proposées durant l’année dans différentes salles de concert sont réunies sous l’appellation Super Pop depuis 1969, puis Super Pop Montreux à partir de 197234. Le concert donné par Led Zeppelin

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possible, et c’est leur dénier finalement le droit de redessiner les contours de cette même culture majoritaire. »

33 Créée à l’initiative de Marcel Bezençon, directeur de Radio-Lausanne puis de la SSR et président de l’Union européenne de radio-télévision, la Rose d’Or est organisée à Montreux par la Télévision Suisse Romande jusqu’en 2004.

34 Les concerts labellisés « Super Pop Montreux » ont parfois lieu dans de plus grandes salles de concert en Suisse, et sont organisés en collaboration avec l’agence de concert « Good News », créée en 1970 à Zürich. La

au Lido du Casino de Montreux le 7 mars 1970 représente ainsi un des moments charnières de l’essor de la pop, de par son écho médiatique et l’aura dont bénéficie déjà le groupe. Le répertoire de cette performance propose un mélange de standards du rhythm’n’blues et d’originaux laissant une place prépondérante aux improvisations jouées à haut volume (voir p. 46).

Le plateau en demi-cercle légèrement surélevé du Lido, a fourni durant ces années un cadre idéal à la rencontre de musiciens aux esthétiques et aux horizons différents. Conçu dans le style Belle Époque en 1881, l’espace est luxueux dans sa configuration d’origine ; sans places assises, il se transforme en salle de concert d’une capacité de deux mille personnes. Son confort d’écoute est similaire à celui d’un grand casino, tout en garantissant une intimité propice à l’attention collective. C’est ici que se déroulent les premières éditions du Montreux Jazz Festival, ainsi que d’autres concerts, jusqu’à l’incendie qui éclate durant la performance de Frank Zappa le 6 décembre 1971.

Ayant reçu carte blanche de son employeur dans son travail de construction de l’autonomie de la scène, Claude Nobs va constituer en quelques années un réseau unique en son genre soit, avec la Rose d’Or, les radios et télévisions suisses et européennes ; et en relation avec Willy Leiser, l’agence Lippmann + Rau qui organise depuis 1961 l’American Folk Blues Festival dont elle enregistre et publie de nombreux concerts. De plus, suite à deux voyages en Italie en 1965 et 1966, des liens directs sont établis avec les principaux promoteurs et labels actifs dans le jazz, la soul et le rhythm’n’blues35. Ce réseau lui permet de

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programmation fait la part belle à la scène anglaise de la pop et du rock, selon le site www.montreuxmusic.com (consulté le 16 juin 2016).

35 Nesuhi Ertegun, directeur du label Atlantic Records, George Wein, directeur du Newport Jazz Festival, ainsi que Bill Graham, manageur des salles de concert Fillmore East à New York et Fillmore West à San Francisco. À ceux-ci s’ajoute Norman Granz, directeur de Jazz at the Philharmonic, le principal impresario du jazz américain, qui s’était établi à Lugano en 1959. Dans ses mémoires (Nobs et Richardson, 2007), Claude

cibler une nouvelle frange du public tout en resserrant ses liens avec l’industrie du disque, qui connaît alors une phase accélérée d’intégration verticale. Claude Nobs devient ainsi en 1973 directeur de la section suisse de Warner Elektra Asylum, le consortium qui occupe désormais une position dominante sur le marché mondial de la musique enregistrée36.

Le début de la décennie 1970 marque ainsi la transition entre un secteur non marchand, tel que le festival était conçu à l’origine, et le nouveau marché mondial des musiques populaires dont la ville de Montreux devient un des points d’échange et de rencontre. Les concerts labellisés Super Pop Montreux représentent le pivot de cette transition, avec un impact durable sur la conception du festival en tant qu’événement. Dès 1972, année qui marque l’abandon du concours d’orchestres européens, le Montreux Jazz Festival met en scène les principaux artistes actualisant la tradition musicale afro-américaine au-delà de toute frontière stylistique37.

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ES MOUVEMENTS DE REAPPROPRIATION