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II L’espace dynamique de Partir

II- 4-L’espace du regret

Au terme de son exil, il est question de nostalgie. Avant même que l’avion d’Azel décolle, il avait l’intuition qu’il allait regretter sa démarche. Il eut l’envie de s’éclipser et de revenir en arrière mais il décide finalement d’attendre l’embarquement et d’écrire ceci dans son cahier journal :

« Ô mon pays, ma volonté contrariée, mon désir brûlé,

mon regret principal ! Tu garde auprès de toi ma mère, ma sœur et quelques amis, tu es mon soleil et ma tristesse, je te les confie car je reviendrai et veux les retrouver en bonne santé, surtout ma petite famille. »97

L’immigrant clandestin est victime, à l’arrivée, d’esclavage et s’il n’a pas payé de sa vie le prix de son départ, comme de nombreux émigrés africains qui périssent dans les naufrages de leurs bateaux avant qu’ils atteignent la rive, il vit en rupture avec son identité, sa culture et sa fois. Le choix n’est pas simple : vivre dans la honte, et servir les fantasmes infects de Miguel ou prendre la fuite et risquer d’être dénoncé par un voisin européen ou empoigné par la vigilance espagnole. Le désarroi, le mal de vivre et le mal être qu’Azel croyait avoir abandonné derrière lui et écarté définitivement de sa vie avec sa décision de partir, reviennent au galop à l’arrivée. La nostalgie refait surface et le rêve change subitement de direction.

« Mais eu fait, il se trouve où, le paradis sur terre ? Tu sais toi ? Moi, je sais, le paradis c’est lorsque je me retrouve dans mon lit, seul, que je fume un joint, et que je pense à ce que serait devenu si j’étais encore au bled, et puis je bois un verre ou deux et je me laisse emporter par le sommeil, je dors et je fais pleins de rêves en couleurs, en arabe et en espagnole, avec des poissons

bigarrés qui dansent dans ma tête, et une musique jouée par la plus belle femme du monde, ma mère. » 98

Ses paysages d’un pays lointain qui fut un jour le sien lui manquent car la déception est grande et le choc est énorme. Le voyage est anéantissant mais l’idée du retour au pays ne peut être envisageable. Un certain El Hadj qui entretenait une relation insolite d’amitié avec Azel, un retraité qui avait connu l’époque de l’argent facile et des affaires sans risque et qui partait tous les deux ans faire le pèlerinage à La Mecque explique cet attachement fort entre les Marocains et leur pays :

« Tu auras beau partir, ton pays te manquera toujours. La Maroc, on s’y attache très fort, impossible de l’oublier complètement, il attache dans le vrai sens du mot, comme une poêle, on ne peut pas l’oublier. J’ai pas mal voyagé dans ma jeunesse, grâce à l’argent facile, les parents ne me posaient pas de questions, je suis allé très loin et partout le Maroc me manquait… » 99

Azel a embarqué pour l’inconnu et l’instabilité, et conséquemment pour l’errance. Il est mis à la lisière de la société européenne qui n’a plus rien en commun avec les panneaux publicitaires qu’il voyait chez lui à la longueur de la journée en regardant sa télévision. Il regrette amèrement d’être venu.

« Il but un café sans sucre, cracha par terre et maudit le jour où il avait foulé pour la première fois le sol de ce pays. »100

Et puisqu’il considère le retour au Maroc peu plausible, il traîner du côté des frontières espagno-marocaines, physiquement non, mas avec l’esprit d’un individu à mi-chemin entre les deux cultures car si son corps est à Madrid son esprit est désarmais revenu aux terrasses des cafés de Tanger.

98 Ibid. p. 159 99 Ibid., p. 81 100 Ibid., p. 177

Il faut bien évoquer, dans ce cas là, la possibilité de perte, de déperdition ou de disparition et peut être même de mort. Puisque vivre entre deux cultures c’est tout simplement ne plus avoir d’espace propre pour survivre, et par conséquent périr. Driss Chraïbi, un autre écrivain marocain, fait lui aussi procès de cet espace dévastateur et assassin de l’âme dans Les boucs écrit en 1976 en déclarant :

« C’est le début de l’apprentissage de la misère, un voyage au bout de l’immigration dont « la terre d’accueil » n’offre que le racisme, l’exploitation, la haine et peut-être la révolte. » 101

L’identité d’Azel et de sa sœur Kenza maintenue, jusque là, au sein d’un espace connu et bien déterminé est à présent égarée dans l’espace d’un voyage. L’interaction des deux cultures, l’une (celle de l’émigré) marginale et soumise, l’autre du pays d’accueille) conformiste et dominante affecte les personnes trop en marge de la société. Cet espace broyé par ce déséquilibre est fatal pour l’identité des minorités. Et tout comme le premier espace (Tanger) qui a été déracinant (sans doute parce que le départ a été fait trop vite), celui-ci est encore plus traumatisant puisqu’il exige de la personne qui veut se l’approprier une réadaptation profonde, une métamorphose, voire une mise à mort qui sera succédé par une renaissance pour s’adapter à la nouvelle société et à ses convenances.

Azel est mort car la prétention de l’intégration réclame une renaissance qui nécessite une démolition de l’être et une destruction antérieure. L’immigré poursuivi était incertain de pouvoir réussir cette reconversion mais il essayait toujours désespérément de le faire ; de toute les manières, le désespoir était discernable car le futur, qu’il soit radieux ou non, n’existait plus.

Chapitre II