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II L’espace dynamique de Partir

II- 3 L’espace disqualifié

Quel paradoxe que celui qui est vécu par le héros de Partir Azel. Il se voit contraint à varier constamment les espaces, lui qui était parti pour devenir plus libre. Échappé de l’handicap de l’immobilité de sa société, il se retrouve condamné à bouger en Espagne, pas pour s’inscrire dans la vie active dans ce nouveau pays mais plutôt de peur de tomber sur des contrôles de police omniprésents.

Il est dans une situation précaire : nomade, il finit par devenir vagabond. Il doit vivre à l’abri des regards, emprunter les petits chemins incertains et tortueux, sortir exclusivement la nuit en rasant les murs loin des grandes routes illuminées. Est-ce là le sens de liberté qu’il est venu chercher dans ces lieux ?

« …c’est pas le paradis, au pays, faudrait plus qu’on se raconte des bobards du genre l’Espagne c’est le rêve, le paradis sur terre, l’argent faciles filles qui tombent, la sécurité sociale, etc., etc. mais je crois qu’au fond les gens savent la vérité, ils regardent la télé, ils voient bien comment nous sommes reçu ici, ils voient que ce n’est pas le paradis, mais au fait il se trouve où, le paradis ?»95

Et même si Azel se résigne à se contenter de cette forme de liberté surveillée et sans cesse traquée, l’état de ce pays supposé idyllique s’oppose à cette forme de liberté et d’errance fondée sur le mouvement illégal et l’instabilité. Dans ce genre de société, tout est codifié, chiffré et verbalisé. Or notre personnage ne jouit d’aucun rang politique ou social autre qu’un hors la loi, un exclus, un vulgaire brigand indésirable sans code ni statut.

Son espace de mouvement est limité, contrôlé en permanence, Azel vit dans une grande prison fictive au risque de se retrouver dans une « réelle » c’est-à-dire le cant de refugier. Il est le lieu où sont conduits les émigrés clandestins pour vagabondage,

pris entrain d’explorer la ville encerclée à la recherche d’une issue. C’est l’espace de tous les craintes. Le point de passage d’un scénario sinistre : fin du voyage, fin du rêve ou du cauchemar et retour forcé au point de départ. L’attente est lente et terrifiante, les exclus et les marginaux sont tous réunis au même endroit pour un peu plus d’humiliation. La psychose s’installe.

Pourtant cet espace effrayant n’est qu’une partie d’un paradis courtisé (l’étranger) mais les garants de l’ordre établi sont là pour leur rappeler qu’ils sont des intrus indésirables. Dans un temps record, ou dans un interminable oubli infligé, les voyageurs en captivité vont devoir être transférés puis expédier dans leurs pays d’origine. C’est un lieu de passage, un point de transaction entre les deux pays. Les hommes sont réduits à l’état de marchandises détériorées dont personne n’en veut. C’est le lieu de toutes les humiliations : humiliation de l’échec, de l’attente, du départ puis de l’arrivée en force de celui qui a quitté volontairement sa terre.

Azel en est conscient et ne convoite certainement pas en faire parti de ces indésirables, des hommes brisés par leur capture. Il lui faut absolument un refuge ou un ami pour l’héberger, se cacher, s’immobiliser. Cependant, resté soumis aux désirs obscènes de Miguel revient à penser qu’il est son esclave. Le jeune marocain comprend qu’il ne sera plus maitre de lui-même et prend conscience qu’il demeure toujours en captivité, une prison, reste à savoir s’il choisit la petite ou la grande, c'est- à-dire la maison ou la ville, Miguel ou les autorités.

Il n’assimile toujours pas les raisons qui poussent les agents de l’ordre espagnol à pourchasser les immigrants clandestins. Pourquoi ces autorités font tout pour empêcher un individu de pénétrer dans leur espace ? Et s’il parvient, pourquoi font- elles tout pour le faire évacuer ? Azel se demande si la mobilité n’est pas interdite en fin du compte pour les hommes où qu’ils soient. Mais la mobilité n’est-elle pas l’une des valeurs clés des sociétés dites modernes ?

Toutefois, Azel avait fait ce choix en homme libre, il savait qu’avec son départ il risquait la coupure totale avec les repaires qui constituaient l’assurance d’une vie

stable, l’arrachement des siens et la séparation de personnes aimées n’allait pas se faire sans douleurs. Il savait également que l’arrivée était incertaine, l’espace étranger était imprévu ou mal localisé. Mais comme tous les immigrés qui se sont lancés dans ce genre d’aventure, il pensait que « partir » signifierait renouer avec le sens du partage et découvrir celui de l’hospitalité, voir le monde et s’émerveiller, aller à la rencontre des autres et partager avec eux une vie fabuleuse, la vie idyllique où l’homme est libre. Il ignorait, à ce moment précis que contrairement à cela, partir, signifie surtout renoncer à sa terre, rompre les amarres et s’embarquer dans le doute de la route et la perdition. A ce sujet, Bernard Fernandez revient longuement sur l’origine du mot partir :

« Étymologiquement, « partir» a signifié jusqu’au XVI° siècle « partager ». Toutefois, vers le XII° siècle, il est intégré au langage juridique « partie » puis politique « parti » (XV° siècle,). Il revêt au XIII° siècle le sens d’une action réfléchie, « partir d’un lieu » ainsi que « se séparer de quelqu’un ». Partir signifie également le « départ », signalant une homonymie entre « départ », de l’ancien français « départir » (vers 1080 Roland), c’est-à-dire « s’en aller », « s’écarter de » et « partager » avec les locutions : « avoir maille à partir » et « faire le départ entre le bien et le mal ».96

L’émigré devient l’immigré illégal, non intégré et définitivement aigri. Le pas est franchi et les déboires se font sentir en force mais le retour est inconcevable et le regret est déshonorant. Ceux qui prennent la route, n’en reviennent jamais indemnes.

Quand Azel s’échappe à la protection de son vieux homosexuel qui l’héberge, il devient soumis à l’autorité du pays ; mais comme il doit constamment fuir les barrages et les contrôles de police parce que sa carte de séjour a expiré, il se voit obliger de retourner chez lui pour lui demander son aide et chercher refuge chez la seule personne qui peut le lui en procurer, et le cercle vicieux finit par être bouclé.